Il faut aimer l'immigré... jusqu'au bout.

Beaucoup de catholiques français ont du mal à suivre la hiérarchie catholique quand ses membres les  appellent à se faire accueillants aux immigrés, notamment ceux qui traversent clandestinement  la Méditerranée et arrivent  jour après jour en Italie du Sud ou en Grèce.

Non que les chrétiens n'aient pas le sens de l'hospitalité , mais parce que, témoins de la déchristianisation,  ils sont légitimement inquiets du devenir de l'identité chrétienne de la France, sentiment parfaitement légitime. Le succès de la pétition de Denis Tillinac demandant que les églises de France demeurent réservées au culte catholique et qui avait  été signée aussi bien par des juifs que des musulmans et  des incroyants  et approuvée selon un sondage  par 75% des Français  témoignait de l'intensité de cette angoisse dans le peuple français.

Pourtant , on ne saurait  attendre d'évêques  catholiques , se référant au Christ, autre chose qu' une attitude de compréhension et d'accueil aux étrangers qui viennent sur notre sol. Le 17 juin 2015, le Conseil permanent de l'épiscopat français avait publié  un texte  dans ce sens . Au même moment, trois évêques faisaient  une déclaration fondée sur  le Livre du Deutéronome :  « Aimez donc l’immigré, car au pays d’Égypte vous étiez des immigrés » (Dt 10, 19). " Sans aller jusqu'à dire que tout clandestin doit être accueilli, ils revendiquent  "une attitude humaine à l'égard  des immigrés et réfugiés qui  sont nos frères".

Il est difficile de demander  aux évêques de France de ne pas aimer les immigrés, comme on doit aimer  tous les hommes. Il est difficile de s'offusquer qu'ils invitent les fidèles et par delà tous les Français à faire de même.

Mais s'il est légitime que les évêques catholiques aiment  les immigrés, disons le tout net , ils doivent les aimer  jusqu'au   bout. Ce  ne devrait pas être  difficile pour les réfugiés chrétiens, en particulier ceux qui viennent de Syrie ou d'Irak. Ce le sera peut-être plus pour les musulmans.

Or  quel est, pour un chrétien, le bien le  plus précieux  ?  C'est évidemment Jésus-Christ.

 

A temps et à contre temps 

Aimer les immigrés jusqu'au bout, c'est "à temps et à contretemps" (2 Tim 3, 14) leur annoncer Jésus Christ.

Il ne s'agit pas de les convertir car on ne peut convertir personne de force   mais  de leur annoncer l'Evangile, c'est à dire une  "bonne nouvelle" qui s'adresse à  eux aussi  . Cette annonce  n'est pas pour l'Eglise une option, elle est une obligation. Même si ce devoir concerne aussi les laïcs et les simples prêtres, l'obligation s'applique  particulièrement  à  ceux qui  dirigent l'Eglise:   les évêques, successeurs de Pierre à   qui il a été dit "Allez de  toutes les nations, faites des disciples et baptisez-les au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit" (Mt 28, 19) .  Commandement auquel  répond en leur nom saint  Paul :   "Malheur  à moi si je n'annonce pas l'évangile"  (1 Co , 9, 16).

Or sur ce plan , il faut bien dire que l'Eglise a encore bien du chemin à faire tant est que la question de l'évangélisation des musulmans y demeure un tabou. Un  converti de l'islam  livre un verdict sans   appel :  selon lui,  dans les milieux catholiques,  40 %  sont hostiles  vis  à vis des conversions,    40 % réservés , et 20 % seulement franchement favorables. Il déplore en particulier que les grands médias catholiques soient muets sur le sujet. L'impression générale des musulmans qui veulent se faire baptiser  est  que, sauf exceptions,  ils ne  sont pas attendus. Il faut deux ou trois ans de catéchuménat pour  être baptisé alors que  cinq minutes suffisent pour prononcer la  chalaba qui fait de vous un musulman. Ces exigences et ces délais  tirés du droit canon et qui visent les catéchumènes venant d'un milieu païen n'ayant jamais entendu parler de l'Eglise,  s'appliquent-ils  à des gens vivant  au milieu de  chrétiens, qui  courent des risques en demandant le  baptême  et  ont donc déjà  mûri leur choix ? On peut se le demander.

Certains vont même jusqu'à dire que l'Eglise catholique est , sauf  exceptions,  plus portée à ouvrir les portes de la France au musulmans que les portes des églises  à ceux d'entre eux qui voudraient se convertir .  Singulier paradoxe.

On pourrait voir là  l'écho de ce qui fut  l'attitude  des pouvoirs publics dans l'univers  colonial, singulièrement en Algérie. Il  y était permis de convertir les païens mais pas les musulmans et les missionnaires avaient plus ou moins adopté cette positon. En théorie, ce n'était   la position officielle ni  de l'Etat ni de l'Eglise, mais c'était la position de fait de l'un et de l'autre. A la rigueur les missionnaires pouvaient-ils contribuer, par leurs écoles, à ce que  les  élèves musulmans  deviennent  de meilleurs musulmans,  mais pas plus. Comme si le christianisme, bon pour les Européens,  ne l'était  pas pour les "indigènes" qui pouvaient  bien se contenter d'une religion de seconde zone. Le Père de Foucault avait averti que cette politique conduirait à de grands malheurs : c'est ce qui est arrivé avec la guerre d'Algérie.

On rappellera que les évangéliques , très actifs dans les banlieues françaises, comme ils le sont dans certains pays musulmans, n'ont pas tant de scrupules. Est-il nécessaire de leur laisse le champ libre , au motif que là aussi leur message simplifié conviendrait seul à "ces populations" ?

D'autant que la jeunesse  musulmane des pays occidentaux, même si elle ne le montre  pas , est remplie d'une immense curiosité pour le catholicisme.  Ce qu'elle rejette d'abord de l'Occident  c'est un laïcisme libertaire ignorant voire hostile au fait religieux. Ne rompant pas avec un fait religieux qui demeure pour  eux essentiel mais paraissant  mieux compatible avec la modernité,  le catholicisme apparaît comme un moyen terme .

Il importe enfin qu'un christianisme tonique propose un chemin d 'absolu à une jeunesse déboussolée tentée par le djihad  .   Cela ne vaut pas que pour les jeunes musulmans mais aussi pour tous ceux , d'origine chrétienne et éloignés de l'Eglise, que ce genre d'aventure tente aussi.  

 

Une rupture inévitable

Il est  vrai que la conversion à l'islam suppose presque toujours une rupture du prosélyte avec sa famille, rupture qui peut être dangereuse  pour lui et pour la paix civile. Que la conversion suppose une rupture avec la famille va tout à fait dans le sens de l'Evangile " qui aimera son père ou sa mère plus que moi n'est pas digne de moi". "N'allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais bien l'épée. Oui, je suis venu séparer l'homme de son père, la fille de sa mère, la belle-fille de sa belle-mère,  on aura pour ennemis les gens de sa maison" (Mt 10, 34-35)  et    "Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n'est pas digne de moi" (Mt 10, 37)   . Par leur prudence,  certains pasteurs voudraient néanmoins épargner  aux   musulmans attirés par le baptême, le  risque de ces antagonismes,   point différents pourtant de ceux que courraient les prosélytes gréco-romains  des premiers siècles.

Mais il se peut que ce soit  l'idée même  d'une rupture avec la famille qui   remplisse ces pasteurs de scrupules.   On peut se demander si,  à force de parler (depuis un siècle seulement !) de la famille, l'Eglise catholique n' a pas fini par sacraliser  à l'excès dans ce qu'elle a de holiste , de captateur pour l'individu et si elle ne se trouve pas dès lors pleine de déférence pour la famille musulmane, au point de ne pas y  encourager  les ruptures.    C'est oublier que l'adhésion au christianisme est toujours un acte de rupture et que la vision holiste  de la famille qui prévaut chez le musulmans n'est pas du tout celle du christianisme qui, dans les affaires de foi, a toujours donné  la priorité  à l'individu  sur le groupe. Loin d'être admirable, la famille musulmane résulte de la pétrification de la société archaïque, avec laquelle  la Bible invite à rompre : "l'homme quitte  son père et sa mère"  (Gn 1,24).

Au demeurant, la famille musulmane qui , au temps des colonies, se présentait  comme un bloc compact imperméable à tout effort d'évangélisation, est aujourd'hui en crise : loin d'être le  clan ancestral dirigé par le patriarche, elle est le plus souvent une famille  monoparentale d'où le référent masculin a disparu où les enfants sont livrés à eux-mêmes.

 

Pour la paix civile

Evangéliser les musulmans n'est pas seulement un devoir et la plus grande forme d'amour à leur égard, c'est  aussi une responsabilité  vis à vis de la communauté française, par rapport à la paix civile .

Prêcher l'accueil le  plus large et le plus fraternel aux immigrés et être pressé ensuite de leur donner ce qu' on a de meilleur,  l’Evangile, est une attitude chrétienne  cohérente .

Etre fermé à l'immigration et aussi à la conversion  n'est  pas forcément une attitude chrétienne mais c'est une attitude cohérente , qui pourrait refléter  une  vision tribale du christianisme et de la France.

Etre ouvert à l'immigration et réticent  à la conversion , c'est  , n'hésitons pas à le dire, gravement irresponsable. 

Le premier devoir de tout  dirigeant  est de préserver la paix civile car  la guerre civile est sans doute  la chose  la plus horrible qui puisse arriver à un peuple.

Le pluralisme religieux dans un Etat  est parfois   source de dialogue culturel  et d' enrichissement  réciproque . Mais si deux religions sont de poids, sinon  égal du moins  comparable dans un pays , comme pourraient l'être le christianisme  et l'islam en France, si le premier continue  dépérir et le second à prospérer, c' est la certitude de la guerre civile. Il n' y a pas d'exception à cette règle.  Il n'y en a pas dans  l'histoire : la France du XVIe siècle,  l'Allemagne du  XVIIe siècle n'y ont pas échappé. Seules à l'époque moderne ont évité la guerre de religion dans  les monarchies où s'appliquait  la  règle cujus regio, ejus religio. Voltaire dit sans ironie  que   l'Inquisition  épargna à  l'Espagne les   guerres de religion.   Plus près de nous  le massacre des Arméniens ( en fait de tous les chrétiens sauf les protestants et les catholiques protégés par les Occidentaux ) dans l'Empire ottoman de 1916 fut l'aboutissement tragique  de siècles de coexistence entre chrétiens et musulmans  .  La guerre d'Algérie (1954-1962) fut aussi une guerre de religion , sanction de l'attitude   évoquée  plus haut  ; elle   se termina par l'expulsion d'un million de juifs et de chrétiens en 1962.  Le Liban et la Bosnie , états multiconfessionnels où chrétiens et musulmans étaient à peu près de force égale ont connu deux atroces  guerres civiles , le premier entre 1975 et 1990, la seconde entre 1991 et 1995 . Jusque là, pourtant, on vantait  benoîtement l'harmonie  qui y régnait entre les religions. 

Les  religions orientales ne sont pas plus tendres : le Sri Lanka, divisé entre indigènes bouddhistes et immigrés hindouistes connait lui aussi la guerre civile.

C'est dire que laisser s'instaurer en France une situation où chrétiens  et musulmans pèseraient d'un  poids analogue serait une imprudence grave.

Il faut avoir la foi , dira-t-on, et se fier à la  Providence. Sûrement pas pour éluder un devoir évangélique. Sûrement pas pour évacuer la vertu de prudence  - au sens rigoureux de cette vertu :  non pas la prudence du bureaucrate qui ne veut "pas d'histoires", mais  celle de l'homme  accompli   qui voit loin et prend ses décisions en toute  lucidité  sans se bercer  d'illusions. Pour Aristote, repris par saint Thomas d'Aquin,  la prudence n'est rien d'autre que "la droite raison des actions à faire"[1]. Dans cette perspective, l'excès de lenteur peut être aussi coupable que l'excès de hâte.[2]

Il faut être clair : le prolongement naturel de l'esprit d'accueil à l'égard des musulmans qui viennent sur le sol français, ce n'est pas l'abstention de toute effort d'évangélisation au nom d'un respect de l'autre mal compris ou de la  crainte des remous . L'appel  cité plus haut  est  suivi d'une prière qui  dit "Remplis nos cœurs de ton Esprit Saint, pour que nous vivions comme tes enfants, unis dans la diversité de nos cultures" ; on suppose que  culture ne veut pas  dire ici religion et que cet appel ne  saurait signifier un acquiescement  définitif à la différence religieuse.  Annoncer l'évangile  aux immigrés,   c'est   aller  jusqu'au bout de l'amour, en souhaitant leur apporter ce que nous avons de  meilleur. Toute autre attitude serait lâche, hypocrite  et pleine de périls.

 

 

 

[1] Somme théologique 2a - 2ae, quest. 47, art. 1 & 2 

[2] Somme théologique 2a - 2ae, quest.  53, art. 3