Le 19 mars 2009, alors que les propos du pape Benoît XVI sur l'épidémie du Sida en Afrique provoquaient depuis deux jours un tollé en France et en Allemagne, un scientifique, Edward C. Green, affirmait, dans un article du National Review Online : Les meilleurs données dont nous disposons confirment les propos du pape.

Cette déclaration, confirmée depuis par son auteur dans un article du Washington Post, le 29 mars dernier, n'a connu pratiquement aucune répercussion dans les médias traditionnels en France. Pourtant Edward C. Green n'est pas un scientifique isolé. Anthropologue médical, spécialiste des épidémies en Afrique, directeur de recherche sur la prévention du Sida à l'université de Harvard (USA), il a publié plusieurs enquêtes et méta-études sur le développement de l'épidémie du HIV. Nous présentons ici son dernier article en date, A framework sexual partnerships : risks and implications for Hiv prevention in Africa , publié en mars 2009, en collaboration avec trois autres spécialistes de la question (T. L. Mah, A. Ruark et N. Hearst) [1]. Cette analyse s'appuie sur plus d'une cinquantaine d'études, dont certaines sont très récentes (cf. bibliographie à la fin de cette présentation).
Pourquoi une telle épidémie en Afrique sub-saharienne ?
Quels sont les facteurs prédominants qui favorisent ou non l'épidémie du Sida ? Comment une dynamique de transmission se met-elle en place à l'échelle d'une population ? C'est la question de départ de l'étude. Les auteurs ne s'arrêtent pas aux groupes particuliers, mais cherchent à comprendre les mécanismes de propagation de l'épidémie dans des régions très vastes, comme celles du sud et de l'est de l'Afrique, où des franges très importantes de la population sont touchées.
Leur conclusion est que, dans cette partie du monde, la cause principale de développement de la pandémie est la persistance, dans une proportion importante de la population, de relations régulières concomitantes, ou/et de relations se chevauchant dans le temps. Par exemple, dans le sud de l'Afrique, il est assez courant qu'une personne ait, à la fois, un conjoint avec lequel elle habite et une ou plusieurs relations suivies avec d'autres partenaires [2]. Et ces partenaires peuvent eux-mêmes avoir d'autres relations suivies par ailleurs. Ainsi, si de nombreuses personnes ont, dans la même période, des relations suivies avec plusieurs partenaires réguliers, il se crée dans la population, un réseau de plus en plus large, qui favorise la propagation du virus [3].
Ces compagnonnages sexuels simultanés ont même plus d'impact sur la transmission du virus que l'existence de groupes à risques, ou la succession de relations suivies avec des partenaires différents. Les groupes à risques (homosexualité, milieux de la drogue et de la prostitution) sont bien sûr les premiers touchés par l'infection. Mais l'épidémie reste essentiellement concentrée dans ces groupes à risques. Elle ne se répand de façon massive que si une part importante de la population générale entretient des relations régulières multiples [4].
La proportion importante de ces relations régulières simultanées ne signifie pas pour autant que les Africains ont plus de partenaires sexuels, sur une longue période, que dans d'autres régions du monde. Contrairement à une idée reçue, le nombre moyen de partenaires sexuels pour une personne, sur une période donnée, n'y est pas plus élevé dans le sud et l'est de l'Afrique qu'ailleurs. En revanche, le fait que de nombreuses relations régulières soient menées simultanément est un facteur spécifique aux régions les plus touchées par l'épidémie et aggrave celle-ci [5].

La prévalence élevée d'épidémies généralisées de Hiv, que l'on observe essentiellement dans l'est et le sud de l'Afrique, diffère des autres épidémies du Hiv, transmis par voies sexuelles, en raison du taux élevé de compagnonnages sexuels multiples et concomitants [6] [...]. Des enquêtes montrent que si une majorité d'africains [...] n'a pas plus d'un partenaire sexuel dans une année, une minorité significative en a plusieurs, spécialement dans le sud de l'Afrique. Dans les épidémies généralisées de HIV, les hommes et les femmes qui signalent avoir plus d'un partenaire tendent à avoir au moins deux compagnonnages sexuels réguliers en cours [7] (Green 2009).

Cette minorité significative va constituer un réseau de relations suffisamment étendu dans la population générale pour que le virus se répande d'une façon plus rapide qu'ailleurs dans des couches entières de la population. Ainsi, même en ayant un seul partenaire régulier, on court un risque important si celui-ci a, lui-même, plusieurs relations régulières en cours [8].
Un réseau de relations multiples qui favorise le virus
Pour quelles raisons la simultanéité des relations régulières est-elle un facteur si important comparativement aux autres ? Essentiellement en raison de la virulence et de la nature infectieuse plus élevées du HIV dans les semaines qui suivent la contamination. Des relations régulières concomitantes augmentent la probabilité que le virus se répande de personne en personne, avant d'avoir perdu une partie de son caractère infectieux. Ces relations régulières multiples accroissent donc la vitesse de propagation de l'épidémie, a fortiori si ce type de comportement est courant dans une société [9].
Les limites de la promotion du préservatif
Des études, citées par les auteurs, établissent que, dans les groupes très exposés (prostitués et leurs clients...), ou dans le cas de relations sexuelles occasionnelles, l'utilisation systématique et correcte du préservatif peut contrebalancer les risques que font courir ces relations (études menées au Cambodge, au Sénégal, en Thaïlande, en République dominicaine) [10]. Quand ils sont utilisés de façon systématique par des couples séro-discordant connus, les préservatifs réduisent la transmission du HIV de 80 à 90 %, en comparaison de couples qui ne les utilisent pas (Green 2009).
Toutefois, les auteurs mettent en cause l'efficacité des campagnes pro-préservatif à l'échelle de toute la population :

L'utilisation correcte et systématique du préservatif réduit indubitablement le risque individuel d'une infection par le HIV, cependant l'efficacité du préservatif pour prévenir la contamination à l'échelle d'une population a été limitée dans les épidémies généralisées. (11) Cette inefficacité est due à l'usage non systématique et/ou incorrect du préservatif et probablement aussi à des comportements désinhibés. (Green 2009). Par comportements désinhibés il faut entendre la persistance ou la prise accrue de risques élevés à cause d'un sens croissant de sécurité dû au préservatif [12] .

La promotion du préservatif est loin d'être une solution efficiente dans le cas des relations régulières : Vingt-cinq ans d'expérience dans la prévention du Sida, et une expérience plus longue encore dans le planning familial, ont montré qu'une utilisation systématique du préservatif est difficile à atteindre parmi ceux qui ne font pas partie des groupes les plus à risques. [...] Nous devons admettre que durant les relations régulières à long terme, même si elles sont multiples et/ou concomitantes, les préservatifs seront rarement utilisés de façon systématique (Green 2009).
Les partisans de la promotion du préservatif ont beau jeu d'avancer que si tout le monde, ou presque, utilisait systématiquement, et de façon correcte, le préservatif, l'épidémie ralentirait. C'est vrai, d'un point de vue probabiliste. Mais dans la réalité, cela ne fonctionne pas ainsi. C'est aussi ce que constatent dix experts du Sida dans un article publié par la revue Science en 2008 : L'utilisation systématique du préservatif n'a pas atteint un niveau suffisant, malgré des années de promotion agressive, pour produire un ralentissement probant des nouvelles infections dans l'épidémie généralisée d'Afrique sub-saharienne ( Reassessing HIV Prevention , 2008).
La fidélité, meilleure arme contre la pandémie
Ce qui, en revanche, est efficace, et assez rapidement, ce sont les stratégies valorisant la fidélité réciproque. Les auteurs rappellent le cas de l'Ouganda, où des campagnes mettant au premier plan l'abstinence et de la fidélité ont fait chuter de façon spectaculaire l'épidémie. Mais d'autres cas existent. Ainsi, au Kenya, la diminution du nombre de personnes ayant plus d'un partenaire a été accompagnée d'une réduction du pourcentage de personnes atteintes par le virus. Des résultats similaires ont été observés au Zimbabwe, et dans certains segments de population de Côte d'Ivoire, d'Ethiopie et du Malawi [13].
Pour contribuer à la lutte contre l'épidémie, E.C. Green et ses collègues proposent une typologie des comportements à risque parmi les relations régulières. Celle-ci va de la relation de fidélité réciproque et durable (risques très faibles) aux relations avec un ou deux partenaires ayant des relations régulières par ailleurs, dans un contexte où ce comportement est généralisé (risque le plus élevé). Ils estiment qu'une action efficace contre l'épidémie passe par des efforts ciblés de communication adapté à chaque type de relation, en vue d'encourager les personnes à changer d'attitude et à réduire ainsi les risques de contamination.
Changer de stratégie globale
Les auteurs observent qu'un groupe de plus en plus large de chercheurs et responsables publics (dans des universités réputées, à la Banque mondiale, dans l'agence américaine pour le développement international, en Afrique...) considère que les politiques de préventions ne se sont pas assez intéressées, jusqu'à présent, au problème des relations multiples [14].
Ils regrettent que la politique dominante de la lutte contre le Sida soit basée prioritairement sur la promotion du préservatif, les tests de séro-positivité et le traitement des autres maladies sexuellement transmissibles. Cette politique peut être efficace dans certains cas, mais a échoué à réduire l'épidémie dans les régions du sud et de l'est de l'Afrique. Ils demandent que les politiques de prévention et de recherche soient davantage axées sur l'encouragement à réduire le nombre de partenaires et sur la fidélité. Et ils souhaitent que des moyens aussi considérables que ceux qui ont étés consacrés à la promotion du préservatif, soient mis en œuvre pour développer cette stratégie de changement des modèles de comportements.
Remettre la personne au centre
Cette étude éclaire particulièrement les propos du pape dans l'avion qui le menait au Cameroun. Benoît XVI a été interrogé sur la pandémie du Sida en Afrique. Comme le font les auteurs de cette étude, il a répondu sur le plan des moyens à mettre en œuvre à l'échelle des populations entières. Dans cette perspective globale de lutte contre l'épidémie, il a remis en cause l'efficacité de la distribution de préservatifs. Ce n'est pas par hasard que plusieurs médias, à la suite de l'Agence France Presse, ont travesti ses propos, ajoutant qu'il avait déclaré que l'utilisation des préservatifs aggravait le problème du Sida.
Cela a provoqué un scandale car dans les représentations mentales, l'expression, l'utilisation de préservatifs renvoie au comportement individuel d'une personne déjà engagée dans des relations sexuelles. Ce que beaucoup ont entendu , perçu alors, c'est que dans le cas de relations sexuelles à risque, l'utilisation du préservatif aggravait le problème.
Ce n'est pourtant pas sur ce terrain que le Saint-Père s'est engagé. À la lumière de cette étude, on voit que sa réponse était particulièrement adaptée aux conditions réelles de propagation à grande échelle de l'épidémie en Afrique sub-saharienne. Cela a été complètement occulté par de nombreux journalistes. Leur réaction scandalisée de défense du préservatif était manifestement conditionnée par un modèle européen de lutte contre le Sida qu'il faudrait projeter en Afrique.
Enfin, la suite de la réponse du pape épouse, avec une justesse étonnante, les changements de comportements préconisés par Green et ses collègues. Le pape dit que pour lutter contre le Sida, il faut passer par une humanisation de la sexualité, c'est-à-dire un renouveau spirituel et humain qui apporte avec soi une nouvelle manière de se comporter l'un avec l'autre . Il nous rappelle ainsi que ces changements de comportement en matière de sexualité seront d'autant plus effectifs que l'on s'adressera à la personne humaine dans son intégralité. Dans le National Review, E. C. Green commente ainsi ce passage du pape : Nous avons, en d'autres termes, à traiter les personnes comme des personnes. Réfléchir avec elles et leurs montrer qu'il y a une meilleure façon de vivre, respectueuse d'elles-mêmes et des autres. C'est un message de bon sens, qui n'est pas de la folie, que vous soyez en Afrique ou que vous ayez affaire à des adolescents américains en pleine crise hormonale.

 

Bibliographie restreinte
Les références proposées ci-dessous sont une partie de celles citées par Green et ses collègues. Elles étayent les différentes parties de la présentation de l'étude que nous proposons ci-dessus. On pourra s'y référer pour approfondir les thèses qui y sont exposées (cf. notes de 1 à 15 dans le texte).

[1] Edward C. Green, Timothy L. Mah, Allison Ruark, and Norman Hearst. A framework of sexual partnerships : Risks and implications for HIV prevention in Africa , Studies in family planning 2009 ; 40[1] : 63-70.
[2] Mah, Timothy L. and Daniel T. Halperin, 2008. Concurrent sexual partnerships and the HIV epidemics in Africa : Evidence to move forward , AIDS and Behavior.
[3] Morris, Martina and Mirjam Kretzschmar, 1995, Concurrent partnerships and transmission dynamics in networks , Social Networks 17(3–4) : 299–318 Morris, Martina and Mirjam Kretzschmar, 1997, Concurrent partnerships and the spread of HIV , AIDS 11[5] : 641–648. Epstein Helen, 2007, The Invisible Cure : Africa, the West, and the Fight Against AIDS. New York : Farrar, Straus, and Giroux.
[4] Chin, James, 2007, The AIDS Pandemic : The Collision of Epidemiology with Political Correctness. Oxford : Radcliffe Publishing. De Cock, Kevin M. 2007. HIV/AIDS 2007 : An end-of-year commentary éditorial, International Journal of Tuberculosis and Lung Disease 11(12) : 1,267–1,269.
[5] Wellings, Kaye, Martine Collumbien, Emma Slaymaker, et al. 2006, Sexual behaviour in context : A global perspective , Lancet 368(9,548) :1,706–1,728. Green, Edward C. 2003, Rethinking AIDS Prevention : Learning from Successes in Developing Countries, Westport, CT : Praeger Publishers.
[6] Edward C. Green, Timothy L. Mah, Allison Ruark, and Norman Hearst, A framework of sexual partnerships : Risks and implications for HIV prevention in Africa , Studies in family planning 2009 ; 40[1] : 63-70. Halperin, Daniel T. and Helen Epstein, 2004, Concurrent sexual partnerships help to explain Africa's high HIV prevalence : Implications for prevention , Lancet 364(9,428) : 4–6.
[7] Edward C. Green, Timothy L. Mah, Allison Ruark, and Norman Hearst, A framework of sexual partnerships : Risks and implications for HIV prevention in Africa , Studies in family planning 2009 ; 40[1] : 63-70. Halperin, Daniel T. and Helen Epstein. 2007, Why is HIV prevalence so severe in southern Africa ? The role of multiple concurrent partnerships and lack of male circumcision : Implications for AIDS prevention , Southern African Journal of HIV Medicine 8[1] : 19–25.
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[13] Shelton, James D., Daniel T. Halperin, Vinand Nantulya, Malcolm Potts, Helene D. Gayle, and King K. Holmes, 2004, Partner reduction is crucial for balanced 'ABC' approach to HIV prevention , BritishMedical Journal 328(7,444) : 891–893. Bessinger, Ruth, Priscilla Akwara, and Daniel T. Halperin, 2003, Sexual Behavior, HIV and Fertility Trends : A comparative Analysis of Six Countries, Phase I of the ABC Study , Chapel Hill, NC : MEASURE Evaluation. Stoneburner, Rand L. and Daniel Low-Beer, 2004, Population-level HIV declines and behavioral risk avoidance in Uganda , Science 304(5,671) : 714–718. Green, Edward C., Daniel T. Halperin, Vinand Nantulya, and Janice A.Hogle, 2006, Uganda's HIV prevention success : The role of sexual behavior change and the national response , AIDS and Behavior 10[4] : 335–350. Kirby, Douglas, 2008, Changes in sexual behaviour leading to the decline in the prevalence of HIV in Uganda : Confirmation from multiple sources of evidence , Sexually Transmitted Infections 84 (Supplement 2) : ii35–ii41. Cheluget, Boaz, Godffrey Baltazar, Patrick Orege, Mohammed Ibrahim, Lawrence H. Marum, and John Stover, 2006, Evidence for population level declines in adult HIV prevalence in Kenya ,"Sexually Transmitted Infections 82(Supplement 1) : i21–i26. Institut National de la Statistique (INS) [Côte d'Ivoire] and ORC Macro, 2001, Enquête Démographique et de Santé, Côte d'Ivoire 1998–1999. Calverton, MD : INS and ORC Macro. Mekonnen, Yared, Eduard Sanders, Mathias Aklilu, et al., 2003, Evidence of changes in sexual behaviours among male factory workers in Ethiopia , AIDS 17[2] : 223–231. Mekonnen, Yared, Eduard Sanders, Tsehaynesh Messele, et al., 2005, Prevalence and incidence of, and risk factors for, HIV-1 infection among factory workers in Ethiopia, 1997–2001 , Journal of Health,Population and Nutrition 23[4] : 358–368. Bello, George A., John Chipeta, and John Aberle-Grasse, 2006, Assessment of trends in biological and behavioural surveillance data : Is there any evidence of declining HIV prevalence or incidence in Malawi ? , Sexually Transmitted Infections 82 (Supplement 1) : i9–i13. Institut National de la Statistique (INS) [Côte d'Ivoire], ministère de la Lutte contre le Sida [Côte d'Ivoire], and ORC Macro, 2006, Enquête sur les indicateurs du Sida, Côte d'Ivoire 2005 , Calverton, MD : INS and ORC Macro. Msellati, Philippe, Charlotte Sakarovitch, Laurence Bequet, et al., 2006, Decrease of human immunodeficiency virus prevalence in antenatal clinics in Abidjan, Côte d'Ivoire, 1995–2002 , International Journal of STD & AIDS 17[1] : 57–60.
[14] Ce point de vue a été exposé dans différents congrès récents, incluant ceux-ci : Addressing Multiple and Concurrent Partnerships in Southern Africa : Developing Guidance for Bold Action , Gaborone, Botswana, 28–29 January 2009. Expert Think Tank Meeting on HIV Prevention in High-prevalence Countries in Southern Africa , Maseru, Lesotho, 10–12 May 2006. Addressing Multiple and Concurrent Sexual Partnerships in Generalized HIV Epidemics , Washington, DC, 29–30 October 2008.
[15] Edward C. Green in From saint Peter's square to Harvard Square (article de Kathryn Jean Lopez, qui rapporte les propos de Green), National revue on line, 19 mars 2009.

 

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