Très attendue, la double intervention du pape François devant les assemblées européennes, le 25 novembre, n’a pas déçu. Deux textes denses, complets, qui ont en apparence soulevé l’enthousiasme, mais moins par les paroles que par la chanson. Le Saint-Père est populaire, et il est encore trop mal venu de critiquer un tel homme. Les médias ont évoqué les formules qui plaisent, sur l’écologie humaine, sur le drame de l’immigration, sur la beauté de l’idéal européen et sa mission de paix. Et pourtant.
Tout d’abord rien de nouveau sur le fond. François s’est glissé dans les pas de ses prédécesseurs, avec ses mots à lui. Son style jésuite « caresse les conflits », mais la pensée est forte pour qui sait lire entre les lignes : sur les droits de l’homme libertaire, sur la démocratie relativiste, sur le matérialisme économique, sur les racines chrétiennes oubliées, sur la « multipolarité » européenne (il dit « famille de peuples », Jean Paul II aurait dit « famille de nations »), sur la transversalité pour sortir du nombrilisme institutionnel et bureaucratique (Benoît XVI parlait lui de l’eurocentrisme)…
Sa touche personnelle, on la retrouve dans son attention aux Européens d’abord, ces millions de personnes frappées par l’égoïsme culturel qui balaie comme des déchets les enfants indésirés, les jeunes dont on ne sait que faire, les vieux inutiles, les travailleurs en surnombre ou les migrants désemparés. C’est donc en médecin qu’il se penche d’abord sur la vieille Europe, cette « grand-mère » si riche de son héritage mais qui a perdu sa vigueur dans les égarements du libéralisme libertaire et les crispations méprisantes du mythe bureaucratique.
Le temps politique est supérieur à l'espace des pouvoirs
Ce faisant, le pape s'adresse aux dirigeants à qui il rappelle finement leurs devoirs, leurs responsabilités et quelques vérités politiques fondamentales. Aucune société libre ne peut prospérer sur une conception purement majoritaire des droits de l’homme. Un peuple sans racine, autrement dit sans fondations communes métapolitiques, est un peuple livré à l’arbitraire des puissants.
La clé de la pensée politique du pape François, on la trouve dans le chapitre IV de l’exhortation apostolique Evangelii gaudium, qu’il distille dans ses discours de Strasbourg, et qui reprend des thèmes qu’il a abondamment développés au cours de sa vie. Il s’agit des postulats de la doctrine sociale de l’Église, qu’il présente à sa façon, d’une manière particulièrement subtile : le temps de l’action politique est supérieur à l’espace du pouvoir ; l’unité prévaut sur le conflit ; le réel commande à l’idée ; le tout du bien commun est supérieur à la partie.
Retenons simplement le premier principe, qu’il explique en invoquant le projet initial l’Europe de l’après-guerre. Selon le pape, les Pères fondateurs n’ont pas voulu constituer un espace qui s’imposerait aux peuples comme une structure de pouvoir qui serait l'accomplissement de la plénitude européenne. Ce type de raisonnement conduit à la folie qui prétend toujours « prendre possession de tous les espaces de pouvoirs et d’auto-affirmation » au nom du bien, en s’affranchissant de toute limite (EG, 222).
Non, l’homme sage ne cherche pas à servir le bien commun en conquérant le plus de pouvoir possible, mais en « initiant des processus », sans se substituer à la liberté du corps politique pour progresser vers le bien commun. Comment ne pas voir dans cette appréhension du réel politique une critique du constructivisme européen, auto-affirmé, sans âme, qui prétend faire le bonheur des peuples malgré eux ?
Sur ce sujet :
« Europe, retrouve tes racines. » Discours du pape au Conseil de l'Europe
« Europe, retrouve ton espérance. » Discours du pape François au Parlement européen
Photo : Hélène Bodenez
***