Entretien: Thibault Isabel “Un malaise dans la civilisation?”

Source [L'Inactuelle] En quoi la civilisation se distingue-t-elle de la barbarie ? Comment devient-on civilisé ? Et la barbarie est-elle en train de faire retour dans la modernité, à travers un relâchement plus ou moins généralisé des mœurs ? Thibault Isabel a beaucoup écrit sur le processus de civilisation et nous livre ses pistes de réflexion.

 

L’inactuelle : Dans vos ouvrages, vous essayez de montrer que le problème de la fondation de l’Etat est lié à la violence qui, selon vous, anime l’homme de toute éternité. L’homme tente de se civiliser pour mettre un terme aux conflits permanents qui l’opposent à ses semblables. Pourtant, on a le sentiment en vous lisant que le développement de la civilisation est très loin de résoudre toutes les tensions qui agitent l’humanité, et que l’état de nature n’est pas nécessairement pire que le monde civilisé…

Thibault Isabel : La question, au fond, est de savoir pourquoi les hommes ne restent pas éternellement à l’état de nature, vivant dans une sorte d’innocence sauvage, animés par une douce insou­ciance.

Ma réponse est que l’homme, s’il restait à l’état de nature, ne pourrait pas même survivre. Vivre en société n’est pas un choix : c’est une réalité plus ou moins indépassable. Notre espèce est naturellement faite pour se civiliser, car, au contraire de bien d’au­tres animaux, notre bagage individuel de prédateur est beaucoup trop limité pour nous permettre d’exister par nous-mêmes. Nous avons sans cesse besoin de nous associer à des semblables, afin que tous les individus qui composent notre communauté se soutiennent mutuellement et s’assurent une protection réciproque ; mais, plus encore, faute d’instincts suffisamment nombreux pour nous dicter spontanément notre conduite vis-à-vis des autres, nous avons besoin d’établir des règles de vie collective pour permettre à notre groupe d’évoluer au mieux, c’est-à-dire dans la concorde et l’harmonie. Nous sommes bel et bien des animaux politiques, dans le plein sens du terme, puisque nous ne pouvons assurer notre subsistance qu’en nous intégrant dans le cadre plus large d’une association de personnes, d’une cité.

A une violence externe (la violence naturelle), la vie en société ne fait souvent que substituer une violence interne (la violence économique et sociale).

Pourtant, rien n’est moins simple que d’établir un groupe soudé et pacifié. L’homme s’associe à des semblables pour pouvoir mieux résister à la violence du monde extérieur, mais, lorsqu’il est rattaché à un groupe, il doit encore souvent se défendre contre ses camarades eux-mêmes, en raison des luttes intestines qui les opposent entre eux – et que nul ne parvient en général à résorber. A une violence externe (la violence naturelle), la vie en société ne fait donc souvent que substituer une violence interne (la violence économique et sociale).

Le processus civilisateur n’est rien d’autre que la tentative perpétuellement renouvelée des hommes pour structurer leur caractère et leur conduite, de manière à ce que des règles de vie justes soient instituées, puis internalisées par chacun. La tension collective vers la justice n’a de sens, en fait, que parce qu’elle doit garantir la viabilité et la pérennité du groupe : si une trop grande injustice s’installe, la vie sociale n’est plus possible, et l’assemblée des hommes implose pour retourner au chaos. Il faut par conséquent que tout le monde accepte de renoncer à une partie de ses désirs, à court terme, dans l’espoir d’en tirer un plus grand bénéfice à long terme et de faire valoir ainsi la stabilité de l’ensemble. Mais le désir égoïste et rapace ne disparaît pas pour autant, et chacun espère profiter de la stabilité sociale, grâce aux sacrifices consentis par les autres, sans avoir à se sacrifier soi-même. La société se trouve alors contrainte de mettre en place des instances répressives chargées de contraindre les comportements dans des limites acceptables : et c’est à ce moment que naît l’Etat.

Toute l’histoire humaine est structurée par cette ambivalence, depuis ses origines. D’un côté, les individus sont égoïstes et veulent s’approprier pour eux la part la plus belle du gâteau ; mais, de l’autre, ils se sentent dépendants de leurs congénères, les aiment et ne veulent pas se les aliéner. Le processus de civilisation est donc fragile, en ce qu’il doit parvenir à établir l’harmonie sur la base d’une nature chaotique et violente. Nous désirons vivre en bonne entente avec les autres ; mais nous désirons aussi être plus riches et plus puissants qu’eux. L’équation n’est pas simple à résoudre…

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