Benoît XVI et l’économie : le pionnier qu’on n’attendait pas

D’autres parlerons mieux que moi de l’impression personnelle profonde et indélébile que laissera Benoît XVI (et qu’il nous donnera encore si nous avons le bonheur de le revoir publiquement) : ce mélange étonnant d’humilité, de profondeur et d’exigence rarement réunis à ce point chez un homme public. Je me concentrerai sur une dimension moins connue : son rôle de pionnier dans ce champ bien précis de la Doctrine sociale de l’Église, l’économie.

CARITAS IN VERITATE  contient ainsi plusieurs passages importants sur le plan économique, qui ouvrent des perspectives majeures. C’est vrai notamment du rôle de la morale et du don, y compris dans l’activité économique classique ; du marché, et de l’importance des initiatives de la société civile, sous des formes nouvelles.

Le marché et ses limites

Au premier abord, l’encyclique paraît ici se situer dans la ligne des textes précédents : au n. 35, elle rappelle que « lorsqu’il est fondé sur une confiance réciproque et générale, le marché est l’institution économique qui permet aux personnes de se rencontrer, en tant qu’agents économiques, utilisant le contrat pour régler leurs relations et échangeant des biens et des services fongibles entre eux pour satisfaire leurs besoins et leurs désirs », soulignant l’importance de la justice commutative comme de la justice distributive et de la justice sociale.

 Sa nouveauté est d’insister sur le caractère humain du marché et donc sur la responsabilité qui incombe aux participants :

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« Abandonné au seul principe de l’équivalence de valeur des biens échangés, le marché n’arrive pas à produire la cohésion sociale dont il a pourtant besoin pour bien fonctionner. Sans formes internes de solidarité et de confiance réciproque, le marché ne peut pleinement remplir sa fonction économique. »

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Il a besoin d’autres réalités pour exister, notamment politiques, et d’un souci de recherche du bien commun. Ce faisant, il ne s’agit pas d’accabler le marché, car c’est un outil, animé par des hommes ayant une certaine culture et certaines valeurs. Il poursuit en effet :

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« Il est certainement vrai que le marché peut être orienté de façon négative, non parce que c’est là sa nature, mais parce qu’une certaine idéologie peut l’orienter en ce sens. Il ne faut pas oublier que le marché n’existe pas à l’état pur. Il tire sa forme des configurations culturelles qui le caractérisent et l’orientent. En effet, l’économie et la finance, en tant qu’instruments, peuvent être mal utilisées quand celui qui les gère n’a comme point de référence que des intérêts égoïstes. Ainsi peut-on arriver à transformer des instruments bons en eux mêmes en instruments nuisibles…Ce n’est pas l’instrument qui doit être mis en cause mais l’homme, sa conscience morale et sa responsabilité personnelle et sociale. »

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Ce point est capital, notamment dans le domaine financier. Contrairement à ce que disent la plupart des manuels d’économie, c’est le système de valeurs qui anime les personnes qui est le point important. Car « la sphère économique n’est, par nature, ni éthiquement neutre ni inhumaine et antisociale. Elle appartient à l’activité de l’homme et, justement parce qu’humaine, elle doit être structurée et organisée institutionnellement de façon éthique. » Et en définitive « toute décision économique a une conséquence de caractère moral… C’est pourquoi les règles de la justice doivent être respectées dès la mise en route du processus économique, et non avant, après ou parallèlement ».

Encore faut-il ne pas se contenter de n’importe quelle marchandise vendue sous le nom d’éthique (n. 45) : « Pour fonctionner correctement, l’économie a besoin de l’éthique ; non pas d’une éthique quelconque, mais d’une éthique amie de la personne. Aujourd’hui, on parle beaucoup d’éthique dans le domaine économique, financier ou industriel. » Ce qui est bien et mérite un « large soutien ». Mais

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« on note un certain abus de l’adjectif “éthique” qui, employé de manière générique, se prête à désigner des contenus très divers, au point de faire passer sous son couvert des décisions et des choix contraires à la justice et au véritable bien de l’homme. En fait, cela dépend en grande partie du système moral auquel on se réfère. Sur ce thème, la doctrine sociale de l’Église a une contribution spécifique à apporter, qui se fonde sur la création de l’homme “à l’image de Dieu” (Gn 1, 27), principe d’où découle la dignité inviolable de la personne humaine, de même que la valeur transcendante des normes morales naturelles. Une éthique économique qui méconnaîtrait ces deux piliers, risquerait inévitablement de perdre sa signification propre et de se prêter à des manipulations. Plus précisément, elle risquerait de s’adapter aux systèmes économiques et financiers existant, au lieu de corriger leurs dysfonctionnements. »

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L’entreprise et sa responsabilité

L’entreprise classique doit donc élargir son horizon. Le pape constate que (n. 40) « les dynamiques économiques internationales actuelles, caractérisées par de graves déviances et des dysfonctionnements, appellent également de profonds changements dans la façon de concevoir l’entrepriseUn des risques les plus grands est sans aucun doute que l’entreprise soit presque exclusivement soumise à celui qui investit en elle et que sa valeur sociale finisse ainsi par être amoindrie ».

Il souligne que du fait de leur taille et de leur besoin de capitaux, « les entreprises ont de moins en moins à leur tête un entrepreneur stable » responsable à long terme de l’entreprise, et qu’elles sont « aussi toujours moins lié à un territoire unique ». Ce qui peut « atténuer chez l’entrepreneur le sens de ses responsabilités vis-à-vis des porteurs d’intérêts … [stakeholders] au profit des actionnaires, qui ne sont pas liés à un lieu spécifique et qui jouissent donc d’une extraordinaire mobilité ».

C’est que « investir, outre sa signification économique, revêt toujours une signification morale... Il n’y a pas de raison de nier qu’un certain capital, s’il est investi à l’étranger plutôt que dans sa patrie, puisse faire du bien. Cependant les requêtes de la justice doivent être sauvegardées, en tenant compte aussi de la façon dont ce capital a été constitué et des préjudices causés aux personnes par leur non emploi dans les lieux où ce capital a été produit. »

 Tout ceci s’applique bien sûr à la finance. Le pape précisait ainsi au n. 65 : il faut que « la finance en tant que telle, avec ses structures et ses modalités de fonctionnement nécessairement renouvelées après le mauvais usage qui en a été fait et qui a eu des conséquences néfastes sur l’économie réelle, redevienne un instrument visant à une meilleure production de richesses et au développement. Toute l’économie et toute la finance [...] doivent, en tant qu’instruments, être utilisés de manière éthique... » Au delà d’initiatives à dominante humanitaire,  « le système financier tout entier doit être orienté vers le soutien d’un développement véritable […]. Les opérateurs financiers doivent redécouvrir le fondement véritablement éthique de leur activité afin de ne pas faire un usage abusif de ces instruments sophistiqués qui peuvent servir à tromper les épargnants ».

Économie et don

Mais à partir de ce socle déjà puissant le pape va au-delà dans ce qui est son point d’innovation majeur : le rôle du don en économie (n. 36). Au delà de la morale classique (sur l’honnêteté, la responsabilité, etc.) le grand défi qui se présente à nous est en effet de comprendre que « dans les relations marchandes, le principe de gratuité et la logique du don, comme expression de la fraternité, peuvent et doivent trouver leur place à l’intérieur de l’activité économique normale » et, dit-il de façon encore plus étonnante , « c’est… aussi une exigence de la raison économique elle-même ».

Ceci vise d’abord bien sûr le tiers secteur, ni marchand, ni public. Il le précise au n. 38 :

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« Jean-Paul II… avait relevé la nécessité d’un système impliquant trois sujets : le marché, l’État et la société civile. Il avait identifié la société civile comme le cadre le plus approprié pour une économie de la gratuité et de la fraternité, mais il ne voulait pas l’exclure des deux autres domaines. »

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C’est un véritable troisième pilier, indispensable aux deux autres (n. 39),

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« quand la logique du marché et celle de l’État s’accordent entre elles pour perpétuer le monopole de leurs domaines respectifs d’influence, la solidarité dans les relations entre les citoyens s’amoindrit à la longue, de même que la participation et l’adhésion, l’agir gratuit, qui sont d’une nature différente du donner pour avoir, spécifique à la logique de l’échange, et du donner par devoir, qui est propre à l’action publique, réglée par les lois de l’État... Le binôme exclusif marché-État corrode la socialité, alors que les formes économiques solidaires, qui trouvent leur terrain le meilleur dans la société civile sans se limiter à elle, créent de la socialité… Aussi bien le marché que la politique ont besoin de personnes ouvertes au don réciproque. »

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Et à partir de là (n. 37),  « il est nécessaire aussi que, sur le marché, soient ouverts des espaces aux activités économiques réalisées par des sujets qui choisissent librement de conformer leur propre agir à des principes différents de ceux du seul profit, sans pour cela renoncer à produire de la valeur économique ». Il se prononce dès lors pour la coexistence sur le marché d’entreprises à buts différents :

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« À côté de l’entreprise privée tournée vers le profit, et des divers types d’entreprises publiques, il est opportun que les organisations productrices qui poursuivent des buts mutualistes et sociaux puissent s’implanter et se développer. C’est de leur confrontation réciproque sur le marché que l’on peut espérer une sorte d’hybridation des comportements d’entreprise et donc une attention vigilante à la civilisation de l’économie. »

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Ce qui nous conduit à enrichir la notion d’entreprise (n. 46) :

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« Il semble que la distinction faite jusqu’ici entre entreprises à but lucratif (profit) et organisations à but non lucratif (non profit) ne soit plus en mesure de rendre pleinement compte de la réalité, ni d’orienter efficacement l’avenir. Au cours de ces dernières décennies, une ample sphère intermédiaire entre ces deux types d’entreprises a surgi. Elle est constituée d’entreprises traditionnelles — qui cependant souscrivent des pactes d’aide aux pays sous-développés — , de fondations qui sont l’expression d’entreprises individuelles, de groupes d’entreprises ayant des buts d’utilité sociale, du monde varié des acteurs de l’économie dite “civile et de communion”.

Il ne s’agit pas seulement d’un “troisième secteur”, mais d’une nouvelle réalité vaste et complexe, qui touche le privé et le public et qui n’exclut pas le profit mais le considère comme un instrument pour réaliser des objectifs humains et sociaux. Le fait que ces entreprises distribuent ou non leurs bénéfices ou bien qu’elles prennent l’une ou l’autre des formes prévues par les normes juridiques devient secondaire par rapport à leur orientation à concevoir le profit comme un moyen pour parvenir à des objectifs d’humanisation du marché et de la société…

Sans rien ôter à l’importance et à l’utilité économique et sociale des formes traditionnelles d’entreprise, elles font évoluer le système vers une plus claire et complète acceptation de leurs devoirs, de la part des agents économiques [et] cela crée un marché plus civique et en même temps plus compétitif. »

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Voilà un vaste et ambitieux programme, un appel à l’imagination et à l’expérimentation. Le champ est ouvert.

Comme on le voit, il ne s’agit pas là d’un simple accompagnement moralisant de l’économie existante, mais d’une véritable refondation, qui suppose notamment la conversion des dirigeants (et des investisseurs). Comme je peux en témoigner directement, cela a résonné profondément dans le monde entrepreneurial chrétien ; et tout particulièrement l’importance de la gratuité et du don. L’onde de choc de cette demande n’est pas près de s’arrêter.

 

 

Pierre de Lauzun est économiste, directeur général délégué de la Fédération bancaire française. A publié notamment : L’Économie et le Christianisme (FX de Guibert, 2010).

 

 

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