Comment la place de la religion est-elle mieux assurée en France ? En lançant des anathèmes politiques de principe, ou en réglant concrètement les questions qui se posent ?

Depuis plusieurs années, on voit ressurgir et progresser la tentation de la première solution. La place croissante des musulmans l'explique et favorise la convergence de deux mouvements d'opinion aux origines opposées : la vieille garde laïciste et sectaire qui rêve d'éradiquer toute religion de l'espace public, et le populisme contestataire qui fait levier sur les échecs patents de la politique migratoire (ou plutôt de son absence) au nom d'une unité culturelle et religieuse de la France menacée par les musulmans.

Rappel à l'ordre par le Conseil d'État

À s'en tenir à l'écume politique, on pouvait craindre que cette conjonction ne finisse par l'emporter et qu'une conception fermée de la laïcité ne remplace l'application libérale de la loi de 1905 qui a prévalu jusqu'à présent. Le Conseil d'État vient de nous rappeler que, dans l'ordre juridique français, la conception libérale continue d'être la sienne, quels qu'en soient les bénéficiaires.

La plus haute juridiction administrative a, le 19 juillet dernier, rendu cinq arrêts qui vont tous dans le même sens[1]. Leur simultanéité n'est pas fortuite mais délibérée : de nombreux recours s'accumulent à l'encontre de décisions prises par les communes, tandis que les tribunaux administratifs ont tendance à durcir leur jurisprudence, mais en désordre et de façon contradictoire. Le Conseil d'État a manifestement voulu recadrer la pratique des uns et des autres, et le faire en se conformant à notre tradition juridique plutôt qu'aux humeurs de l'opinion. Deux de ces arrêts concernent le culte catholique, et trois le culte musulman. Quant au fond, ils se répartissent en trois catégories.

Faciliter l'exercice du culte

Je commencerai par l'arrêt qui concerne la ville de Montpellier. Celle-ci avait permis l'utilisation d'une salle polyvalente lui appartenant par une association Franco-Marocaine, en vue de l'exercice du culte musulman. À ceux qui y voyaient une violation de la laïcité, le Conseil d'État rappelle une jurisprudence constante en vertu de laquelle cette finalité cultuelle, par elle-même, ne saurait fonder un refus de mise à disposition. L'article 1° de la loi du 9 décembre 1905 dispose en effet que :  La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées... dans l'intérêt de l'ordre public . Les restrictions posées par l'article 2 de la même loi, selon lesquelles  la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte , sont satisfaites dès lors que cette mise à disposition n'est pas exclusive, pérenne et gratuite.

En d'autres termes, la loi de 1905 et le principe de neutralité qu'elle comporte n'impliquent pas une méconnaissance de l'exercice des cultes, encore moins une hostilité, mais une attitude positive de bienveillance, comme envers toute activité légitime d'ailleurs. Non seulement les collectivités publiques ne doivent pas l'entraver, mais il leur est possible de le faciliter sous la seule réserve de ne pas le financer : la neutralité se juge au niveau des modalités.

Exercice du culte et intérêt public

Trois autres arrêts reposent sur un principe directeur commun : une collectivité locale peut participer à l'acquisition ou au financement d'un équipement qui servira au culte, de façon directe ou indirecte, dès lors que cet équipement répond également à un intérêt public local, et que les modalités de mise en œuvre excluent toute aide financière directe. Résumons-les rapidement :

  • La commune de Trélazé (Maine et Loire) a pu légalement acquérir un orgue et l'installer dans l'église de la ville, dût-il servir à l'accompagnement des messes, pourvu que sa décision fût motivée par des objectifs culturels (enseignement musical, organisation de concerts) et que son usage lors des cérémonies fût réglé par une convention qui en prévoie notamment les conditions financières.
  • La ville de Lyon a pu légalement subventionner partiellement l'installation d'un ascenseur facilitant l'accès à la basilique de Fourvière par les personnes à mobilité réduite, bien que cet édifice appartienne à une Fondation privée, dès lors que celui-ci présente un intérêt touristique indéniable et que sa visite ainsi facilitée contribue au rayonnement de la ville.
  • La communauté urbaine du Mans avait le droit d'aménager un équipement permettant l'exercice de l'abattage rituel par les musulmans, en particulier lors de la fête de l'Aïd-el-Kebir, dans la mesure où, en l'absence d'abattoir proche, les exigences de salubrité justifiaient l'intervention de la collectivité publique, pourvu cependant que l'usage de cet équipement soit concédé dans des conditions tarifaires qui garantissent la neutralité et excluent toute libéralité.

 

La construction de nouveaux lieux de culte

Le cinquième arrêt consolide une pratique qui n'avait pas encore donné lieu à une jurisprudence de principe : celle des baux emphytéotiques en vertu desquels les collectivités locales peuvent mettre un terrain à la disposition d'une association cultuelle en vue de permettre à celle-ci d'y construire un lieu de culte. En contrepartie d'un loyer souvent symbolique et d'une durée très longue pouvant atteindre 99 ans, l'ensemble, construction incluse, retourne à la collectivité publique à la fin du bail.

Cette pratique est ancienne : au cours du XX° siècle, elle a permis l'édification de 450 églises catholiques, soit un tiers des nouveaux édifices. Son assise juridique était néanmoins incertaine ; aussi le législateur est-il intervenu deux fois, en 1988 et en 2006[2], pour autoriser expressément les collectivités locales à passer de tels baux en vue de la construction d'édifices cultuels, par dérogation à la loi de 1905, et pour en préciser les modalités. La seconde intervention a d'ailleurs résulté des réflexions engagées par les pouvoirs publics lors du centenaire de la séparation des Églises et de l'État, en particulier du rapport rédigé par la commission présidée par le professeur Machelon[3].

Dans le cas présent, le Conseil d'État a ainsi validé le bail emphytéotique passé par la commune de Montreuil-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) avec une association musulmane en vue de la construction d'une mosquée sur un terrain communal.

Être le sel de la terre

On notera la diversité, à la fois des communes concernées, des situations en cause, et des requérants : ici une association franc-maçonne, là des opposants politiques à la municipalité en place (souvent de gauche), ailleurs, enfin un adversaire qui se cache derrière sa qualité de contribuable communal. Témoins s'il en fallait des interrogations qui se sont répandues et des conflits locaux auxquels ces affaires de culte, notamment musulman, donnent lieu.

N'en déplaise aux esprits chagrins, il faut se réjouir d'une telle continuité dans la pratique libérale de notre laïcité. Qu'elle bénéficie à d'autres cultes que ceux traditionnellement implantés sur notre territoire, quoi de plus normal : ils occupent aujourd'hui une place qu'on ne peut pas ignorer. Le reconnaître n'est pas faire acte de relativisme ou d'indifférentisme : la liberté religieuse ne se divise pas, mais sa négation se retournerait contre tous.

Il ne s'agit pas non plus de se voiler la face devant la progression de l'Islam, qui met réellement en danger nos équilibres sociaux. Mais nous n'y remédierons pas par des mesures restrictives ou discriminatoires ; nous y remédierons en étant nous-mêmes pleinement fidèles à notre christianisme de sorte que nous devenions réellement témoins de l'Espérance qui nous habite dans notre propre société, non à coup de lois ou de décrets, mais par notre vie même ; et non pas entre nous, mais auprès de ceux qui, étrangers à notre héritage, vivent désormais chez nous. Finalement notre vocation n'a pas changé : être le sel de la terre ; du vrai sel, pas un ersatz sociologique, ni par procuration.

 

 

[1] Les cinq décisions du 19juillet et le communiqué qui les présente sont disponibles sur le site du Conseil d'État.

[2] Article L. 1311-2 du code général des collectivités locales.

[3] Cf. mon article "La laïcité à la croisée des chemins", publié sur ce site en octobre 2006 ;

 

 

***