source [Breizh-Info.com]
Bilel Ainine vient de publier, en collaboration avec Xavier Crettiez, l’ouvrage « Soldats de Dieu » dont nous avions extrait quelques morceaux récemment. Un livre passionnant d’entretiens menés avec des islamistes rencontrés en prison.
Nous avons interrogé ce spécialiste de la radicalisation et de l’islamisme, docteur en sciences politiques à l’Université de Versailles âgé de 38 ans, ayant grandi en Algérie pendant les années noires du GIA dans les années 90. Bilel Ainine est par ailleurs chercheur associé à la Miviludes .
Breizh-info.com : Tout d’abord, comment avez-vous eu l’autorisation de mener des interviews aussi « sensibles » avec des islamistes dans les prisons françaises ?
Bilel Ainine : Ce rapport a été commandité par le GIP Justice et la DAP. Ce sont eux qui nous ont apporté le soutien nécessaire à la réalisation de ce travail de recherche. Les soutiens de la DACG et des directeurs des services pénitentiaires (DSP) ont également été décisifs. L’autorisation de rencontrer ces personnes est donnée par la DAP, mais ce sont les centres pénitenciers qui vont nous accorder au cas par cas les autorisations, mais il faut, bien entendu, l’acceptation des détenus concernés.
Breizh-info.com : Lorsque l’on parcourt votre ouvrage, on se rend bien compte qu’on est loin des « déséquilibrés » et autres « psychopathes » sur lesquels on lit tout et son contraire à longueur de journée… Comment avez-vous perçu les personnages que vous avez rencontrés ?
Bilel Ainine : À l’exception d’un seul d’entre eux, ils nous ont semblé lucides et cohérents dans leur discours, loin des clichés sur les profils d’individus déséquilibrés et paumés. Ils tiennent un raisonnement argumenté et assumé et s’appuient sur une interprétation qui leur est propre des textes religieux. Ils véhiculent également une certaine vision sur la réalité géopolitique en lien avec la situation au Moyen-Orient et le monde arabo-musulman. L’un des aspects qui ont le plus attiré notre attention est leur ouverture sur d’autres univers intellectuels. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ils ne sont pas uniquement tournés vers la lecture exclusive des textes religieux et la littérature salafiste.
Ils lisent aussi François Burgat, Olivier Roy, Gilles Kepel, Hannah Arendt, Levi Strauss, Jean Jacques Rousseau, Hobbes… l’un d’autre eux n’a d’ailleurs pas hésité à citer des passages de l’ouvrage « les totalitarismes » d’Hannah Arendt, pour apporter sa propre vision critique des méthodes de Daech, qu’il considère comme un groupe totalitaire (ce djihadiste était plus proche du groupe Djabhat al Nosra lié à Al Qaeda).
Ils sont bien entendu en rupture totale avec le modèle culturel français et conçoivent l’action violente comme seul moyen de changements politique et social. Le djihad est pour eux un répertoire d’action comme ce fut le cas pour d’autres mouvements de guérillas dans le monde, à la différence que leur référentiel est plus clairement politico-religieux, en l’occurrence ici, le salafisme djihadiste.
Breizh-info.com : Avez-vous retrouvé, dans ces jeunes que vous avez rencontrés, les mêmes états d’esprit et la même atmosphère que vous avez pu vivre vous-même, étant adolescent, durant les années noires de l’islamisme en Algérie ? Ou bien les mentalités sont-elles différentes ?
Bilel Ainine : Pas tout à fait, les djihadistes « repentis » que j’avais rencontrés en Algérie étaient de la génération des années 1990. Ce sont pour la plupart, des salafistes politisés rencontrés en milieu ouvert et non pas en milieu carcéral. Les djihadistes de cette génération-là avaient pour différence d’avoir été impliqués dans un militantisme politique partisan ou sympathisant avant de recourir à l’action violente à l’issue de l’interruption d’un processus électoral dans lequel ils étaient donnés comme gagnants. Dans le cas algérien, il s’agit bien d’une guérilla armée qui a atteint dans son apogée plus de 30 000 maquisards. Leur objectif avait une dimension locale qui consistait à établir un État islamique en Algérie.
Il faudrait certainement arriver à la première décennie 2000 avec l’apparition d’Al Qaeda au Maghreb pour pouvoir trouver des profils algériens comparables (dans une certaine mesure) à ceux que l’on voit aujourd’hui en France ou en Europe de manière générale. Cela dit, leur nombre est beaucoup plus restreint après la fin de la décennie noire algérienne. L’écrasante majorité des djihadistes français que nous avons interviewés ne s’intéressent pas au militantisme politique au sens moderne du terme. Ils éprouvent un mépris total envers le principe de participation politique et plus encore à l’égard du système démocratique qu’ils qualifient d’« idolâtrie des temps modernes ».
Préférer l’action violente à l’action politique est d’ailleurs le propre de l’idéologie salafiste djihadiste. L’autre différence notable entre les deux échantillons djihadistes est le contexte répressif qui a été déterminant dans le cas algérien, mais inexistant dans le cas français. Enfin, dans le cas français, la rupture entre les djihadistes et la société est totalement assumée ; cela se résume par un rejet des valeurs liées à la culture occidentale, mais plus précisément de la laïcité française. On ne peut pas dire que cela soit vraiment le cas en Algérie, du moins, si l’on exclut certains groupes liés au GIA qui ont été responsables de dérives insoutenables à l’égard de nombreux civils.
Les djihadistes français portent d’ailleurs un regard très critique à l’égard du GIA algérien qu’ils qualifient de looser et de « criminels ».
Breizh-info.com : Les individus que vous avez interrogés semblent connaitre, pour certains, très bien si ce n’est parfaitement l’Islam.
Votre ouvrage ne démontre-t-il pas qu’il est parfaitement inconscient, comme ont pu le faire de nombreuses personnalités ou médias, de vouloir à tout prix dissocier l’islamisme radical de la religion musulmane alors qu’il en est un des fruits (pourri) ?
Bilel Ainine : Non, pas vraiment, même s’ils s’appuient sur un référentiel religieux, rien ne laisse supposer qu’ils ont en la maitrise. Ils n’ont en d’ailleurs pas la prétention et font preuve de modestie sur ce plan, car eux-mêmes affirment avoir découvert l’islam tardivement alors qu’ils sont issus de familles musulmanes non-pratiquantes, catholiques ou athées. Le discours du djihadisme salafiste a ceci de spécifique qu’il repose sur un lexique religieux moins complexe que celui du salafisme piétiste qui se veut scientifique, il leur est donc plus facilement accessible.
Leur vision des textes religieux repose sur une interprétation propre à eux, mais aussi, sur une littérature produite par des prédicateurs du djihad mondial qu’ils considèrent comme les vrais savants de la « oumma ». Notons au passage que dans le monde musulman le statut de « savants religieux » n’est pas reconnu à ces prédicateurs du djihad. L’un des grands obstacles à la maitrise parfaite des textes pour ces djihadistes est leur méconnaissance de la langue arabe.
Il ne s’agit pas de dire ici qu’ils sont nuls en arabe, mais qu’ils ne maitrisent pas assez cette langue pour pouvoir s’inscrire dans de grandes écoles de sciences religieuses. Chose qu’un certain nombre d’entre eux ont tenté d’accomplir sans succès.
Concernant le deuxième volet de cette question, je n’adhère pas du tout à cette formule de « l’islamisme radical comme fruit pourri de l’islam ». Il ne faut pas confondre l’islam en tant que religion, sur lequel je me refuse de porter un jugement de valeur, et l’évolution historique de son instrumentalisation en tant que référentiel.
Il ne s’agit pas de dire qu’il y a une bonne religion et une mauvaise religion, mais qu’il peut effectivement exister des courants de pensée politique musulmane qui ont favorisé l’émergence de répertoire d’action violente. Nous avons parfois souvent du mal à reconnaitre la dimension politique du terrorisme djihadiste ce qui nous amène à lui conférer une dimension exclusivement religieuse. C’est à mon sens une grave erreur d’appréciation qui ne va beaucoup contribuer à prévenir le phénomène de radicalisation.
Breizh-info.com : Certains témoignages évoquent aussi – et ce n’est pas la première fois qu’on le lit ou qu’on le rapporte la mauvaise réputation des combattants venant de France ou de Belgique notamment (néo convertis ou enfants d’immigrés). Un comportement de fanatiques, compulsifs, très violents…
N’est-ce pas finalement le reflet de l’écroulement de l’Éducation nationale en France ?
Bilel Ainine : Honnêtement, je ne suis pas bien placé pour apporter des jugements sur l’Éducation nationale en France, d’autant plus que l’échantillon de djihadistes que nous avons rencontré ne présente majoritairement pas de parcours scolaires chaotiques. Rappelons que certains d’entre eux ont passé des diplômes universitaires. Je ne sais pas si l’information selon laquelle ils auraient une mauvaise réputation en Syrie et en Irak est vraie ou fausse.
Par contre, il était très prévisible qu’ils puissent faire l’objet de suspicions de la part des djihadistes locaux qui craignaient les risques d’infiltration. Il ne faut pas oublier aussi que ces djihadistes se retrouvent en situation de minorité au sein des zones de conflits qu’ils ont rejoints, et leur maitrise de l’arabe n’est pas très bonne, il est donc assez logique qu’ils soient confrontés à des problèmes d’intégration au sein des groupes armés locaux. Leur mauvaise réputation, avérée ou supposée, pourrait aussi venir de là…
Breizh-info.com : Les témoignages que vous avez recueillis ne font état d’aucun regret, d’aucun renoncement à l’engagement islamiste. N’est-ce pas la preuve que toute entreprise de « déradicalisation » à la Française est totalement impossible vis-à-vis de jeunes et de moins jeunes dont l’idéal, la foi vont à l’encontre des valeurs dominantes ici ?
Bilel Ainine : Il faut d’abord savoir de quoi l’on parle : neutraliser les velléités de recours à la violence ? C’est-à-dire favoriser un désengagement physique de l’action armée (du moins dans un premier temps), ce qui parait évidemment une priorité, de par la menace directe que cela constitue sur la sécurité du territoire. Ou bien s’agit-il d’un désengagement physique et moral de la cause djihadiste, le plus souvent présenté sous cette notion bien floue de déradicalisation ?
Si l’on tient un raisonnement axé sur l’aspect sécuritaire, il suffirait dans un premier temps de favoriser le désengagement physique. Dans le cas de l’Algérie par exemple, des milliers de djihadistes ont déposé les armes et ont regagné leur foyer après des négociations avec l’armée. Une décennie plus tard, la plupart d’entre eux ont intégré des réseaux commerçants et se sont « convertis » au salafisme piétiste et condamnent même le recours au djihad. Certains se sont même éloignés de la pratique religieuse rigoriste pour retourner à leur modèle de vie antérieure (avant qu’ils ne se radicalisent).
Il ne s’agit pas ici de présenter les modèles algérien, malaisien, danois, britannique… comme des exemples à suivre, car à chaque pays a son contexte spécifique. Mais cela donne une idée sur les possibilités de renoncement à la violence et à l’idéologie qui la véhicule.
Le problème en France se pose pour les individus qui semblent présenter une imperméabilité au discours républicain et laïc. Ces derniers pourraient très vite être qualifiés par certains d’« irrécupérables » ! mais à mon sens, personne n’est irrécupérable, tout est une question de méthode. Il faut bien comprendre que les djihadistes raisonnent effectivement avec un logiciel propre à eux mêlant référentiel religieux et vision politique et géopolitique. Dans ce cas-là, ne faut-il mieux pas réfléchir aux types d’acteurs à mobiliser, aussi bien pour produire un contre discours religieux, que pour proposer d’autres perspectives de vie socioprofessionnelles ?
Breizh-info.com : Quelles conclusions tirez-vous aujourd’hui de votre expérience, de ces rencontres avec un peu de recul ?
Bilel Ainine : En quelques mots, ces djihadistes n’agissent pas sous le coup de la folie et sont loin d’être des ignares. Ils n’étaient pas prédestinés à l’engagement djihadiste, mais des étapes marquantes dans leur trajectoire respective ont provoqué chez eux une rupture biographique : rencontres déterminantes, construction de représentations liées à l’islam radical violent, chocs moraux…leur trajectoire respective est donc loin d’être linéaire. Ils sont certes convaincus et déterminés, mais pas totalement fermés au débat. Par définition, ils ne sont donc pas « irrécupérables », toute la question est de savoir si l’on veut réfléchir sur un travail à moyen et long terme, et ce, dans la mesure où « déradicaliser » ne consiste pas à ouvrir un globe frontal et extraire une idéologie qui s’y est installée durablement.
Propos recueillis par Yann Vallerie
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