source[Boulevard Voltaire]Pour domestiquer des citoyens, le pouvoir n’a plus besoin de la police ni de l’armée
Je ne me suis pas méfié. La première fois que je l’ai vu, j’ai pensé : « Le pauvre… Tout dégingandé, avec ses jeux de mots de collégien, il ne va pas tenir six mois, on va le renvoyer animer le rayon surgelés de Casino… » Trente ans plus tard, non seulement il est toujours là, mais c’est l’esprit des Français qui est devenu le rayon surgelés.
Omniprésent et ubiquiste, il anime des émissions de variétés, de divertissement, de débats-de-plafond, mais il dirige aussi un théâtre, publie ses blagues sous forme de livres, fait jouer ses pièces, contrepète à la radio, à la télévision, et se fait inviter partout pour assurer sa propre promotion – enfin, il gouverne les esprits.
Je ne me suis pas méfié. Je n’avais pas compris que, pour domestiquer des citoyens, le pouvoir n’a plus besoin de la police ni de l’armée : il a besoin d’un animateur de noces et banquets. Pour cotonner l’hémorragie de la pensée critique à l’égard de la tolérance migreuse & métisseuse, de la France hors-sol, du sans-frontiérisme fou, il lui fallait décerveler par le divertissement de masse, il fallait de la propagande par la blague ; il lui fallait un pétomane de l’esprit ; il lui fallait Laurent Ruquier.
On aurait tort de ne pas prendre au sérieux le phénomène qui a consisté, pour ses maîtres, à se payer ce grand Gédéon, à choisir ce faux niais, qui pousse de petits cris de souris en riant tout seul, d’un rire vide qui agite ses épaules, pour des émissions à prétention politico-culturelle, quelque bas de gamme qu’on les ait voulues. On aurait tort : il a réussi à chloroformer toute forme de révolte chez beaucoup de citoyens.
Ce fut un fameux hold-up. Ce que nous aura volé Ruquier, quand, par exemple, il humilie l’intelligence en faisant jouer ses pièces (qu’un animateur de France 2 puisse faire jouer ses propres comédies populacières sur la même chaîne de service public n’est un scandale pour personne, apparemment – sinon pour moi), ce qu’il nous aura volé, donc, ce sont de vraies pièces, du vrai théâtre ; ce qu’il nous aura volé avec ses émissions de concours de pets, ce sont de vraies émissions culturelles, politiques, littéraires, ou bien de véritables émissions de divertissement ; ce qu’il nous aura volé, quand il empêche, en petit Ubu audiovisuel, les opinions qui lui déplaisent de s’exprimer, c’est précisément la libre expression des idées, si inconfortables qu’elles soient, et si infamantes qu’elles lui paraissent – dans sa boîte à ciseaux, Anastasie a rangé ses sécateurs et en a sorti Ruquier.
Le spectateur avait connu les populaires Chancel, Pivot, Polac, et il n’avait pas honte de les regarder. La honte qu’il ressent, aujourd’hui, devant une émission de Ruquier vient de cette impression d’être sali en permanence par cette fiente de l’esprit qui vole, comme disait l’autre. Depuis, il a eu Cyril Hanouna ; et demain, qui viendra ? Le mépris où on le tient laisse envisager le pire – mais nous n’avons pas assez d’imagination pour concevoir ce qu’il pourrait être.