Source [Le Figaro] Bérénice Levet a participé à une table ronde sur la réception de Soljenitsyne en France, qui s'est tenue le 20 novembre à L'Institut de France dans le cadre du colloque organisé à l'occasion du centenaire de la naissance de Soljenitsyne. Le Figarovox publie en exclusivité son intervention.
Née dans les années 1970, j'appartiens à la deuxième génération des lecteurs de Soljenitsyne. Une vie d'Ivan Denissovitch est publié en France en 1963, Le Pavillon des cancéreux en 1968, L'Archipel du Goulag en 1973 et Le discours d'Harvard, Le Déclin du courage, prononcé en 1978.
Je me permettrai d'évoquer ma propre expérience, non par plaisir narcissique, mais parce qu'elle ne me semble pas exclusive. Notre tâche à nous qui atteignions l'âge de la majorité, ou en approchions, avec la chute du mur de Berlin, n'était pas tant de nous délivrer des sortilèges du communisme que de répliquer à l'anthropologie progressiste qui façonnait nos sociétés depuis les années 1960-1970, dans laquelle nous avions grandi, selon laquelle nous avions été éduqués et à laquelle nous avions un temps adhéré. Mais nous commencions à en sentir dans notre chair, mais aussi aiguillonnés par des penseurs comme Alain Finkielkraut, à en sentir les failles. Nous aussi nous avions besoin d'un dégrisement idéologique mais les idoles que nous avions à briser étaient celles du progressisme, lequel s'obstinait à méconnaître, quand il ne criminalisait pas, les besoins fondamentaux de l'âme humaine: l'enracinement, l'inscription dans une histoire singulière, le droit des individus et des peuples à la continuité historique. L'idole par excellence de cette idéologie était la liberté, une liberté conçue comme déliaison. L'individu, postulait-on, serait d'autant plus libre, plus créatif, qu'il serait affranchi de toute tradition, allégé du fardeau du vieux monde. Alibi de la liberté au nom duquel les adultes renoncèrent à leur mission de transmission: l'enfant n'est plus escorté dans le monde où il entre, il y est jeté, selon le mot d'Hannah Arendt.
Tout à leur ivresse déconstructiviste, à leur conviction d'agir dans le sens du progrès, les progressistes étaient inaccessibles au doute. Et Soljenitsyne vint. Il était cette voix qui venait inquiéter les évidences du moment, ébranler la bonne conscience progressiste. Il venait dire à l'Occident que l'idée de l'homme dont il vivait était une idée dégradée et dégradante. Vous incarnez le monde libre? Assurément, mais ne vous enorgueillissez pas trop vite, vous n'en êtes pas pour autant quitte avec l'homme, l'homme en son humanité. L'être sorti de votre laboratoire est un homme mutilé, un homme qui a perdu son âme, «désarmé spirituellement», aussi désarmé, et c'est sur cette réalité que Soljenitsyne tentait d'ouvrir les yeux des Occidentaux, que l'homme soviétique. Bref l'interpellation du poète Saint-John Perse: «Et de l'homme lui-même, quand donc sera-t-il question? Quelqu'un au monde élèvera-t-il la voix? […] Car c'est de l'homme qu'il s'agit et de son renouement», revêtait, aurait dû revêtir, un caractère aussi impérieux pour nous, sociétés occidentales, que pour les nations placées sous le joug communiste. Et une voix s'élevait pour nous le rappeler.
Cette idée de l'homme cultivée, exaltée par l'Occident, prévient alors Soljenitsyne, débouchera fatalement, - si l'on persiste dans cette voie - sur une catastrophe anthropologique, civilisationnelle et environnementale. Ces trois causes, laisse-t-il entendre, l'homme, les civilisations, (le pluriel est important car il s'agit bien des civilisations chacune dans leur singularité) et la nature ont partie liée. L'avenir des civilisations, comme celui de la nature, dépende de cette chétive créature qu'est l'homme, et c'est lui qu'il faut d'abord revigorer, en lui rendant son âme en quelque sorte. En lui prouvant que non, il n'est pas réductible à cette idée si vile que l'Occident dit progressiste se forme de lui et cultive.
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