Source [Atlantico] Ce lundi 18 mars à 18h00, Emmanuel Macron a reçu une soixantaine d'intellectuels à l'Elysée dans le cadre du grand débat national, dans l'objectif d'adresser une réponse à la crise des Gilets jaunes.
Atlantico: De manière plus générale, et au delà de la liste des invités couvrant un spectre assez large, les intellectuels français sont-ils représentatifs des différents courants qui traversent la société française ? Ne pourrait-on pas considérer qu'il existe un ou plusieurs "angles morts" ?
Jean-Philippe Vincent : L’idée de consulter un certain nombre de penseurs sur la crise des gilets jaunes me semble bonne. Naturellement, la sélection des « intellectuels » est légèrement biaisée. Si l’on avait consulté l’Institut, et notamment l’Académie des Sciences Morales et Politiques, ce biais aurait pu être évité. Ce qui est frappant, c’est l’absence de représentation des libéraux et conservateurs. Où sont Pierre Manent, Alain Besançon, Philippe Raynaud, Rémi Brague, autant de penseurs libéraux et/ou conservateurs de grande envergure ? Il est également frappant que le plus grand économiste français, Jean Tirole, ne fait pas partie des heureux élus.
Au fond, la sélection qui a été faite est révélatrice de ce que le sociologue français François Bourricaud appelait « le bricolage idéologique ». On met en avant un « parti intellectuel » unifié alors que celui-ci est très composite : il y a les vrais savants ; il y a les idéologues ; et il y a les « bricoleurs », c’est-à-dire les vulgarisateurs souvent issus de l’enseignement ou du journalisme. A côté de quelques vrais savants (Marcel Gauchet, par exemple), les intellectuels qu’Emmanuel Macron va rencontrer sont surtout des « idéologues » et des « bricoleurs ». Je crains beaucoup que cette rencontre, faute d’une préparation adéquate, se révèle improductive et serve de caution. Au fond, cette opération obéit malheureusement au bricolage idéologique qui est la marque distinctive du débat des idées en France.
Edouard Husson: Soixante intellectuels d’un coup ! Nicolas Sarkozy ou François Hollande les recevait à une tablée, par petits groupes. Mais là, soixante ! C’est une idée saugrenue. Ce qui fait la grandeur d’un intellectuel, c’est son caractère solitaire, l’unicité de sa pensée. En fait, si l’on en croit les quelques noms distillés par l’Elysée dans les médias, on a des experts, des représentants de think tanks, des universitaires. Cette dernière catégorie peut donner des intellectuels. Mais ce qui distingue l’intellectuel, c’est son indépendance, sa pensée critique. L’intellectuel est, le plus souvent, un opposant; il combat pour la vérité et la justice. L’intellectuel, c’est Zola publiant « J’accuse », Péguy pourfendant les conformismes de la République radicale et de la Sorbonne, Benda dénonçant « la trahison des clercs », Aron dégonflant les baudruches marxistes ou se moquant du carnaval de 1968. C’est Soljenitsyne ou Sakharov. C’est Chomsky ou Havel. C’est Umberto Eco. Je ne crois pas, donc, que l’on puisse faire de la représentativité un critère d’évaluation de l’intellectuel. Il est comme le prophète dans la Bible: il va contre l’opinion et les exactions des puissants; il avance contre le conformisme et les peurs de la majorité; il prend la défense des faibles, des opprimés, des minorités. Et comme dans la Bible les « faux prophètes », les « prophètes courtisans », nous avons nos intellectuels officiels, que pourfendra un intellectuel authentique.
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