Source [Le Point] L'historien se penche, dans un livre, sur les techniques de manipulation de l'opinion dans les dictatures comme dans les démocraties.
« La propagande est fille de la démocratie. » Dans l'essai (1) qu'il consacre à l'histoire de la propagande et au développement des techniques de manipulation de masse depuis deux siècles, David Colon tord le cou à plusieurs idées reçues. La première étant sans doute que c'est une dictature qui, la première, aurait mis au point une politique intentionnelle de désinformation. Ce professeur agrégé d'histoire, enseignant et chercheur à Sciences Po, expose, de manière lumineuse, que ce n'est pas au cœur d'une autocratie qu'a vu le jour la première usine de « fake news », mais bel et bien au sein des régimes libéraux, très précisément à la lisière du XIXe et du XXe siècle. Il relève que c'est dans les démocraties en guerre, entre 1914 et 1918, que se sont mises en place les ébauches de programmes de désinformation dont le paroxysme n'a pas coïncidé avec la guerre froide, comme on le croit souvent. Pour l'universitaire, c'est, en effet, aujourd'hui que culmine la propagande ! Explications.
Le Point : La propagande est une invention récente, lit-on dans votre ouvrage. Quand naît-elle réellement ?
David Colon : Jacques Ellul a publié une passionnante Histoire de la propagande il y a 50 ans. Il y explique que le premier véritable corps de propagandiste s'est constitué au Moyen Âge, au moment où est née la Congrégation pour la propagation de la foi, la « Congregatio de propaganda fide », dont l'objet était, comme son nom l'indique, de propager la « bonne parole » catholique afin de contrer la progression du protestantisme en Europe. Cette congrégation, implantée au cœur même de l'Église, a été instituée par le pape Grégoire XIII entre 1572 et 1585. La bulle pontificale Inscrutabili divinae providentiae du 22 juin 1622 fait de ce service chargé des « affaires missionnaires » un « organe permanent de gouvernement ». La diffusion de la doctrine chrétienne telle que Rome l'envisage nécessite alors la mise en place d'une imprimerie qui se met à éditer des livres dans plusieurs langues. Et des prêtres sont formés spécialement pour cette mission d'évangélisation.
Si la propagande est d'abord religieuse, quand se teinte-t-elle de politique ?
Avec la Révolution française, bien sûr, puis avec l'apparition de la grande presse, à la fin du XIXe siècle, en Europe et aux États-Unis. Ce moment coïncide avec l'avènement du modèle de la démocratie libérale occidentale. Cela peut sembler paradoxal, mais la propagande a partie liée avec la démocratie. Chercher à obtenir l'adhésion du plus grand nombre à des valeurs, à des idéologies politiques a, en effet, d'autant plus de sens que l'opinion publique a un poids effectif. À cet égard, il n'est pas inintéressant de constater qu'Edward Bernays, le neveu de Sigmund Freud, évoque dans Propaganda (1928) que « les premiers efforts organisés pour propager une croyance ou une doctrine particulière » peuvent être retrouvés à l'époque de la démocratie athénienne et de la République romaine.
Vous citez un moment décisif dans l'histoire des manipulations de masse. C'est 1906...
C'est en effet un épisode méconnu de l'histoire, mais il est fondateur pour l'industrie des relations publiques. Le 28 octobre 1906, un train déraille sur un pont récemment construit, sur la côte est des États-Unis. Cinquante-trois passagers perdent la vie dans la catastrophe. La compagnie ferroviaire décide immédiatement de communiquer. Elle charge un ancien journaliste, Ivy Ledbetter Lee, de rédiger un communiqué. L'agence Parker & Lee, qu'il a fondée avec George F. Parker l'année précédente, n'est pas seulement pionnière en matière de « relations publiques ». Elle invente alors les règles – depuis immuables – de la « communication de crise » : réactivité, empathie à l'égard des victimes, promesse de transparence et engagement à faire en sorte que les choses changent. En diffusant son communiqué, en invitant des journalistes new-yorkais sur les lieux du drame, en mettant en scène aussi la compassion des dirigeants de la compagnie pour les victimes et leurs familles, l'agence Parker & Lee infléchit le traitement médiatique de l'événement et sa perception par l'opinion. On peine à mesurer aujourd'hui la révolution que cela constitue. Mais l'opinion publique était jusque-là méprisée par les élites. On peut citer notamment la sortie fameuse du milliardaire William Henry Vanderbilt, quelques années plus tôt : « Que le public aille se faire voir. »
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