Un an après la faillite de Lehman Brothers, et alors que le G20 tente de réformer le système financier mondial, retour sur les causes profondes de la crise. Quand l'économie artificielle rencontre l'économie réelle...

Depuis longtemps, dans les pays avancés, les hommes ne consomment plus, pour la plupart, ce qu'ils produisent : ils échangent leurs productions. Pour échanger, il leur faut un étalon commun : la monnaie. Autrefois cette monnaie était faite de métal (or, argent, cuivre) extrait des mines et fondu à grand peine. Aujourd'hui, elle consiste principalement en lignes de crédit inscrites dans les ordinateurs des banques (et d'encore un peu de billets imprimés et de pièces sans valeur intrinsèque).
Cette monnaie circule plus ou moins vite mais, pour une vitesse de circulation moyenne, le principe est le même : ou il n'y a pas assez de monnaie et les échanges (et donc la production) se ralentissent, ou il y en a trop et les prix montent. Dans ce dernier cas, pour un bien donné, les acheteurs sont nombreux ; selon la loi de l'offre et de la demande, les enchères montent : c'est l'inflation. .
Il faut donc qu'il y ait assez de monnaie, mais pas trop, pour assurer des échanges réguliers à des prix stables.

Comment se fabrique la monnaie ?

Qui produit la monnaie ? Principalement les banques (y compris les banques centrales), chaque fois qu'elles ouvrent une ligne de crédit à quelqu'un, consommateur, investisseur, autre banque ou État (lequel, éventuellement, a déjà fait crédit à un autre agent et demande alors à la banque de le refinancer ). Comme il n'y a, au départ du mécanisme, pas de monnaie préexistante, la loi fondamentale est que la masse de monnaie en circulation est égale à la somme des crédits que les agents économiques (producteurs et consommateurs, collectivités publiques) se font entre eux.
Jusqu'où va ce mécanisme ? Il pourrait en théorie ne jamais s'arrêter car chaque fois qu'un crédit est fait à un agent économique et qu'il ne l'utilise pas dans l'instant, la somme reste à la banque, qui peut la reprêter immédiatement à quelqu'un d'autre, etc. Pour éviter que le mécanisme ne s'emballe, les États se sont toujours efforcés de contrôler le montant total du crédit et donc la masse monétaire. Ils le font avec des moyens variables, de manière plus ou moins stricte.
Mais combien de monnaie faut-il à une économie ?
Si la population augmente, si l'économie connaît des innovations importantes, éventuellement si les exportations se développent, l'économie est en croissance et exige un peu plus de monnaie chaque année mais pas trop.
Entre les agents économiques (comme entre les États), l'échange est généralement inégal. Cette monnaie, cet argent , certains en gagnent (ou perçoivent) trop pour leurs besoins : ils épargnent. D'autres n'en gagnent pas assez : ils consomment (ou investissent) plus qu'ils ne produisent (ou perçoivent) : ils doivent emprunter. Les banques mettent les épargnants, devenus prêteurs, et les emprunteurs en relation, sous différentes formes, à court terme ou à long terme, sous la forme de prêts au jour le jour ou de placements rapidement disponibles (livrets de caisse d'épargne par exemple), d'achat d'obligations, d'actions, etc. La rémunération moyenne des épargnants varie en fonction de l'offre et de la demande de crédit : plutôt vers le haut si l'épargne est rare, plutôt vers le bas si l'épargne est abondante. Mais quand il n'y a pas d'inflation, la rémunération moyenne des épargnants varie en définitive en fonction de la croissance. Disons 5 % par an pour une économie développée en régime de croisière.

Pour satisfaire les clients

Si l'épargne est abondante et les taux d'intérêt jugés trop faibles par ceux qui ont de l'argent à placer, les banques, qui cherchent à satisfaire leurs clients, vont essayer de trouver des placements plus rémunérateurs que ceux que permettrait en théorie l'état de l'économie.
Certains biens qui ne sont pas de consommation courante peuvent alors prendre de la valeur parce que beaucoup de gens ayant de l'argent s'y intéressent en même temps : des œuvres d'art, des biens immobiliers, voire les actions de certaines sociétés qui semblent plus rémunératrices que d'autres ou dont on a entendu dire qu'elles pourraient le devenir.
Il faut, dans ce cas, plus d'argent en circulation puisque que la valeur de ces biens augmentant, la société semble s'enrichir – même si la production proprement dite n'augmente pas. Mais un jour, la valeur de l'immobilier, celle des actions et des entreprises se heurte à une épreuve de vérité : l'évolution de leur rendement ne suit pas forcément la hausse des cours, parce que la croissance globale ou les revenus des locataires ne suivent pas. Alors une correction s'effectue : baisse de la bourse, de l'immobilier pour repartir sur des bases plus réalistes. Cette baisse a des limites car les biens en cause conservent, quoi qu'il arrive, une valeur intrinsèque.
Mais les choses peuvent aller plus loin : les banques peuvent offrir des placements beaucoup plus rémunérateurs que la moyenne sur des bases diverses : des intérêts plus élevés exigés d'emprunteurs peu solvables (autrefois, on appelait cela l'usure), des fonds où les nouveaux placements servent à rémunérer les anciens ( pyramide de Ponzi ). Si ces mécanismes vicieux ne sont pas trop visibles, certains épargnants peuvent obtenir pendant un certain temps des rendements plus élevés que la croissance de l'économie réelle ne le justifierait.
Tous ces biens artificiels prenant de la valeur, la richesse globale semble augmenter et il faut donc plus de monnaie en circulation. Mais comme le crédit, on l'a dit, génère le crédit, le mouvement, pour peu que les autorités monétaires laissent faire, s'entretient de lui-même. Se forme alors ce qu'on appelle une bulle .
Les effets des bulles
Sur l'économie réelle, se greffe ainsi une économie artificielle, principalement centrée sur les banques, qui attire l'argent, rapporte beaucoup (tant que son caractère artificiel n'est pas apparu au grand jour), permet de verser des rémunérations plus élevées, tant aux clients qu'aux actionnaires et aux dirigeants, que dans l'économie réelle. Que la bulle attire un surplus d'argent n'est pas au départ trop grave puisque il s'agit d'un argent autogénéré qui en laisse assez à l'économie réelle pour fonctionner (encore que dans un pays comme la France, cette spéculation se soit faite aux dépens de crédit aux entreprises). Plus grave est que la bulle attire aussi des ressources rares comme la matière grise. Les intermédiaires se multiplient, des emplois artificiels se créent, les talents délaissent l'économie réelle pour s'investir dans l' ingénierie financière : si les trois quarts d'une promotion de jeunes ingénieurs se détournent de la technique pour entrer dans la banque et la finance, l'innovation en pâtit, la croissance de l'économie réelle se ralentit etc. Si de nombreux hauts fonctionnaires ou talents politiques sont attirés dans le système, la gestion des affaires publiques se dégrade.
Comment cela se termine-t-il ? Le jour où la bulle éclate (notamment quand les défaillances des emprunteurs initiaux se multiplient), ceux qui se sont beaucoup enrichis dans l'économie artificielle et qui ont su revenir à temps dans l'économie réelle s'y retrouvent. Ceux qui ont fait l'inverse laissent des plumes.
Il est difficile de savoir qui se trouve dans la première catégorie et dans la seconde : on soupçonne qu'il y a davantage d'Américains dans la première, d'étrangers (y compris, des États ou des banques) plaçant leurs avoirs aux États-Unis dans la seconde, davantage de grandes fortunes dans la première, de petits épargnants dans la seconde, des in d'un côté, des out dans l'autre, mais nous manquons d'éléments pour l'établir. De grands investisseurs ont aussi beaucoup perdu dans la présente crise.
Et le petit peuple dans tout cela ? Celui qui vit de ses salaires ou de ses retraites, sans avoir les moyens de faire des placements mirifiques ?
Il ne profite que peu des périodes d'euphorie, car les salaires ne grimpent pas autant que la valeur des placements.
Au premier abord, il souffre moins des krachs. Mais il en souffre indirectement parce que ces krachs, limités au départ à la sphère financière, affectent très vite l'économie réelle : les épargnants appauvris achètent moins, un climat de méfiance s'instaure, le crédit utile se contracte, les échanges aussi et par conséquent la production. Le taux de chômage s'élève et les salaires sont tirés vers le bas.
Tant que les crises ne touchent que l'économie réelle (effet de surchauffe qui exige un réajustement), elles ont un impact limité : les unités de production les plus vulnérables ferment ; elles sont vite remplacées, l'innovation aidant, par de nouvelles.
Quand les crises partent de l'économie artificielle , la récession est sans commune mesure, car toute la mécanique de production et d'échange se trouve contaminée par les retombées de l'explosion de la bulle.
Que faire ?
Que faire pour sortir de ces crises ? Si quelqu'un le savait, nous serions déjà sortis de la crise actuelle.
Que faire pour ne pas y rentrer ? Éviter ou contrôler les bulles, ce qui veut dire mieux contrôler les banques la fois pour éviter une trop importante création de monnaie et pour faire la police des innovations financières douteuses.
La première grande crise a eu lieu en 1929, la seconde en 2008. Entre temps, il n'y a eu (hors guerre) que des crises limitées car les banques ont été un peu partout, entre 1932 et 1945, mises sous le contrôle étroit des États et des banques centrales, y compris, dans certains pays, par le biais d'une nationalisation partielle. Ces contrôles ont été en partie levés à partir de 1985 sous l'inspiration des idées libérales. On en voit aujourd'hui les effets.
Une seconde raison de l'émergence des bulles est la libéralisation du commerce international qui tire vers le bas les prix et les salaires ; l'excès de monnaie ne se traduit plus comme dans l'après-guerre par la spirale inflationniste prix-salaires, mais se concentre dans les biens artificiels, dits spéculatifs .
Les banques renâclent à être replacées sous contrôle car les bulles permettent de verser des dividendes et des bonus importants aux actionnaires et aux dirigeants. À tel point que malgré beaucoup de rodomontades des deux côtés de l'Atlantique, aucun État n'a véritablement remis les banques sous contrôle. Les États leur ont au contraire, pour éviter que tout le système ne s'effondre, avancé beaucoup d'argent sans véritable contrepartie.

Les banquiers et ceux qui les défendent allèguent les principes du libéralisme mais les explications données ci-dessus montrent que les lois ordinaires du marché ne s'appliquent pas au monde de la finance. Un puits de pétrole, un stock d'automobiles s'épuisent au fur et à mesure qu'on les écoule. Le crédit, lui, est un puits sans fond qui s'autoalimente au fur et à mesure qu'on le distribue, alimentant ainsi les bulles .
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il faut s'attendre, faute que ce contrôle soit établi, à de nouvelles bulles et de nouvelles crises, voire à une persistance, faute de retour à la confiance, de la crise de l'économie réelle.
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