La démocratie directe : utopie contemporaine ou planche de salut ?

Source [L'Incorrect] Flatteurs et séduisants pour le « peuple », ou du moins les groupes qui pensent en être les représentants les plus légitimes, les discours relatifs à la démocratie directe ne devraient pas être pris à la légère ou immédiatement déconsidérés.

Les adversaires ou les critiques se sont pour l’instant fait remarquer par la médiocrité de leurs arguments contre le « référendum d’initiative citoyenne » et ses partisans. La démocratie directe répond pourtant à une logique profondément idéaliste qu’il convient non pas de combattre par l’anathème, mais de débattre intelligemment.

Commençons par tracer les contours du « RIC », avant d’expliquer plus précisément en quoi consiste la « démocratie directe » – jugée seul système véritablement démocratique par ses théoriciens -, ainsi que ce qui la différencie de notre démocratie représentative. Le référendum dit d’initiative citoyenne est un dispositif légal permettant aux citoyens d’un ensemble politique donné de proposer une question au vote à l’ensemble de la communauté nationale. Il existe plusieurs types de référendums d’initiative citoyenne, principalement quatre : le référendum d’initiative législative, le référendum d’abrogation d’une loi ou de veto, le référendum constituant (approbation, modification ou rejet d’un texte constitutionnel) et le référendum révocatoire (visant à destituer un élu, voire le chef de l’Etat). Au niveau local, peuvent aussi exister des référendums d’initiative populaire, qu’ils soient communaux, départementaux, ou, à l’étranger, réservés à des Etats fédérés au sein d’un Etat fédéral, voire à des provinces largement autonomes.

Les Français sont très attachés à l’exercice de leur souveraineté de peuple par la voie référendaire, comme le montrent les taux de participation des différentes votations sous la Vème République. Le référendum, tel qu’il est conçu dans notre pays, est un procédé relevant de la démocratie semi-directe, appelant le corps des citoyens en âge et en capacité juridique de voter à exprimer un avis sur une mesure proposée par une autre autorité, dont l’initiative ne peut aujourd’hui être prise que par le Président de la République sur proposition du gouvernement et, depuis 2015, par un cinquième des membres du Parlement avec le soutien d’un dixième des électeurs sur les listes électorales, dans le cas où le Parlement n’examinerait par la proposition au moins une fois par chacune des deux assemblées parlementaires dans un délai de six, ce qui constitue un référendum « d’initiative partagée » très édulcoré, très éloigné des aspirations des zélotes de la démocratie directe.

L’histoire du référendum en France est pourtant tumultueuse. Procédure éminemment révolutionnaire, le référendum et ses modalités furent débattus pendant toute la période pré impériale. Condorcet fut notamment l’un des soutiens de l’instauration d’une démocratie plus directe, système répondant le mieux à sa passion de l’égalité et à ses idéaux progressistes. Il s’inspirait alors, voyez comme l’histoire bégaye, des Landsgemeinden suisses nés au XIIIème siècle dans le canton d’Uri et des écrits de Jean-Jacques Rousseau. Abandonné, le projet de Condorcet échoua sur les réalités matérielles de son temps, à l’origine de l’adoption de la Constitution des Montagnards au détriment de celle des Girondins dont il était l’initiateur et le principal concepteur, notamment pour les 33 articles du titre VIII intitulé De la censure du peuple sur les actes de la représentation nationale, et du droit de pétition qui semble beaucoup compter pour le médiatique idéologue d’une partie des Gilets Jaunes, Etienne Chouard. Le référendum moderne était toutefois adopté en 1793 … par voie référendaire semi-directe, la Constitution de l’an I rédigée par la Convention montagnarde ayant été approuvée au suffrage universel direct masculin. 

Jamais appliquée, la Constitution de l’an I ne fut pourtant pas sans lendemain, participant puissamment à façonner les mythes politiques de la gauche française, plus généralement occidentale. Il fallut attendre Napoléon Bonaparte pour que le référendum retrouve sa place dans l’organisation institutionnelle française, du moins sous sa forme plébiscitaire. Comme son neveu Napoléon III, Napoléon Bonaparte sut tirer sa légitimité du référendum après un coup d’Etat. De quoi expliquer la méfiance suscitée depuis par le référendum dans le cœur des penseurs attachés à la démocratie représentative. Le procédé fut longtemps rejeté par les principaux constitutionnalistes français, de même que par les partis politiques, tous naturellement tributaires … de la démocratie représentative. Barrésien dans l’âme et bonapartiste par romantisme, Charles de Gaulle se vivait en homme providentiel et en César moderne dès la rédaction de son ouvrage majeur Le fil de l’épée. C’est donc tout naturellement qu’il envisagea avec les rédacteurs de la Constitution de la Vème République d’instaurer un régime mixte, parlementaire et plébiscitaire, faisant du chef de l’Etat un monarque élu susceptible d’incarner la nation dans son entièreté.

Vertical, le référendum gaullien visait à établir un dialogue direct entre le pouvoir exécutif représenté par la fonction présidentielle et le peuple. Pensée pour répondre notamment à l’instabilité ministérielle chronique de la IVème République, la Vème République voulut également répondre aux problèmes posés parle régime des partis, s’opposant de fait au parlementarisme. Charles de Gaulle l’avait d’ailleurs explicitement dit : « J’ai proposé au pays de faire la Constitution de 1958 […] dans l’intention de mettre un terme au régime des partis. C’est dans cet esprit que la Constitution a été faite » De Gaulle, toujours, disait dès 1958 : « Depuis douze ans, le régime des partis, flottant sur un peuple profondément divisé, au milieu d’un univers terriblement dangereux, se montrait hors d’état d’assurer la conduite des affaires, non point par incapacité ni par indignité des hommes. Ceux qui ont participé au pouvoir sous la IVe République étaient des gens de valeur, d’honnêteté, de patriotisme. Mais, ne représentant jamais autre chose que des factions, ces gouvernements ne se confondaient pas avec l’intérêt général […] » Une notion d’intérêt général qui, si elle ne saurait être synonyme de Bien commun, doit ici être entendue ainsi.

Pour Charles de Gaulle, il fallait mettre un terme à « la dictature des partis », parce que les partis représentaient dans son esprit des intérêts particuliers. Le Président, « monarque républicain », avec tout ce que l’expression peut avoir d’oxymorique, devait échapper à la tyrannie des partis politiques, aux coteries et aux lobbys de toute sortes. Le suffrage universel décidé en 1962 n’a depuis lors d’ailleurs jamais été remis en question. La succession de cohabitations, dès années 1980 jusqu’au début des années 2000, avant que le quinquennat ne soit voté, n’y changea rien. Car, au fond, le Président de la République ne tire pas sa légitimité de son élection mais de sa fonction. Une légitimité que le référendum doit renforcer, et dont Charles de Gaulle fit un usage important. 

Le 29 mai 2005, les Français votaient « non » à 54,67 % au référendum sur le traité établissant une constitution pour l’Europe. Un « non » aussi franc et massif qu’inattendu. Inlassable promoteur de la démocratie directe, Etienne Chouard fit d’ailleurs sa mue politique à ce moment, répondant initialement à l’appel de Laurent Fabius en faveur du « non » avant de devenir pleinement un homme d’ « ultra-gauche » et un anarchiste, comme il aime lui-même à se définir. Il faut bien dire qu’il y avait de quoi se « radicaliser » à la suite de ce vote, puisque la volonté exprimée par le peuple français fut bafouée, ainsi que le vote des Hollandais. Arrivé au pouvoir, Nicolas Sarkozy n’a pas soumis le Traité de Lisbonne à référendum, au motif que le nouveau traité n’était pas une Constitution européenne, alors qu’il conservait l’essentiel des mesures rejetées par les Français tout juste trois ans auparavant. Certes, Nicolas Sarkozy n’avait pas caché ses intentions lors de l’élection présidentielle de 2007, mais qui a voté pour lui en le sachant parfaitement ? Les institutions de la Vème République poussent les français à choisir leur candidat au premier tour puis à rejeter le pire au second. Nicolas Sarkozy a été élu pour sa personnalité et ses discours en matière de pouvoir d’achat et de sécurité, ce qui a fait passer la question européenne au second plan.

Disons-le clairement : la révision constitutionnelle du 4 février 2008 et la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 sont deux forfaitures commises par Nicolas Sarkozy, qui en sera pour toujours comptable devant l’histoire de France. Adoptée par le Parlement réuni en Congrès et promulguée par le président Sarkozy le 4 février 2018, la loi constitutionnelle modifiant le titre XV de la Constitution a été voulue pour permettre la ratification du Traité de Lisbonne sans devoir faire voter les Français. Pour faire simple : Nicolas Sarkozy a imposé un texte que les Français auraient probablement refusé, réduisant notre souveraineté nationale pour satisfaire les ambitions européennes. Peut-être anticipait-il Jean-Claude Juncker et sa sentence définitive : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens » ? En passant ainsi par dessus le peuple, Nicolas Sarkozy a rompu la confiance fragile qu’avaient encore les Français pour les institutions de la Vème République.

Témoignant d’un même état d’esprit, la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 acheva de saboter notre organisation politique, mélangeant étrangement des velléités de démocratie plus directe à une peur instinctive du peuple. Ainsi, des articles 88-4 à 88-6 issus de la réforme autorisent le Parlement à ratifier des traités relatifs à l’adhésion d’un Etat à l’Union européenne, réduisant un peu plus le champ d’application automatique du référendum sous la Vème République. Ce n’est pas le tout petit « référendum d’initiative partagée », extrêmement difficile à organiser, qui y changera quelque chose : l’élite politique française a peur du peuple depuis qu’il a « mal voté », depuis 2005. Dans le même temps, étaient adoptées des réformes démagogiques, telles que la question prioritaire de constitutionnalité ou la création du « défenseur des droits ». Sans oublier, auparavant, l’instauration du quinquennat, extrêmement problématique.

Remontant à la loi du 20 novembre 1873, qui confia pour sept ans le pouvoir exécutif au maréchal de Mac Mahon sous le titre de président de la République, le septennat fut consacré par l’amendement Wallon voté le 30 janvier 1875. Cette durée de sept ans renforce le caractère éminemment français de la fonction présidentielle, conférant au Président un rôle de monarque élu en lui accordant une durée d’exercice du pouvoir exécutif conforme à sa mission d’incarnation de la nation et d’arbitre des enjeux étatiques. En somme, le Président permet d’éviter la guerre civile permanente des partis et le risque de fractionnement de la République. L’instauration du quinquennat a mis fin au statut particulier d’arbitre institutionnel qu’était celui du président de la République et nuit à la qualité du débat politique en obligeant le titulaire de la fonction présidentielle à se placer dans la position de candidat à sa propre succession. Pensé pour moderniser l’institution présidentielle en la calquant sur le modèle états-unien, le quinquennat ne peut être adapté qu’à un régime présidentialiste doté d’un véritable bicamérisme qui relègue le Premier ministre au rang de simple exécutant des volontés du chef de l’État.

Dans le cadre du quinquennat, la cohabitation n’existe plus. Problème : le bipartisme est mort et enterré. Notre Parlement n’est donc plus représentatif et les conflits potentiels que doit affronter le Président sont énormes. On le constate à la faveur de la Crise des Gilets Jaunes, qui voit Emmanuel Macron directement confronté au peuple, sans pouvoir s’appuyer sur des corps intermédiaires. C’est justement parce que les exécutifs se sont isolés depuis Nicolas Sarkozy que le principe même de l’intermédiation est aujourd’hui contesté par certains des Français qui se réunissent sur les ronds-points habillés de gilets jaunes. Ils ne veulent plus de représentants et entendent fonder un nouveau régime, constitué par et pour le peuple : une démocratie directe. Nicolas Sarkozy a défait ce que le peuple avait voulu faire dès après son élection. Quant à François Hollande, il n’a pas proposé de référendum alors que des millions de Français manifestaient contre l’adoption du mariage entre couples de même sexe et de ses suites. Emmanuel Macron, lui, a été élu sur la promesse de l’horizontalité, se faisant le champion d’un XVIII Brumaire du centrisme destiné à régénérer des institutions moribondes, se disant séduit par les idées de François Bayrou qui n’a jamais manqué l’occasion d’affirmer qu’il fallait élire les députés à la proportionnelle afin que le Parlement soit représentatif de la pluralité des sensibilités politiques du pays. Qu’a-t-il fait ? Rien. Jupiter est apparu nu, simple mortel incapable de prendre en considération les volontés profondes de tout un peuple. Comme ses prédécesseurs, il s’est montré inapte à prendre à bras-le-corps le destin de la France, inapte à réconcilier ses concitoyens autour d’un projet fédérateur.

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