[Source: le Figaro Vox]
FIGAROVOX/TRIBUNE - Après plusieurs mois de négociations, la loi El Khomri passe en force grâce au recours à l'article 49-3. Pour Bertrand Chokrane, celle-ci élude pourtant les vrais problèmes.
Finalement, les négociations avec les partenaires sociaux ont prévalu sur les débats à l'Assemblée nationale. Les syndicats ont eu le dernier mot, puisque le recours à l'article 49-3 met fin aux discussions au sein de l'hémicycle et le texte final est en grande partie le résultat des négociations syndicales.
Il ne reste plus grand chose du projet initial. Qu'en est-il exactement? Une baisse du taux de majoration des heures supplémentaires négociable par accord d'entreprise, une meilleure représentation des opinions des salariés via des référendum en entreprise, la primauté des accords d'entreprise sur le contrat de travail dans certaines conditions (dans le cadre des accords offensifs), davantage de précisions sur les critères du licenciement économique, la Garantie Jeunes (une sorte de RSA pour les jeunes qui ne sont ni en emploi, ni en formation, ni en études) et le Compte personnel d'Activité (déjà élaboré par la loi Rebsamen).
Les entreprises, confrontées à une conjoncture très volatile, morne et incertaine, réclament davantage de souplesse, ce qui est compréhensible. Ces dispositifs sont susceptibles de les aider à affronter la tempête mais ceux-ci n'engendrent pas de créations d'emplois de façon significative. Car les employeurs embauchent uniquement lorsqu'ils voient leurs carnets de commande se remplir. Dans un contexte économique aussi morose, ils sont peu enclins à prendre des risques et préfèrent l'intérim, les CDD ou les freelances, si bien que le salariat traditionnel tend à disparaître.
Tout notre malheur vient du fait que l'Etat est incapable de comprendre où se situe l'intérêt général de la population.
S'il est parfaitement légitime pour un syndicat patronal de défendre les intérêts des entreprises, il en est de même pour les syndicats des salariés qui protègent les droits des travailleurs. Cependant, soyons réalistes! Quand il faut désormais près de 4 années pour le moindre litige aux Prudhommes, les droits des salariés, assurés en théorie, ne le sont pas en pratique, car le rapport de force leur est beaucoup trop défavorable dans un contexte de chômage de masse. Seuls les salariés dotés de compétences rares et recherchées par les entreprises obtiennent ce qu'ils souhaitent.
A priori, la recherche de compromis entre deux parties aux intérêts contraires peut paraitre de bon aloi. En fait, il n'en est rien, et bien souvent, ces accords ne forgent pas l'intérêt général.
Et tout notre malheur vient du fait que l'Etat est incapable de comprendre où se situe l'intérêt général de la population. En effet, il y a dans ce pays des millions de personnes qui ne sont ni salariés, ni employeurs et voient leurs chances d'acquérir l'un de ces deux statuts, fondre comme neige au soleil. Ils sont près de 10 millions à souffrir du sous-emploi, et plus de 16% de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, mais qui se soucie de leur sort? Ils ne sont ni reconnus, ni représentés par aucun syndicat quel qu'il soit. Et bien souvent, ils ne votent pas, ce qui fait d'eux les oubliés de la République.
Pourtant, ce chômage de masse, qui lamine notre société, détruit la croissance et les structures sociales aussi surement qu'une gangrène. Cette paupérisation d'une grande partie de la population ruine aussi les comptes de l'Etat (ressources fiscales asséchées, dépenses accrues). Si la loi Travail n'a aucun impact significatif sur le chômage, alors à quoi sert-elle?
Les créanciers de l'Etat français et ceux qui assurent cette créance ont de bonnes raisons d'être inquiets, car aucune des réformes entreprises n'aborde les vrais problèmes. La loi El Khomri leur donne l'impression d'une comédie où l'on met en scène des difficultés pour montrer qu'on a fait preuve d'un grand courage et d'une fermeté à toute épreuve, alors que le sujet est sans consistance économique véritable. La loi Travail a pris une place disproportionnée au regard des véritables enjeux qu'on a trop souvent tendance à oublier.
Au-delà des remous médiatisés, les chiffres parlent d'eux-mêmes. Certes, le déficit budgétaire a diminué, on pourrait s'en réjouir, mais les dépenses publiques (hors intérêts de la dette) continuent d'augmenter, la gabegie se poursuit et surtout, l'endettement public de la France continue de gonfler. C'est encore plus alarmant lorsque l'on sait que la réduction du déficit est principalement due à la baisse de la charge de la dette générée par la baisse des taux d'intérêts. Mais le faible niveau des taux d'intérêt ne pourra pas durer éternellement et de nombreuses voix, parmi les plus influentes, s'élèvent à travers le monde pour que cesse cette politique des taux bas menée par les banques centrales. Il arrivera un moment où ils vont remonter, ce qui sera critique pour les pays trop endettés comme la France.
La haute finance internationale ne se soucie pas des alinéas subtils du Code du travail français âprement négociés par les partenaires sociaux et des remous qu'ils peuvent susciter dans l'opinion. Ces institutions financières constatent simplement que la croissance française est insuffisante pour empêcher la paupérisation rampante de la population. Ce n'est pas de la philanthropie, leur seul souci étant la capacité à rembourser de l'Etat français, leur débiteur. La semaine dernière, la Commission européenne notait que la trajectoire suivie par la France est moins bonne que celle de ses voisins et que son endettement continue d'augmenter alors que celui de ses voisins diminue.
Que retiendront les observateurs de cet épilogue regrettable de la loi El Khomri? Ils comprennent désormais que le personnel politique français prend des postures idéologiques et électoralistes, comme si l'urgence économique n'existait pas. On privilégie des mesures sans impact sur l'économie. Cela montre aussi que la classe politique n'a toujours pas compris que le paritarisme ne sert plus l'intérêt général et qu'elle n'a pas pris la mesure de l'urgence économique que tous les indicateurs signalent.
Au bout du compte, les espoirs de voir la France entamer de véritables réformes sont sérieusement douchés. Cet épisode ne rassure personne, ni les partenaires européens de la France, ni ses créanciers, et encore moins ceux qui sont chargés d'assurer la dette française.
Bertrand Chokrane
Diplômé de l'Ecole normale supérieure et titulaire d'un post-doctorat au MIT, Bertrand Chokrane a été responsable du planning stratégique chez Renault-Nissan puis chez Dassault-Systèmes. Il est actuellement PDG d'une société d'analyse financière spécialisée dans le domaine de l'audit, du conseil et de la prévision de marché. Plus d'informations sur ce site.