La cogestion hautement médiatisée Merkel-Sarkozy des affaires de l’euro est appelé outre-Rhin Merkézie, non sans ironie et pas forcément de manière aimable pour nous.

Le but de ces rencontres qui durent déjà depuis de longs mois est de sauver l’euro. Le scénario est toujours le même : à l’approche d’une échéance difficile  pour la Grèce ou pour d’autres, le président français insiste pour  que les mesures de solidarité les plus  vigoureuses soient  prises. La chancelière allemande dit d’abord non,  puis peut-être, et finit par dire oui, sous certaines conditions imposées aux pays en difficulté dont on sait qu’ils ne les respecteront pas. Elle veut même aujourd’hui une révision du traité de Lisbonne destinée à mettre sous la tutelle de Bruxelles tous les budgets. Depuis la décision du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe du 30 juin 2009, elle est tenue  de  soumettre au Bundestag les mesures  prises pour sauver l’euro : la politique allemande  étant au moins aussi verrouillée que  la nôtre, le risque de refus est faible, mais cette obligation permet à Mme Merkel de faire lanterner ses solliciteurs.

On aurait tort de voir là un exemple de négociation classique entre deux Etats, chacun marchandant pour préserver au mieux  ses intérêts. Nous serions là sur un terrain raisonnable. Or tel n’est pas le cas.

Non seulement parce que l’euro, in fine, ne sera pas sauvé : chaque jour qui passe éloigne inexorablement les unes des autres les économies des pays de la zone (inflation, compétitivité, balance commerciale, « spread » des emprunts d’Etat), aussi sûrement que l’expansion de l’univers éloigne les galaxies  ou qu’un peloton de marathoniens s’étire au fur et à mesure de  la course.   

Mais aussi parce qu’on se demande ce que défendent les deux partenaires de la Merkézie dans leurs négociations si serrées.

Celui qui paraît le plus attaché à l’euro, c’est Sarkozy. Ce n’est pourtant pas la France  qui a  le plus intérêt à sa survie. Chaque jour qui passe  sous le régime de l’euro  déséquilibre un peu plus la balance commerciale franco-allemande, non seulement industrielle, mais même agricole, et  accentue la désindustrialisation : de manière significative l’industrie automobile  allemande survit alors que la française est en voie de disparition.

Merkel, elle, rechigne, sinon au maintien de l’euro, du moins à en payer le prix. Elle refuse ce qui, seul, pourrait rendre possible sa survie : des transferts financiers directs  et massifs aux pays que l’on appelle irrévérencieusement les « pigs ». Pas davantage, elle n’accepte les eurobonds, sorte de titrisation de toutes les dettes publiques européennes. Reste la monétarisation d’une partie des dettes des pays en difficulté qui fait horreur à l’Allemagne  par les risques d’inflation qu’elle comporte,  mais à laquelle elle finit par se résigner puisque cette monétisation, contraire au traité de Lisbonne, a déjà commencé.

Merkel rechigne. Pourtant, en l’état actuel des choses, les prix ayant augmenté depuis  la création de l’euro d’environ 10 % de plus en France qu’en Allemagne et davantage encore dans le reste de la zone, ce qui rend les produits allemands de plus en plus  compétitifs, l’Allemagne semble  gagner plus  que la France à la survie de l’euro.  Sa balance commerciale est, année après année, plus favorable  au détriment du reste de la zone. Cet avantage compétitif résulte  des mœurs austères du pays, de son horreur de l’inflation,  mais aussi du « forcing » accompli par le gouvernement Schroeder dès  le début de l’expérience pour  baisser les prix de revient en réduisant les  salaires réels, baisse  qui a plongé une partie de la population de ce pays dans la misère. Si on prolonge  les courbes actuelles, l’Allemagne sera dans quelques années le seul pays de l’Europe continentale ayant encore une industrie, ce qui n’était  le cas ni en 1914, ni en 1939. Cet avantage cesserait par contre  en cas de rupture de l’euro car les coûts de production de  tout le reste de la zone baisseraient par rapport aux siens.

Malgré l’avantage que semble constituer l’euro  en termes  de puissance, une partie de l’opinion allemande et même de ses experts juge que l’expérience de l’euro est négative pour elle aussi. D’abord parce que les Allemands, en profondeur, ne veulent pas aider les autres pays, ce qui n’a en soi rien de blâmable ; ils  craignent notamment  d’être gangrénés par la  tendance  inflationniste de  leurs  partenaires. Ensuite  parce qu’une partie d’entre eux devine que, quand  l’euro éclatera, le pouvoir d’achat des Allemands qui aujourd’hui se serrent la ceinture serait sensiblement  augmenté, les produits importés et les séjours à l’étranger étant alors  moins chers pour eux. Ajoutons enfin que, par un euro fort, l’Allemagne se désindustrialise aussi, même si c’est moins  vite que ses  partenaires. L’excédent croissant qu’elle accumule  vis-à-vis des pays de la zone euro ne fait que compenser son déficit croissant  vis-à-vis du reste du monde.  En particulier de la Chine qui joue le même jeu que l’Allemagne  mais en plus grand et par rapport au monde entier.

Avantage ou pas, si l’on consultait  aujourd’hui les Allemands  par référendum, nul doute qu’ils  voteraient non à l’euro. Ce que défend Mme Merkel dans la Merkézie, ce ne  sont pas les intérêts de tous les Allemands  ni la volonté de la majorité d’entre eux.

Cette négociation est donc une histoire de fous où chacun défend d’autres intérêts que ceux de son pays. Lesquels ? Ceux  du président Obama qui souhaite maintenir le statu quo jusqu’à la prochaine élection présidentielle, en novembre  (comme Sarkozy jusqu’en avril) ? Peut-être.  Mais surtout  leur propre crédibilité qui demeure liée, comme celle de toutes les classes dirigeantes de l’Europe continentale, au succès de l’expérience de l’euro. Confrontés à l’échec patent de celle-ci,  Merkel et Sarkozy sont dans la nasse et leur coopération  ne sert qu’à les y enfoncer  davantage. 

 

Photo : 45th Munich Security Conference 2009 : Dr. Angela Merkel (le), Federal Chancellor, Germany, in Conversation with Nicolas Sarkozy (ri), President, French Republic © Wikimedia Commons / Sebastian Zwez / Creative Commons Attribution 3.0 Germany license