Qu'on se rassure : le texte que l'on va lire a une connotation résolument politique. Il se propose simplement d'expliquer autrement la désintégration spirituelle des nations occidentales. Le récent écroulement américain, qui certes donnait des signes de fatigue depuis les années Johnson et Nixon, m'a incité à me pencher sur les films de mon enfance, les films héroïques de l'époque bénie d'Eisenhower, qui étaient presque tous des westerns.
Avec les westerns de Walsh, Hawks et bien sûr Ford, on était encore dans un monde traditionnel, héroïque et structuré. La destruction du western par les pitoyables Sergio Leone ou Sam Peckinpah a eu des répercussions dramatiques sur le peuple américain et ensuite sur les autres peuples d'Europe (on notera mon lapsus volontaire).
C'est encore une fois Jacques Lourcelles qui nous éclaire sur ce sujet, Lourcelles qui s'impose de plus en plus comme un guide spirituel plus que comme un critique de cinéma. Il date la fin du cinéma aux années soixante, et l'on peut dater la fin de l'Occident à cette époque aussi. Tout ce qui avait été préservé de la civilisation y a dégénéré très vite en société de consommation, entre révolution sexuelle, déclin des valeurs guerrières et spirituelles, abolition de la valeur travail, adoration imbécile du veau d'or, abrutissement médiatique de masse. Certes les années folles avec leur charleston, leur chapelinisme et leur technomanie avaient montré la voie. Mais nous étions encore au temps où nous pouvions réagir, où nous pouvions réagir à la décadence. Le mouvement de balancier a toujours existé, et ce qui caractérise notre apocalypse terne, c'est que nous n'avons plus les moyens ni l'envie de réagir.
La cérémonie du bal
J'ai évoqué la danse. En revoyant les grands westerns de John Ford, je me suis rendu compte que les cérémonies de bal y jouent un rôle prépondérant. Ces bals n'ont rien à voir avec celui de la Vaubyessard où va se jouer le destin de la Bovary. Il s'agit réellement de cérémonies initiatiques, de rites ancestraux accomplis conformément à l'ordre. L'ordre propre à ces bals est presque militaire, et l'on y exécute des gestes techniques parfaits et des figures complexes et géométriques, souvent inspirés de l'armée.
Un de mes amis très bon danseur m'a dit un jour que la danse était une répétition de la guerre. On se rappelle de la fameuse phrase de Nietzsche demandant dans son Zarathoustra que l'homme et la femme soient aptes à la danse ; puis que le premier soit apte à la guerre.
C'est exactement le programme des grands films fordiens de la cavalerie. Dans My Darling Clementine, Wyatt Earp joué par Henry Fonda invite sa cavalière à danser ; et il devient le justicier que l'on sait. Dans Fort Apache, invraisemblable chef-d'œuvre, Fonda, toujours lui (meilleur danseur que Wayne) invite la mère de son futur gendre à ouvrir le bal. Le bal s'ouvre par couples et quatre couples se mettent en rangée constituent avec ceux de leur suite un véritable escadron en marche. Ensuite on se met à danser.
Dans tous les westerns on aime la danse. James Stewart accordéoniste est invité à jouer une gigue dans Dark Passage. Et dans l'immortel Seven brothers for seven brides, film au symbolisme folklorique et historique flamboyant, le bal de la grange constitue un sommet de l'art du cinéma, avec sa science magique des couleurs (on se rappellera aussi des danses des sept nains, de celles de Pinocchio, etc.) Une danse a une origine militaire directe, pour reprendre les propos de mon ami : il s'agit du quadrille, qui a une origine chevaleresque. Il a évolué ensuite en danse rassemblant quatre couples et permettent une chorégraphie gracieuse et rigoureuse, technique et militaire, qui à l'époque structure aussi bien l'esprit féminin que masculin.
On lira avec intérêt les livres de Guilcher sur la contredanse et sa grande histoire. Certaines figures de contredanse ont une symbolique mathématique et cosmique, comme les pas des chars de la semaine sainte. Et l'on rappellera que le ballet est une danse d'escrimeur. La royauté de Louis XIV s'est exprimée aussi bien sur les champs de bataille que dans les salles de bal. Il en est de même pour les maréchaux de Napoléon. Dans les deux cas on défile. On verra avec intérêt la mazurka de l'Arche russe du grand cinéaste Sokurov, architecte esthétique de la renaissance russe actuelle.
Un cavalier, ça doit savoir danser.
Les derniers westerns datent de la fin des années cinquante, et la danse est morte à cette époque. On va dans les discothèques pour se saouler, pour se droguer, pour violer, pour gesticuler avec obscénité. La danse d'avant-garde mène elle aussi à une impasse imbécile et pédante.
On se plaint souvent du déclin de la culture intellectuelle. Le vrai déclin vient toujours du corps, soumis à la lascivité, à la sottise et à l'obésité. Pour sauver la civilisation occidentale, il suffirait de réintroduire le quadrille.
***
- Giscard comprend la position de Poutine… et tap...
- Le désastre de la droite et le tremblement de t...
- Nicolas Bonnal : « Kubrick est un paradoxe rétr...
- Edward Bernays et la pratique de la conspiratio...
- Le professeur qui accuse l’anesthésie des Espag...
- Angela Merkel et la dureté allemande
- Léon Bloy (III) et la catastrophe de la vie lit...
- Halte au massacre : sauvons l'excellence du cha...
- Bloy (II) et la destruction touristique du Paradis
- Léon Bloy, le retour (I). L’antisémitisme