L’affaire Vincent Lambert, ou la tentative de faire reconnaître l’euthanasie par omission

Depuis son accident en 2008, Vincent Lambert est en état de coma pauci-relationnel. Le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne vient de décider le maintien de l'alimentation et l'hydratation de Vincent, contre l’avis de son médecin, partisan d’une euthanasie passive. Son épouse Rachel a signifié son intention de faire appel de la décision de la justice administrative en saisissant le Conseil d’Etat. Les explications de Jean Paillot, avocat au barreau de Strasbourg, enseignant en droit de la Santé, et l’un des deux avocats de la famille de Vincent Lambert.

BIEN DES ASPECTS de cette triste affaire sont largement méconnus du grand public. La plupart des médias en ont donné une version partiale, à tout le moins partielle, prenant fait et cause pour la thèse défendue par l’épouse et le médecin de Vincent Lambert. Pourtant, la décision du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne d’enjoindre au CHU de Reims de ne pas cesser l’alimentation artificielle de son patient n’est pas véritablement une surprise.

Jérôme Triomphe, l’avocat des parents, d’un frère et d’une sœur de Vincent Lambert, m’a demandé dès le début de cette affaire de l’accompagner pour défendre ses clients. J’ai ainsi pu me trouver au cœur de ce dossier absolument scandaleux à plus d’un titre.

1/ L’état de santé de Vincent Lambert

Vincent Lambert est doublement handicapé, à la suite d’un accident de la circulation. Il est d’une part tétraplégique. Il est d’autre part dans un état dit de conscience minimal, qu’on appelle encore « état pauci-relationnel » (EPR). Cet état, qui n’est pas un coma, est caractérisé par des réactions conscientes interagissant avec l’entourage, d’une façon toutefois très limitée. Vincent Lambert peut ainsi sourire, pleurer… En revanche, il ne peut pas parler et, malgré les efforts de plusieurs équipes médicales successives, il n’a pas été à ce jour possible de trouver un code permettant à sa famille et aux personnels soignants de communiquer avec lui.

Par ailleurs, son état est consolidé, en ce sens que, médicalement parlant, il n’est pas susceptible d’évoluer.

Ces précisions sont importantes, car le docteur Kariger puis le CHU de Reims (photo) ont cru pouvoir écrire que Vincent serait malade (« Atteint d’une maladie cérébrale incurable » lit-on dans la décision du 11 janvier 2014 p. 4, maladie qu’ils furent cependant incapables de qualifier plus précisément, et pour cause…). Or Vincent Lambert n’est pas malade, mais handicapé. Il est stupéfiant et fort préoccupant que le CHU de Reims ait pu aller aussi loin dans l’erreur, pour tenter de justifier une telle décision.

Ne pouvant se nourrir seul, mais étant en mesure de digérer les aliments qui lui sont donnés, Vincent Lambert est alimenté par une sonde gastrique. Celle-ci lui permet de recevoir des aliments mixés (à l’égal de la nourriture pour bébés). Il s’agit ici d’une alimentation dite entérale, par différence avec l’alimentation parentérale, qui est donnée au patient par voie intraveineuse, les apports nutritifs et vitamines étant alors des solutions chimiques.

2/ Les quatre décisions rendues

Ce ne fut pas une décision, ni deux, mais quatre décisions successives qui ont été rendues par le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne, concernant Vincent Lambert, entre mai 2013 et janvier 2014. En novembre 2012, après une série de tests réalisés en Belgique, Vincent Lambert revint au CHU de Reims, dans le service du Dr Kariger. Celui-ci, au vu des résultats de ces tests, estima qu’aucune amélioration de l’état de Vincent n’était plus possible. Prétextant l’existence de « signes » de Vincent pouvant apparaître comme des refus de soins, il proposa à l’épouse de Vincent Lambert d’engager une « démarche de fin de vie » par arrêt de l’alimentation. Cette démarche n’a ainsi pas été à l’initiative de l’épouse de Vincent, mais à celle du docteur Kariger.

Ce médecin a cru pouvoir affirmer à l’épouse de Vincent que la loi Léonetti lui permettait de mettre fin à l’alimentation artificielle de Vincent Lambert, la situation médicale de l’intéressé le permettant. « La loi est claire », a-t-il écrit. C’est ainsi que, trompée par l’analyse juridiquement erronée du docteur Kariger, cette malheureuse épouse a accepté que l’alimentation soit arrêtée. Le médecin arrêta l’alimentation entérale le 10 avril 2013, tout en poursuivant l’hydratation.

Or le médecin n’informa les parents de Vincent Lambert que le 26 avril suivant de ses projets, sans même leur dire que l’alimentation avait déjà été interrompue. Lorsque ceux-ci s’en rendirent subitement compte, début mai 2013, ils saisirent le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne par voie de référé liberté (le droit à la vie constituant une liberté fondamentale permettant de disposer de cette voie procédurale particulière, qui oblige le tribunal à statuer dans les 48 heures de la saisine). Par ordonnance du 11 mai 2013, le tribunal obligea le CHU de Reims à remettre en route l’alimentation de Vincent, considérant que la procédure d’arrêt d’un traitement n’avait pas été respectée.

Ce que la plupart des gens ignorent, c’est que l’épouse de Vincent Lambert décida de saisir en juillet 2013 le tribunal administratif d’un référé tendant à ce que l’alimentation artificielle de son mari soit arrêtée. Le tribunal rejeta cette demande le 11 juillet 2013.

En septembre 2013, constatant que les procédures devant le tribunal ne donnaient rien, et alors que l’état de santé de Vincent Lambert n’avait pas changé, ni qu’aucun « signe » nouveau d’une quelconque volonté de Vincent de cesser de vivre n’était apporté, le docteur Kariger décida de relancer la procédure collégiale visant à un arrêt de traitement telle qu’elle a été prévue par la loi Léonetti. Lui a-t-il été reproché de ne pas avoir associé les parents de Vincent Lambert à la procédure collégiale ? Qu’à cela ne tienne : il leur adressa un courrier recommandé de convocation à une première réunion collégiale. Pas le moindre appel téléphonique. Par la moindre lettre préalable d’explication. Un simple courrier recommandé de convocation.

Il proposa tout de même aux parents de Vincent de nommer un expert afin que celui-ci participe à la procédure collégiale. Les parents choisirent le professeur Ducrocq, neurologue et président du comité d’éthique du CHU de Nancy.

Tandis que cette procédure se poursuivait dans un climat de franche hostilité à l’égard des parents de Vincent, un neveu de celui-ci, François Lambert, décida à son tour de saisir le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne, estimant qu’il devait être considéré comme « faisant partie de la famille » et demandant à faire constater que l’absence d’information des parents de Vincent était sans incidence sur la décision à prendre, qui ne pouvait être que l’arrêt de l’alimentation, de sorte qu’il n’y avait même pas lieu d’attendre la fin de la procédure collégiale et qu’il fallait ordonner l’arrêt de l’alimentation artificielle. Le tribunal rejeta là encore cette demande.

Le 11 janvier 2014, le docteur Kariger annonça à la famille sa décision de mettre fin à l’alimentation et l’hydratation artificielles de Vincent, refusant toutefois de transmettre un exemplaire écrit de sa décision. Il faut ici préciser que le médecin est seul à prendre cette décision (ce qui me semble condamnable), après avis de diverses personnes (médecins, famille). Il est donc seul à trancher. Il faut également préciser que les personnes ayant participé à la procédure collégiale ne furent pas unanimes à mettre fin à l’alimentation artificielle. C’est cette décision qui fut à nouveau déférée devant le tribunal administratif par les parents de Vincent Lambert, aux fins d’annulation.

Le président du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne décida de siéger personnellement, entouré de la totalité des juges du tribunal, donnant ainsi à cette audience une solennité toute particulière. C’est ainsi que fut rendue la quatrième décision, qui ordonna le maintien de l’alimentation artificielle de Vincent Lambert.

3/ La volonté de Vincent Lambert d’arrêter ou non un traitement

En matière de fin de vie ou d’arrêt de traitements, la loi Léonetti a prévu deux mécanismes spécifiques pour les personnes incapables de donner leur avis : soit rédiger des directives anticipées, soit nommer une personne de confiance. Or Vincent n’a ni rédigé de directives anticipées, ni nommé une personne de confiance.

Par ailleurs, ce que le docteur Kariger a cru pouvoir déceler comme des « signes » de refus de soins ne peuvent, de l’avis même du CHU de Reims, être en réalité interprétés dans un sens ou dans un autre. Le tribunal administratif a, à cet égard, relevé que « dès lors qu’il résulte de l’instruction qu’aucun code de communication n’a pu être mis en place avec le patient, le docteur Kariger a apprécié de manière erronée la volonté de Vincent Lambert en estimant qu’il souhaiterait opposer un refus à tout traitement le maintenant en vie ».

Il reste les propos que Vincent aurait tenus à certains de ses frères et sœurs, à son épouse, avant son accident (remontant à plus de cinq ans), indiquant qu’il ne souhaitait pas d’une vie dépendante. Toutefois, si le droit français prévoit que les directives anticipées ne sont valables que si elles datent de moins de trois ans, c’est pour être certains que le refus écrit de poursuite de thérapie a une certaine proximité de temps avec l’état de santé ou les circonstances de vie. Chacun peut en effet également changer d’avis.

À ce jour, bien malin qui pourrait donc prétendre savoir ce que Vincent voudrait. Dans un tel cas de figure, il n’y a pas de place à l’interprétation : « C’est ce que Vincent aurait voulu » ne peut pas ici être retenu.

4/ L’alimentation et l’hydratation artificielle sont-ils des soins, des actes médicaux ou des traitements pouvant être arrêtés ?

La loi Léonetti en particulier et le Code de la santé publique en général ne disent rien de la définition à donner aux mots soins, actes médicaux et traitements qui figurent entre autres aux articles L. 1110-5 et 1111-4 du Code de la santé publique, susceptibles d’application à Vincent Lambert. Or ces imprécisions sont bien regrettables.

Les parlementaires, lors du vote de la loi Léonetti, se sont accordés sur le concept d’abstention thérapeutique, afin d’éviter tout acharnement thérapeutique. Cette loi n’a ainsi pas eu pour objet de légaliser l’euthanasie, mais seulement d’éviter des acharnements thérapeutiques. Les notions voisines de soins, actes médicaux ou traitements doivent donc être entendus comme tout moyen médical de mettre en œuvre une thérapie, laquelle vise à améliorer l’état de santé d’un patient, à tout le moins le garder dans son état.

L’alimentation et l’hydratation ne sont pour leur part pas des thérapies, car elles ne visent pas à guérir un patient, mais simplement à lui procurer les besoins énergétiques dont il a besoin. Elles ne sont en ce sens pas des médicaments. Qu’en est-il en cas d’alimentation artificielle ? Lorsque l’alimentation est transmise à un patient par voie entérale (par sonde nasale ou gastrique), et qu’il s’agit de produits a priori exactement similaires à l’alimentation naturelle, on ne voit pas pourquoi il s’agirait ici soudain d’une thérapie, quand bien même leur application implique la réalisation d’un acte médical.

Si l’alimentation est donnée par voie parentérale, la question se pose différemment, car ce n’est plus de l’alimentation qui est donnée, mais des solutions nutritives et vitaminées.

Le statut de l’alimentation entérale par sonde gastrique ou nasale est à mon sens le même que celui d’une sonde urinaire ou rectale, et est dû à tout patient quel que soit son état, pourvu que le soin remplisse sa fonction (il serait, sinon, inutile) et qu’il ne constitue pas un danger pour le patient. En ce sens, l’alimentation entérale devrait à mon sens être rangée parmi les soins palliatifs de l’article L. 1110-10 CSP.

Telle n’a toutefois pas été l’analyse du tribunal administratif dans sa décision du 16 janvier 2014, qui a considéré que l’alimentation et l’hydratation entérales devaient être considérées comme un traitement, susceptible d’être arrêté dans les formes édictées par la loi Léonetti, car elles « empruntent aux médicaments le monopole de distribution des pharmacies, ont pour objet d’apporter des nutriments spécifiques au patient dont les fonctions sont altérées et nécessitent le recours à des techniques invasives en vue de leur administration ».

5/ Y a-t-il obstination déraisonnable ?

Le tribunal a considéré ici que Vincent étant dans un état pauci-relationnel, il reste chez lui « la persistance d’une perception émotionnelle et l’existence de possibles réactions à son environnement ; qu’ainsi, l’alimentation et l’hydratation artificielles qui lui sont administrées, dès lors qu’elles peuvent avoir pour effet la conservation d’un certain lien relationnel, n’ont pas pour objet de maintenir le patient artificiellement en vie, cet artifice ne pouvant au demeurant se déduire du seul caractère irréversible des lésions cérébrales et de l’absence de perspective d’évolution favorable dans l’état des connaissances médicales ».

Le tribunal administratif a ainsi validé, une nouvelle fois, la protection due à toute personne humaine, qui reste une personne humaine malgré ses handicaps et notamment malgré un handicap relationnel lourd : dès lors que toute vie relationnelle n’est pas interrompue, alors il n’y a pas d’obstination déraisonnable à poursuivre l’alimentation et l’hydratation artificielles.

Cette décision fait écho, en positif, à la thèse profondément malsaine et à mes yeux inhumaine soutenue par plusieurs médecins appelés à participer à la procédure collégiale, et symboliquement résumée par l’un d’eux : Vincent Lambert « n’existe plus en tant que personne » (Dr Fournier, in Libération, 16 janvier 2014).

Eh bien non, notre société ne doit pas ressembler à ce triste jeu télévisé du maillon faible, où l’on pourrait supprimer les maillons faibles de notre société, ceux dont on estimerait qu’ils ne sont plus des personnes. Notre droit protège tout le monde, y compris les handicapés. Et lorsque le fardeau devient trop lourd pour certaines familles, il revient à la collectivité de les aider de les entourer et de les porter. Et c’est uniquement en cela que nous conservons une humanité.

Jean Paillot

 

En savoir plus :
Vincent Lambert : euthanasie reprogrammée ? par Pierre-Olivier Arduin, 23/09/2013
La justice sauve un patient d'une euthanasie, par Pierre-Olivier Arduin, 15/05/2013

 

Photo : CHU de Reims