Suite de notre série sur la levée d'anonymat du don de gamètes. Après avoir montré que les centres de reproduction géraient un état-civil parallèle dont l'accès est drastiquement interdit aux personnes qui cherchent leur géniteur (-trice), nous nous intéressons cette semaine aux conséquences de l'irruption d'un tiers dans le couple.

L'AMP avec tiers-donneur : état des lieux
D'après le dernier bilan d'activités de l'Agence de la biomédecine pour l'année 2007, 94% des tentatives d'assistance médicale à la procréation (AMP) ont été réalisées avec les gamètes des deux membres du couple. Dans 6% des cas, elles ont fait appel à des spermatozoïdes, des ovocytes (ou des embryons) issus d'un don. Sur 20 657 enfants nés par AMP, 19 344 ont été conçus via une technique intraconjugale, 1285 sont issus d'un don de gamètes (et 28 d'un don d'embryon). Depuis la création des Cecos, on estime à 50 000 le nombre d'enfants nés après une AMP hétérologue [1].
Concernant le don d'ovocytes, l'ensemble des pratiques repose bien sûr sur la technique des fécondations in vitro, avec ou sans ICSI [2], aboutissant à la naissance en 2007 de 135 enfants. Quant au don de spermatozoïde, contrairement à ce que l'on pense souvent, les procédures n'utilisent pas exclusivement les méthodes d'insémination intra-utérine. 325 enfants sur 1150 (soit plus de 28 %) sont nés en 2007 à partir des techniques de fécondation in vitro avec spermatozoïde issu d'un tiers extérieur. Dans cette éventualité, les phénomènes bien connus de surconsommation et de sacrifice d'embryons in vitro sont donc également observés [3].
Le discernement moral du Magistère sur la procréation artificielle
D'un point de vue moral, les techniques d'AMP hétérologues sont bien sûr entachées de la même illégitimité qui caractérise les techniques intraconjugales. L'instruction Dignitas personae précise que ces méthodes ne sont pas à rejeter parce qu'artificielles. Comme telles, elles témoignent des possibilités de l'art médical (DP, n. 12).
Deux critères sont mis en lumière par le magistère pour expliquer le fruit de son discernement : d'une part l'atteinte au droit à la vie et à l'intégrité physique des embryons ainsi conçus, d'autre part le non respect des valeurs spécifiquement humaines de la sexualité qui exigent que la procréation d'une personne humaine doit être poursuivie comme le fruit de l'acte conjugal spécifique de l'amour des époux (n. 12). Ce second point s'enracine lui-même dans de solides réflexions anthropologiques à propos de la signification plénière de la sexualité et de la procréation humaines [4].

Cependant, au mépris de ces deux principes s'ajoute dans le cas de l'AMP hétérologue le non respect d'un troisième critère lié à l'irruption d'un tiers dans la relation conjugale. Faisons abstraction de la doctrine classique de l'Eglise sur la procréation artificielle en général pour nous concentrer uniquement sur cet aspect.
À vrai dire, il était inévitable que la tentation de recourir à une personne étrangère au couple se produise. La philosophie sous-jacente aux biotechnologies de la reproduction fait entrer les différents protagonistes dans un rapport de domination entre sujets producteurs – les donneurs de gamètes et les médecins qui les manipulent – et objets produits, les embryons humains [5].
Projet parental et efficacité fabricatrice s'alimentent mutuellement pour parvenir à la réalisation d'un désir d'enfant parfois poussé jusqu'à l'acharnement selon une formule forte du CCNE. Dans ce cadre où s'exerce une domination de la technique sur l'origine et la destinée de la personne humaine (DP, n. 17), il était logique que l'équipe biomédicale fasse appel à des gamètes étrangers en cas d'absence de cellules sexuelles chez l'un des deux membres du couple. Dans l'AMP, l'enfant n'est plus fondamentalement un don à accueillir mais le terme d'un projet qui est une construction volontaire. Les techniciens de laboratoire ont simplement besoin de gamètes, matériel de base indispensable pour concevoir l'enfant à naître. Peu importe leur provenance si l'ingénierie biomédicale parvient à réaliser ce projet d'enfant. Les gamètes sont fondamentalement interchangeables au regard du projet technique de conception de l'enfant.
La procréation artificielle hétérologue blesse le droit des époux à devenir parents exclusivement l'un par l'autre
L'AMP avec tiers donneur porte atteinte à l'une des propriétés essentielles du mariage : la fidélité des époux dans l'unité du mariage (Dignitas personae, DP, n. 12 et Donum vitae, DV II, A, 1). Dignitas personae insiste particulièrement sur la dignité de la famille fondée sur le mariage : Le mariage et la famille constituent le contexte authentique où la vie humaine trouve son origine (...). Une procréation réellement responsable vis-à-vis de l'enfant qui va naître doit être le fruit du mariage (DP, n. 6).
Le tiers étranger viole cet engagement constitutif du mariage qui attribue aux époux, de manière objective et inaliénable, le droit exclusif de devenir père et mère que l'un par l'autre (DV, II, A, 1). Pour le Magistère, le recours aux gamètes d'une tierce personne, pour disposer du sperme ou de l'ovule, constitue une violation de l'engagement réciproque des époux et un manquement grave à l'unité, propriété essentielle du mariage (ibid.).
En plus de dégrader la dignité des époux et leur fidélité conjugale, la procréation artificielle hétérologue constitue une offense à la vocation commune des époux appelés à la paternité et à la maternité (DV, II, A, 1). Si la femme reçoit la semence d'un autre homme, elle seule pourra exercer une maternité génétique et éducative, son mari demeurant à jamais extérieur à cette relation malgré tout l'amour que celui-ci pourra offrir à l'enfant conçu d'un autre que lui. De même que l'homme qui féconde un ovocyte autre que celui de son épouse pourra seul exercer une paternité intégrale. La technique induit ainsi une situation subtile d'adultère d'un époux vis-à-vis de l'autre qui pourrait par ailleurs expliquer le fort taux de jugements de divorce qui émaille les parcours procréatifs de ces couples.
Dans le cas d'un don de spermatozoïde, il n'est en effet pas rare que la femme quitte le foyer conjugal en revendiquant sa pleine maternité sur l'enfant, rappelant à son mari que ce n'est en définitive pas le sien ou à l'inverse que le mari demande d'autant plus facilement le divorce que l'enfant dont il est le père juridique n'est pas le fruit de sa chair. Des témoignages de plus en plus fréquents font état de la souffrance de certains enfants rejetés par celui qu'ils croyaient être leur père biologique, une révélation d'autant plus douloureuse qu'elle les frappe justement au moment de la séparation de leurs parents.
La psychanalyste Geneviève Delaisi de Parseval estime que les divorces et les séparations sont plus nombreux dans ces couples [...]. Sur 24 couples que j'ai suivis, 18 ont divorcé, cette proportion est assez fréquente [6] . Selon elle, les 2/3 des couples ayant recouru à un don étranger de gamète divorcent. L'étymologie elle-même ne nous mettait-elle pas en garde sur la blessure infligée à la fidélité du couple par cette technique, le mot gamètes provenant du terme grec gamos qui signifie mariage ou noces ?
Rapport de force dans le couple
Dans la remarquable enquête de terrain qu'elle a menée en 2006 au sein du Cecos de l'hôpital Cochin, rencontrant une trentaine de couples inféconds au cours d'entretiens semi-directifs, Michela Marzano, chercheur au CNRS, évoque le déséquilibre et l'injustice qui peuvent abîmer la relation entre les deux membres du couple après le choix du don de sperme. Un des hommes rencontrés lui fait ainsi part de sa souffrance de ne pas avoir de lien génétique avec son enfant contrairement à son épouse [7] .
Dans l'adoption, les deux futurs parents sont en quelque sorte sur un pied d'égalité pour vivre cette aventure de l'accueil d'un enfant orphelin qui n'est pas leur descendance biologique et affronter les joies et les difficultés qui en résulteront. Dans le cas de l'AMP avec tiers donneur, l'un des deux membres du couple est en situation de privilège, de force, voire de pouvoir sur l'autre. Il semble s'instaurer comme une jalousie qui ne dirait pas son nom, naissant de cette dissymétrie par rapport l'enfant.
D'après les témoignages recueillis par Michela Marzano, plusieurs hommes semblent en outre se résoudre à la solution de l'AMP avec donneur pour faire plaisir à leur compagne en leur permettant de vivre une grossesse, un acte qui leur coûte et qu'ils décrivent comme un cadeau , parfois offert de peur que le couple ne se brise en raison de l'épreuve de la stérilité. Les femmes elles-mêmes avouent qu'elles souhaitaient intensément connaître ce temps privilégié de la gestation. Derrière le don de spermatozoïde, il y a ainsi le don d'une grossesse à sa femme de la part de l'homme stérile.
Nous nous retrouvons dans une situation qui est comme l'image inversée de la revendication de la gestation pour autrui où les parents sont prêts à recourir à la capacité gestatrice d'une mère porteuse pour avoir un enfant de leurs gènes, au risque de tenir pour rien ce temps de la grossesse. Dans le cas du don de gamètes, certaines femmes désirent ardemment vivre une grossesse au risque de mettre leur mari dans une situation douloureuse à assumer et où il aura les plus grandes difficultés pour panser la blessure de la stérilité et faire le deuil de sa fécondité. Le magistère n'avait-il pas vu juste en énonçant un droit exclusif de devenir père et mère que l'un par l'autre ? Ne s'agissait-il pas de protéger l'unité et la fidélité entre les conjoints contre l'intrusion d'un tiers en définitive dévastatrice pour leur relation ?

 

 

[1] Chiffre donné par la mission d'information parlementaire sur la révision des lois de bioéthique, Favoriser le progrès médical, respecter la dignité humaine, Rapport n. 2235, tome 1, janvier 2010, p. 104.
[2] Injection intracytoplasmique de spermatozoïde.
[3] Le rapport entre fécondation in vitro et élimination volontaire d'embryons humains se vérifie trop fréquemment. Ceci est significatif : avec ces procédés, aux finalités apparemment opposées, la vie et la mort sont soumises aux décisions de l'homme, qui en vient ainsi à se constituer donateur de vie et de mort sur commande (Donum vitae, II). Concernant le traitement purement instrumental des embryons dans les FIV, voir aussi les n. 14 à 19 de Dignitas personae.
[4] Pour un commentaire approfondi du jugement éthique de l'Eglise sur les fécondations in vitro, cf. Mgr Jacques Suaudeau, La face cachée des fécondations in vitro et Pierre-Olivier Arduin, L'immobilisme du rapport Leonetti , Liberté politique n. 48, Editions Privat, mars 2010. Voir aussi Pierre-Olivier Arduin, Pourquoi l'Église dit non à l'AMP , Liberté politique n. 44, mars 2009, p. 11-22.
[5] Le lecteur lira avec profit Olivier Bonnewijn, Ethique sexuelle et familiale, La productions d'embryons humains destinés à un projet parental, chapitre X, Editions de l'Emmanuel, 2006, pp. 267-292.
[6] Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et techniques, La loi bioéthique de demain, Tome 2, décembre 2008, p. 287.
[7] Michela Marzano, Secret et anonymat , Esprit, mai 2009, p. 121.
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