Dans quelques semaines, le 17 décembre, le Conseil européen va se prononcer sur l'ouverture de négociations d'adhésion avec la Turquie après que la Commission ait donné un avis favorable. Cette perspective pose une question de principe qui n'a jamais été tranchée.
À présent, elle doit l'être impérativement. Il ne suffit pas de se référer à l'objectif qui figurait dans le traité d'association conclu entre la CEE et la Turquie en 1963 pour considérer que l'affaire est entendue depuis longtemps : le projet européen n'avait pas encore revêtu les dimensions et les ambitions qu'il a aujourd'hui acquises. Quel que soit le lieu de ce débat, au Parlement ou au cours d'une campagne référendaire, on ne peut imaginer qu'il ne soit pas public, ou de le repousser au terme des négociations. La loyauté et l'honnêteté exigent que la question de principe soit tranchée avant qu'on n'en règle les modalités d'application.
Procéder en sens inverse et attendre le terme d'un processus qui durera de longues années reviendrait soit à placer celui-ci sous la menace permanente d'une épée de Damoclès, soit à vider le débat lui-même de toute portée pour le réduire à une simple formalité terminale. L'artifice de procédure imaginé par la Commission n'est pas plus acceptable : parsemer la négociation de conditions jamais complètement levées ou d'embûches procédurales exprime davantage la lâcheté que le courage devant une vérité d'autant plus difficile à assumer qu'elle a été escamotée depuis trop longtemps. Car l'examen de la question débouche inévitablement sur l'interrogation déjà apparue lors de l'élaboration du Traité Constitutionnel : quelle est l'identité constitutive de l'Europe ? Il est donc certain que si le débat de principe sur l'adhésion de la Turquie n'a pas lieu maintenant, il pèsera lourdement sur celui qui précèdera la ratification du projet de constitution.
1/ Le bon fonctionnement de la démocratie et le respect des droits de l'homme ne suffisent pas à qualifier la Turquie.
Nul ne conteste les progrès incontestables que ce pays a enregistrés en la matière depuis plusieurs années, quoique beaucoup revêtent un caractère plus formel que substantiel. Mais bien d'autres pays à travers le monde ont accompli les mêmes : ils n'ont pas vocation pour autant à rejoindre l'Union européenne. Si nous nous en sommes contentés pour examiner et accueillir les candidatures précédentes, c'est que précisément l'appartenance à l'Europe des pays balkaniques ou de ceux qui sont issus du démembrement de l'ex-URSS ne faisait aucun doute : leur adhésion à l'Union européenne participait de la réunification de notre continent divisé par la guerre et l'histoire. Tel n'est pas le cas de la Turquie. Qu'elle soit déjà membre du Conseil de l'Europe ne suffit pas à surmonter la difficulté : d'autres pays non-européens la côtoient dans la même organisation sans que leur candidature soit envisagée un seul instant.
2/ Les avantages économiques d'une telle adhésion seraient à sens unique.
Tout simplement parce que l'essentiel est déjà fait. Non seulement la Turquie jouit d'un traité d'association avec la CEE, mais elle est incorporée à l'union douanière depuis 1995 ; ses produits agricoles bénéficient d'un régime préférentiel ; la libre circulation de ses travailleurs, avec les problèmes que pose déjà la présence de plus de 2,5 millions de Turcs en Europe occidentale, la liberté d'établissement et la liberté de prestation de services sont en cours de réalisation graduelle ; la stabilisation et la convertibilité de la livre turque sont en bonne voie dans le cadre des programmes du FMI. La modernisation de ses entreprises n'est plus à démontrer et le développement de son économie bien engagé.
Qu'attendre de plus d'une adhésion pleine et entière, sinon l'émargement coûteux aux budgets communautaires (on parle de plus de 20 milliards d'euros au titre des seules politiques agricoles et structurelles), alors que nous ne parvenons même pas à servir les nouveaux pays membres à hauteur de leurs demandes ni à boucler le programme budgétaire de la prochaine décennie ? Nous n'y parviendrons pas davantage dans dix ans.
3/ L'identité géographique et stratégique de la Turquie est étrangère à l'Europe.
La première réalité massive et impossible à gommer, ce sont les 95 % du territoire situés à l'est du Bosphore. Quand Mustapha Kemal a choisi sa capitale, il a délaissé Istanbul l'européenne pour Ankara l'anatolienne. Aucun retour en arrière n'est aujourd'hui envisagé parce que le centre de gravité de la Turquie demeure en Orient. Le récent conflit irakien l'a encore démontré. Souvenons-nous des réticences d'abord exprimées à l'encontre de l'usage des bases anatoliennes par l'armée américaine pour attaquer l'Irak ; puis de l'imposant déploiement des forces turques sur la frontière irakienne et de leurs incursions dans le Kurdistan irakien pour mieux en contrôler l'évolution ; enfin de la revendication d'un droit de regard sur l'avenir de la région de Mossoul et ses réserves pétrolières.
Veut-on pousser les frontières de l'Union européenne jusqu'au cœur du Proche-Orient et l'impliquer directement dans ses conflits ? Ce serait une grande imprudence ! Sans compter le déséquilibre géostratégique que nous introduirions dans cette région à l'encontre de la Russie qui, faut-il le rappeler, a toujours veillé à ne pas se laisser encercler par le sud. Les raisons qui avaient justifié la participation de la Turquie à l'OTAN ont disparu depuis quinze ans. Voulons-nous donc ressusciter un facteur de tension là où il n'existe plus ?
4/ Ses relations avec l'Europe n'ont jamais été d'appartenance mais de conflit...
Oui, l'Empire ottoman a étendu son pouvoir sur une bonne partie de l'Europe orientale et méridionale pendant plusieurs siècles : non pour s'européaniser, mais en tant que colonisateur pour l'islamiser, et mettre au service de sa puissance méditerranéenne des populations asservies et exploitées. Leur émancipation n'est pas si vieille qu'il faille l'oublier et prendre ainsi leur histoire à revers : elle s'est terminée seulement en 1923, avec le traité de Lausanne, et s'est accompagnée de déplacements massifs de populations. Que reste-t-il aujourd'hui de la présence hellénique et de la civilisation byzantine en Asie mineure ? Rien, sinon des ruines : la Turquie moderne a systématiquement achevé ce que l'Empire ottoman avait commencé pour en effacer toute expression vivante.
Quant aux cicatrices, elles demeurent, d'autant plus visibles qu'elles continuent de marquer Chypre à vif : pouvons-nous accueillir au sein de notre communauté un pays dont l'armée occupe en toute illégalité le quart du territoire d'un autre membre de l'Union européenne et y soutient un gouvernement fantoche, après y avoir introduit plus de cent mille paysans anatoliens en remplacement de la population grecque chassée et exilée ? Or ni de près ni de loin, le gouvernement turc n'a pris d'engagement à cet égard ni n'en a annoncé, bien au contraire : le nouveau code pénal soit-disant destiné à aligner la Turquie sur les standards européens, déjà sujet à polémique à propos d'une tentative de pénalisation de l'adultère, criminalise la contestation publique des intérêts nationaux fondamentaux comme l'occupation de Chypre par la Turquie, ou l'affirmation du génocide arménien (art. 306) !
Les relations de la Turquie avec le monde arabe, auquel elle n'appartient pas, ont été et demeurent marquées par le même antagonisme ; elles ont laissé les mêmes séquelles de rancœur et de méfiance, et expliquent pour partie celles, paradoxales, que ce pays entretient avec Israël. De fait, les gouvernements turcs, quels qu'ils soient, ne se sont jamais départis d'une stratégie nationaliste et impériale fondée sur la puissance militaire, dont l'entrée dans la modernité apparaissait comme le vecteur le plus efficace, et qui fut le principal moteur de la révolution kémaliste après l'effondrement d'un Empire ottoman qui figurait parmi les vaincus de la Première Guerre mondiale.
5/ Des contradictions irréductibles
Pour aller au fond des choses, trop de contradictions irréductibles demeurent entre ce qu'est la société turque et les valeurs auxquelles nous référons, explicitement ou non. Entériner ces contradictions par une adhésion confèrerait à ce pays un statut d'exception tout à fait préoccupant qui menacerait notre avenir même.
· a/ La laïcité dont on crédite les institutions et l'État turcs n'a rien à voir à voir avec celle que nous pratiquons en Europe, au-delà de la similitude des mots. Elle a été instituée en même temps que la république non pour séparer l'État de l'islam sunnite pratiqué par l'immense majorité de la population, mais pour créer, sous la tutelle étroite de cet État, un islam exclusif, " turquisé " et instrumentalisé par des moyens juridiques et administratifs puissants qui sont toujours à l'œuvre : c'est un service administratif et politique dépendant du Premier ministre, la direction des Affaires religieuses, qui contrôle tous les lieux de culte, nomme et révoque les imams, surveille leur formation, supervise les prêches du vendredi, les ouvrages religieux et les manuels de morale.
Anticléricale, pour transposer un terme qui nous est familier, la laïcité kémaliste n'était cependant pas anti-religieuse puisque l'islam a gardé toute sa place en tant qu'élément structurant de la culture et de la société, jusqu'à faire figurer son symbole au centre du drapeau national. Rappelons à cet égard qu'au moment où le Conseil européen arrêtait les termes du projet de traité constitutionnel, en juin dernier, la Turquie accueillait chez elle une réunion de l'Organisation de la conférence islamique.
Ce laïcisme de combat, imposé par la force à une religion qui ne conçoit pas la sécularisation, fut d'abord et délibérément un outil d'identification nationale ainsi qu'un instrument dirigé contre l'islam pan-arabe et placé sous la vigilance sourcilleuse des militaires : d'où le conflit qui s'infiltre aujourd'hui dans la vie politique turque entre ceux-ci et des mouvements islamiques en plein essor et qui explique une bonne part de ses soubresauts récents. Veut-on réellement réimporter ce modèle en Europe alors qu'il n'y a plus cours depuis longtemps, et être un jour contraints de prendre parti entre le laïcisme militaire et l'islamisme montant ?
· b/ La liberté religieuse n'est donc pas assurée. Les religions non musulmanes n'ont le droit ni de laisser officier des ministres du culte qui ne soient pas turcs, ni de les former sur place : le dernier séminaire du patriarcat de Constantinople qui était resté ouvert après la révolution kémaliste, celui d'Haiki, a été fermé de force en 1971 et le demeure. Il est toujours impossible, en pratique, d'y construire et d'y posséder un lieu de culte non-musulman ; et les propriétés confisquées n'ont pas été rendues à leurs propriétaires.
Enfin, les communautés non musulmanes se voient encore refuser un statut qui leur permettrait tout simplement d'exister officiellement. Toutes ces situations sont objectivement contraires aux droits et garanties qui caractérisent la société européenne, mais sur lesquelles aucun changement substantiel ne semble envisageable par un gouvernement turc, quelle qu'en soit la couleur, dans la mesure où il serait contraire aux principes fondateurs de la république et à l'identité voulue de la société.
· c/ L'état d'urgence a sans doute été levé dans les provinces kurdes et leurs populations autorisées à revenir sur leurs terres. Mais au-delà de quelques exemples symboliques montés en épingle, la réalité est tout autre, faite d'entraves, de brimades, voire de violences. Le gouvernement d'Ankara veut à tout prix empêcher la communauté kurde de se reconstituer malgré son histoire et son identité parce que, imperméable à la domination turque, elle est suspectée d'irrédentisme en revendiquant des liens pourtant ancestraux avec les provinces-sœurs d'Irak et d'Iran dont la dispersion résulte des partages coloniaux intervenus entre la Turquie et la Grande-Bretagne pendant l'entre-deux-guerres. À telle enseigne que les partis politiques kurdes ont été purement et simplement écartés des dernières élections et demeurent en pratique interdits.
· d/ La démilitarisation de l'appareil étatique, entreprise par le parti AKP au pouvoir autant pour desserrer une étreinte dont il avait lui-même souffert que pour satisfaire les exigences européennes qui l'arrangeaient opportunément, reste largement de façade : le conseil national de sécurité continue de fonctionner comme un gouvernement de l'ombre, les chefs militaires de peser de tout leur poids sur les orientations politiques, et l'armée de vivre en vase clos avec une autonomie inimaginable en Europe.
· e/ La population turque enfin, ce ne sont pas simplement les 70 millions d'habitants recensés sur le territoire : tous les turcophones d'Asie centrale ont vocation à acquérir la citoyenneté turque sur simple demande, simplement parce qu'ils forment une communauté qui partage la même histoire, la même langue, la même culture et par conséquent la même identité, communauté dont la Turquie revendique et assume le leadership : ce sont au total 200 millions de Turcs qui se présentent à nos portes. Nous ne nous y reconnaissons pas et nous ne leur reconnaissons pas une vocation européenne.
En d'autres termes, la Turquie est turque, asiatique et orientale par toutes ses fibres, mais certainement pas européenne. Peut-on envisager qu'un pays aussi éloigné de nos valeurs et de nos références, avec qui nous entretenons des relations de voisinage étroit et désormais pacifique, change de statut et devienne l'un des habitants de la maison commune ? Car il ne s'agirait plus seulement de prendre acte de son accès à la modernité et de sa réussite économique, mais de reconnaître à son modèle politique, culturel et social, au sein même de la construction européenne en cours, un caractère acceptable et exemplaire !
Comment obtiendrions-nous alors l'intégration de nos propres communautés immigrées, quelles soient musulmanes ou non d'ailleurs, si elles peuvent se référer à cette exception, nous l'opposer, et réclamer pour leur propre compte de se voir appliquer, au nom du libre choix et de la non-discrimination, un statut, des normes, un droit, identiques à ceux qui prévalent en Turquie ?
Comment s'opposer également à ce que la Turquie, en raison de son poids et de son histoire, revendique et obtienne le rôle de référent islamique sur le territoire européen, notamment dans les pays balkaniques sur lesquels elle prendrait une injuste revanche, et qu'elle ne soumette à son autorité, notamment sur le plan religieux mais avec ce qu'il induit sur le plan social ou culturel dans l'islam, les musulmans qui se trouvent dans nos pays, comme elle a d'ailleurs commencé de le faire en Allemagne ? Ayons conscience que l'un des fondements de nos sociétés, à savoir l'unicité du statut des personnes vivant sur un même territoire quelles que soient leur origine et leur religion, serait gravement menacé et qu'en revanche le communautarisme aurait de beaux jours devant lui !
Pour prévenir un tel risque, aurait-on le droit d'exiger inversement de la Turquie qu'elle renonce à ses institutions, à son identité et à sa culture pour devenir membre d'un ensemble dans lequel elle devrait se fondre ? Ce serait abusif et témoigner d'un impérialisme dont l'Europe aurait tout à craindre pour elle-même. Sauf à considérer que le rapprochement devrait se faire sur le plus petit dénominateur commun, au prix d'une dilution qui gomme toute différence politique, culturelle et sociale.
Faire de la Turquie un pont entre l'Orient et l'Occident ?
Soit, mais à condition de ne pas se leurrer sur les conditions. La Turquie n'est pas reconnue dans ce rôle par la plupart des pays arabes. Pour qu'elle le devienne, mieux vaudrait certainement qu'elle ne s'arrime pas à une construction qui la disqualifierait à leurs yeux, mais plutôt qu'elle poursuive sur la voie étroite qu'elle s'est assignée, celle d'une modernité originale, différente de la nôtre certes, mais qui préserve sa propre identité, sans bouleverser des équilibres qui demeurent fragiles. La voie ouverte par le statut d'association peut être développée dans cet esprit, notamment grâce à des coopérations politiques précises et adaptées à ses besoins ; elle serait ainsi davantage porteuse d'exemplarité envers d'autres pays méditerranéens, comme le Maroc.
À l'inverse, par tout ce qu'elle implique de mise en commun, y compris sur le plan politique et international, l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne introduirait une rupture, tant politique que géostratégique, qui en ferait un facteur majeur de déstabilisation que nul ne pourrait maîtriser. C'est la paix qui est en jeu ; tout simplement parce qu'elle ne peut pas se fonder sur la négation ou l'occultation des identités et des différences. En revanche, reconnaître celles-ci et les assumer fonde la dignité de chaque peuple dans la réalité de son être, lui permettant de dialoguer avec les autres et de construire ensemble un avenir sans crainte.
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