Dans la perspective du réexamen des lois de bioéthique, l'idée d'instaurer une loi cadre semble emporter l'adhésion. Derrière l'unanimisme de cette proposition, deux grands systèmes éthiques s'opposent : l'arbitraire des experts ou la tutelle de la loi.

Pour préparer la prochaine loi, les adeptes du premier courant réclament un cadre général qui n'entrerait pas dans le détail des pratiques biomédicales. Ces dernières seraient purement et simplement contrôlées par une agence indépendante. Or, celle-ci existe déjà : c'est l'Agence de biomédecine (ABM). Cette structure est apparue dans le paysage sanitaire de notre pays avec le décret d'application du 4 mai 2005. Il y est prévu que le nouvel organisme soit présidé par un directeur général dont la mission est de signer les autorisations et de délivrer les agréments des praticiens dans le champ de l'assistance médicale à la procréation et de la recherche sur l'embryon.
L'actuelle directrice, Emmanuelle Prada-Bordenave, a été nommée le 4 juillet dernier en remplacement de Carine Camby. Le décret d'État précise que le directeur conduit la politique médicale et scientifique de l'ABM en concertation avec un Conseil d'orientation, sorte d'instance de délibération qui se réunit mensuellement. Celui-ci s'appuie en outre sur un Comité scientifique dont les membres sont nommés par le directeur général, lesquels ont une fonction de conseil et de proposition auprès de lui. Jusqu'ici, l'ABM est placée sous l'autorité directe du ministère de la Santé.
Le champ libre aux scientifiques
Pourquoi parler longuement de cet établissement ? C'est que nombreux sont ceux qui s'accordent à dire que l'innovation phare de la loi de bioéthique du 6 août 2004 n'a pas consisté à dépénaliser sous conditions la recherche sur l'embryon mais bien à créer l'Agence de biomédecine. Pierre-Louis Fagniez, conseiller auprès du ministère de la Recherche et auteur d'un précédent rapport sur la bioéthique, s'est livré ainsi à une apologie du bilan de l'Agence allant jusqu'à identifier son Conseil d'orientation à un petit Parlement [1] . Marc Peschanski, directeur de l'Institut I-Stem de recherche sur l'embryon à Évry, a fait de même en félicitant ses membres pour le rôle qu'ils ont joué comme écran protecteur des scientifiques vis-à-vis des opposants à la recherche sur l'embryon [2] . Il demande d'ailleurs à ce que la France exporte ce modèle novateur au sein de l'Union européenne. Est-ce pour que la biomédecine ne soit plus entravée par ceux qui osent encore faire part de leur préoccupation éthique dans l'espace public ? Déclarations qui sonnent comme un aveu particulièrement révélateur de la soumission collective de nos sociétés à la science.
Carine Camby, première directrice de l'Agence de biomédecine, a brossé devant les députés un tableau de ce qui serait souhaitable dans ce domaine. On peut lui faire crédit d'une prise de position on ne peut plus claire [3]. La loi cadre énumérerait un certain nombre de principes fixés dans une sorte de canevas général et ce de manière assez souple pour laisser le champ libre aux chercheurs. Conseillant aux élus de ne pas s'aventurer dans les détails, l'Agence aurait sa propre marge de manœuvre pour les interpréter. Il faudrait donc la doter d'un pouvoir réglementaire et normatif plus étendus qu'aujourd'hui de manière à ce qu'elle puisse édicter ses règles de bonnes pratiques avec le droit de les publier et de les rendre opposables. Il s'agit explicitement de sortir de la tutelle du politique. Comment justifie-t-elle un tel parti-pris ?
D'abord, par la perte de temps occasionnée par le système tel qu'il fonctionne actuellement. Avant toute nouvelle publication d'un décret sur avis de l'Agence, le ministère de la Santé gaspille un temps précieux à relire et valider le travail, constate Carine Camby. Il faudrait donc supprimer cette étape. Acquérir ces prérogatives d'autonomie permettrait aussi d'être réactif devant les développements technoscientifiques incessants sans attendre que le législateur ne veuille bien réviser sa copie. De plus, l'Agence a selon elle prouvé magistralement sa capacité à encadrer des pratiques transgressives .
Quel exemple nous donne-t-elle sur ce point ? Tout le monde sait que les deux dispositions sensées limiter drastiquement la destruction d'embryons humains auraient dû conduire l'Agence à reconsidérer les délivrances d'autorisations accordées aux équipes scientifiques. La recherche sur l'embryon n'est en effet tolérée qu' à la condition d'être susceptible de permettre des progrès thérapeutiques majeurs et à la condition de ne pouvoir être poursuivie par une méthode alternative d'efficacité comparable en l'état des connaissances scientifiques (article L. 2151-5 du Code de la santé publique). Nous ne reviendrons pas sur ce point que nous avons longuement traité ici même. Carine Camby reconnaît benoîtement qu'il y a en effet une ambiguïté de la législation, laquelle a pu justement être dépassée par l'interprétation très large des membres du Conseil d'orientation. C'est parce que l'Agence n'est pas tombée dans le piège d'un respect tatillon de la loi que tous aujourd'hui s'autocongratulent sur le fonctionnement de cette instance ! On comprend mieux pourquoi chacun veut aujourd'hui autoriser rapidement sans restrictions la recherche sur l'embryon et faire sauter les deux conditions rappelées, qualifiées d'hypocrites [4] par Axel Kahn. Pour le député socialiste Henri Emmanuelli, la mouture actuelle de la loi est en définitive humiliante pour le législateur ; selon ses propres mots, c'est la largeur d'esprit et l'intelligence des fonctionnaires de l'Agence qui auraient surmonté la rigidité de la loi contre laquelle il avait d'ailleurs ferraillé durement en 2004.
Des principes très larges
Quant aux principes que tout ce beau monde voudrait voir figurer dans la loi cadre, on se doute qu'ils ne doivent pas apparaître trop contraignants si on veut offrir une liberté de décision à l'Agence de biomédecine. On nous parle donc de gratuité, de consentement éclairé ou d'anonymat. Mais il ne s'agit aucunement de principes fondateurs et en tout cas pas d'exigences suffisantes pour assurer solidement la protection des plus vulnérables. Prenons le thème de l'anonymat. Il s'agit d'une disposition caractéristique de nos lois bioéthiques dont se targue la France, comme dans le cas des donneurs de gamètes. Les enfants né(s) de spermatozoïde inconnu pour reprendre le titre de l'ouvrage d'Arthur Kermalvezen, demandent aujourd'hui des comptes à la société sur leur mode de procréation qu'ils jugent extrêmement pathogène. Les souffrances générées par ce bricolage de la filiation reviennent en boomerang à la figure du législateur qui a cru qu'il suffisait d'un père social pour effacer le père génétique. Ces enfants parvenus à l'âge adulte réclament aujourd'hui l'accès à leurs origines et militent pour la levée de l'anonymat.
De l'autre côté du Rhin, les Allemands ont au contraire affirmé un droit constitutionnel à la connaissance de ses origines génétiques, empêchant de fait que les donneurs d'ovocytes ou de spermatozoïdes ne s'abritent derrière ce pseudo principe de l'anonymat. Cette disposition de la Cour constitutionnelle allemande nous semble d'ailleurs conforme à l'article 7 de la Convention internationale des droits de l'enfant du 20 novembre 1989 : l'enfant dans la mesure du possible, a le droit de connaître ses parents et d'être élevé par eux . Bref, on ne voit pas au nom de quoi l'anonymat serait un principe si essentiel qu'il en vienne à devenir l'un des piliers de la prochaine loi française.
Alternative : l'autorité politique de la loi
C'est justement sur cette question des principes que s'inscrit en porte-à-faux le second système philosophique dont nous parlions en introduction. Les tenants de cette position se retrouvent éventuellement sur l'idée d'une loi cadre mais avec des nuances de taille. Le philosophe Xavier Lacroix, représentant l'Église catholique au sein du Comité consultatif national d'éthique, l'a admirablement résumé en rappelant aux députés qu'une loi cadre est éventuellement envisageable... mais à plusieurs conditions cependant, intimement liées entre elles.
En premier lieu, le législateur ne doit pas considérer comme détail ce qui manifestement n'en serait pas un. Ainsi du respect de l'embryon humain ou des conditions d'accès à l'assistance médicale à la procréation. Ce n'est pas à une agence indépendante du Parlement de décider de l'autorisation de la création d'embryons chimères ou de l'ouverture de l'AMP aux femmes célibataires ou homosexuelles. Le législateur doit clairement s'engager sur ces points. Par ailleurs, la nouvelle loi ne doit pas craindre de poser des principes qui s'enracinent dans un socle anthropologique commun sans lesquels la société court le risque de la désagrégation. Principe de cohérence de la filiation fondée sur un couple formé d'un homme et d'une femme, principe de vulnérabilité assurant la protection des plus fragiles, en particulier celle de l'embryon. De plus, il faut arrêter de systématiquement inscrire dans la loi l'échéance de sa prochaine révision : prévoir une date de péremption ne peut que relativiser les principes proclamés. Enfin, rappelle Xavier Lacroix, il ne saurait être question d'offrir à l'Agence de biomédecine un pouvoir exorbitant sur ces questions.
On le voit, il s'agit en définitive de l'affrontement de deux modèles de société qui se dessinent en filigrane de ces quelques considérations. À l'arbitraire des experts, s'oppose un modèle politique où le principe de dignité reste la pierre angulaire de notre système législatif. C'est lui qui doit figurer en tête d'une loi cadre, non parce qu'il serait la résultante d'un consensus, mais parce qu'il s'impose comme une exigence fondamentale au législateur lui-même. Même la dérogation actuelle justifiant la recherche sur l'embryon ne peut indéfiniment s'étendre jusqu'à vider le principe de dignité de sa substance. À ce titre, l'intervention du professeur de philosophie politique Emmanuel Picavet a été précieuse [5]. Le philosophe a mis en garde la mission parlementaire sur le combat idéologique qui se trame à l'échelle mondiale contre le principe de la dignité humaine et dont nous n'avons guère pris la mesure en France. Pour les partisans de cette posture, le principe de dignité a la fâcheuse tendance à retarder les avancées de la science. Il faut donc lui tordre le cou.
Le principe de dignité menacé
Or, explique Emmanuel Picavet, le principe de dignité doit impérativement rester la référence de notre loi si l'on ne veut pas basculer dans une instrumentalisation irréversible de l'être humain ; en outre, le principe de dignité est l'expression de l'attachement de nombreux Français à la protection de la vie humaine et il exerce un rôle éducatif sur les jeunes générations. Ce qu'il faut viser, bien plus qu'un progrès scientifique dont on nous promet monts et merveilles, c'est un progrès moral. Dignitas personae ne dit pas autre chose.
L'autre modèle s'alimente à une conception ultralibérale fondée sur la liberté de la science. Il s'agit ici de revendiquer une loi cadre la moins disante possible de manière à remettre les décisions dans les mains de ceux qui ont le plus intérêt à vouloir transgresser. La liberté de recherche ne serait donc plus directement normée par le principe de dignité mais pourrait s'affirmer comme une liberté publique autonome. Ce qui conduirait à bafouer plusieurs déclarations telle la Convention européenne d'Oviedo sur la biomédecine du 19 novembre 1996, stipulant que la liberté de la science s'exerce sous réserve des dispositions qui assurent la protection de l'être humain (article 15). On assisterait à une inversion inédite entre la liberté des scientifiques, au service d'un intérêt secondaire et collectif, et le respect de la dignité de l'être humain. C'est en raison de ce respect reconnu dans d'innombrables documents à caractère juridique ou législatif que la loi du 6 août 2004 elle-même fut comme obligée d'affirmer solennellement le principe d'interdiction de recherche sur l'embryon avant d'y déroger.
Dans un modèle ultralibéral déconnecté de toute exigence éthique, une instance comme l'Agence de biomédecine serait la structure idoine pour servir de garantie à peu de frais. En la dotant d'un pouvoir décisionnel, voire jurisprudentiel [6], le politique courrait l'immense danger d'abdiquer sa responsabilité et de ne plus contrôler une instance indépendante de lui. La France peut-elle accepter de laisser la science lui donner un projet ? Exceptée la Grande-Bretagne qui a une longue tradition utilitariste, aucun pays européen ne s'est risqué sur un chemin aussi périlleux.
[ ] Pierre-Louis Fagniez, député UMP, audition du 17 décembre 2008. Auteur du Rapport au premier ministre, Cellules souches et choix éthiques, La documentation française, Paris, 2006.
[2] Marc Peschanski, audition du 14 janvier 2009.
[3] Carine Camby, audition du 10 décembre 2008.
[4] Axel Kahn, audition du 4 novembre 2008.
[5] Emmanuel Picavet, maître de conférences en philosophie politique à l'Université Panthéon-Sorbonne, audition du 10 décembre 2008.
[6] C'est une proposition de Jean-Claude Ameisen, directeur du comité d'éthique de l'Inserm, membre du CCNE, audition du 29 novembre 2007, Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et techniques (Opecst).