Toute réflexion sur les réformes à apporter au système onusien - qui peine à se remettre en cause - doit prendre en considération le courant historique qui a conduit à sa création.
Le phénomène onusien s'inscrit dans un courant qui vient du fond de l'histoire. Les grands empires de l'Antiquité cherchaient une réponse politique à l'aspiration des peuples à croître en l'humanité en élargissant leurs relations économiques et culturelles. Les Occidentaux considèrent que l'empire romain a été dans l'Antiquité l'exemple le plus réussi de cette volonté.
- La chrétienté, en dépendance de la Cité de Dieu de saint Augustin, a offert, elle aussi, l'exemple d'une unité politique et culturelle du monde ; celle-ci n'était plus régie par la considération des intérêts impériaux mais par la foi. Ce fut une époque de l'histoire de l'Europe ; mais celle-ci a dû se plier maintenant à la réalité du pluralisme des mondes économiques, religieux et politiques du fait de l'apparition de l'islam, de la découverte des Amériques et de l'Asie, de l'éclatement de la chrétienté à la suite de la Réforme, de la diffusion de la philosophie des Lumières puis de la mise en cause de l'idée même d'un Être Suprême et, finalement, des devoirs de tout homme envers un ordre objectif.
- L'homme du XXIe siècle se trouve placé devant un morcellement et une diversification des ordres culturels, religieux et politiques ; morcellement contre lequel les juristes ont réagi en proposant des plans de paix perpétuelle et universelle par une organisation politique du monde qui restait centrée sur l'Europe. L'auteur catholique le plus original en ce domaine a été le père jésuite Luigi Taparelli d'Azeglio (1793-1862) qui publia à partir de 1830, le Saggio de dritto naturale appogiato sul fatto. Cet ouvrage, nourri de l'anthropologie thomiste, propose une théorie de l'organisation internationale (appelée etnarchie) qui a inspiré dès lors le catholicisme social.
- Les juristes des États-Unis ont, quant à eux, proposé une vision de l'ordre international inspirée de l'expérience américaine. Comme nombre d'entre eux ont eu des responsabilités politiques, tels les présidents Taft et Wilson, ils ont pris une grande part à la création de la Société des Nations puis de l'Organisation des Nations-unies auxquelles ils confièrent la mission d'assurer " la paix par le droit ".
- L'ONU n'est pas apparue à l'improviste ; sa création est l'aboutissement d'un mouvement d'universalisation des peuples qui court à travers l'histoire ; elle est la tentative la plus achevée d'une organisation culturelle et politique du monde ; mais elle n'a pas guéri l'état maladif de celui-ci, ce que Roosevelt envisageait comme certain dans un délai de 25 ans dans un discours du 6 janvier 1941 : In the future days which we seek to make secure, we look forward to a world founded upon four essential freedoms : the first est freedom of speech and expression, everywhere in the world, the second, freedom of every person to workship God in his own way, everywhere in the world ; the third, freedom from want — which translated in world terms, means economic understanding which will secure to every nation a healthy peace time for its inhabitants, everywhere in the world ; the fourth, freedom from fear, which translated into world terms means a world wide reduction of armaments to such a point and in such in thorough fashion that no nation will be in a position to commit an act of physical aggression against any neighbour, everywhere in the world. That is no vision of a distant millenium. It is a definite basis for a kind of world attainable in our own time and generation*...
Il était nécessaire de faire cette longue citation pour rappeler les espoirs et illusions qui sont nés durant la Deuxième Guerre mondiale ainsi que la distance qui sépare de la réalité les institutions qui en sont nées.
Les limites rencontrées
2 . L'attachement des États et des peuples à l'idée internationale ne doit pas être minimisée en dépit des difficultés et des échecs rencontrés ; ils ont conscience que des objectifs d'intérêt commun pour l'humanité ne peuvent être atteints, comme le rappelait Jean Paul II à Spire en 1987, que par l'union des volontés pour la réalisation d'une même fin. Un regard sur l'œuvre accomplie par les Nations-unies et les institutions spécialisées depuis un demi-siècle permet de constater que, pendant cette période et d'une manière plus ou moins heureuse, les hommes ont rapproché leurs points de vue sur des valeurs (droits de l'homme, environnement, protection des minorités...), des procédures (les divers mécanismes judiciaires ou parajudiciaires mis en place) et des moyens d'action (aide en cas de catastrophe, développement, corps de paix...) ; mais tous les objectifs n'ont pas été atteints (près de 200 conflits ont éclaté depuis 1945, la pauvreté continue de régner et est dite s'aggraver...)
3. Les limites rencontrées par l'ONU doivent être étudiées avant de se lancer dans des projets de réforme ; de même que l'ONU a bénéficié de la connaissance des défauts de la SDN, tout nouveau progrès dans l'organisation de la vie internationale s'effectuera par rapport à la situation existante.
- L'ignorance où se trouvent les politiques de ce que sera le monde demain oblige à avancer prudemment. Le comportement des hommes est imprévisible non seulement parce qu'ils ne maîtrisent pas l'évolution des mécanismes économiques, sociaux ou culturels, mais encore du fait qu'aucun consensus n'existe entre les peuples sur l'interprétation de l'existence et les " structures consacrées par l'histoire " (Pie XII) ; de plus, les comportements des dirigeants et des peuples ne sont jamais soumis à une rationalité pure car chacun d'eux est traversé par des passions, (l'égoïsme, l'appât de l'argent, le désir immodéré du pouvoir) qui fausse ses décisions.
- Le manque de confiance qui existe entre les peuples ne leur permet que très rarement de s'engager sans arrière-pensée. Il est en effet difficile à un gouvernant de se fier aveuglement aux bonnes intentions affirmées aujourd'hui car, demain, elles pourront être changées.
- Les structures de l'ONU sont loin de répondre aux nécessités actuelles ; elles ont pu convenir au moment de leur mise en place mais plusieurs d'entre elles ne reflètent plus les rapports de force de la communauté internationale ou manquent de moyens suffisants pour effectuer les tâches qu'on attend d'elles.
Regard sur l'avenir
1/ Un système international doit, pour être équitable, permettre aux divers acteurs de la politique de faire connaître leur conception des relations sociales et internationales comme les difficultés qu'ils rencontrent afin de leur trouver une solution juste et équitable ; mais elles sont aussi le lieu où se modifient sans cesse les rapports de force et où s'attisent les tensions du fait que les plus puissants veulent exercer le plus large contrôle possible sur les structures de commandement afin qu'elles servent en priorité leurs intérêts. Des procédures judiciaires, extra ou para judiciaires doivent être mises en place pour remédier autant que faire se peut à ce défaut.
2/ Définition des besoins et des priorités. Les Nations-unies ont permis, depuis 1945, que naisse une conscience mondiale sur un certain nombre de problèmes ne pouvant être résolus que par une action concertée des États. Sans doute des résultats définitifs n'ont pas été atteints dans le domaine des droits de l'homme, de la protection de l'environnement, de l'élimination des mines personnelles, de la diffusion de l'instruction ou de la protection des biens culturels, de la promotion des droits des travailleurs, etc., mais les grandes conférences sur un thème donné ou l'action constante d'une institution (par exemple l'OIT sur la liberté syndicale) ont permis une maturation des mentalités par delà les frontières. De même que la formation d'une conscience universelle a conduit, comme le prévoyait déjà Pie XII dans son message de Noël de 1956, à la chute du communisme par la conjonction, au dessus du Rideau de fer, des hommes de bonne volonté à la recherche de la vérité sociale, de même des ententes analogues permettront de surmonter les difficultés nouvelles.
La formation des valeurs
3/ Le problème de fond de la vie internationale est celui de la formation des valeurs ; ce sont elles qui sont à l'origine des grandes transformations que connaît le monde. La justice, la paix, l'égalité des nations, la protection des minorités... en sont les moteurs ; mais la formulation donnée aux objectifs qu'on se propose d'atteindre n'est pas toujours correcte ; on l'a vu au cours du siècle dernier avec les tentatives de façonner la réalité en fonction des grandes idéologies nationaliste, communiste et nazie ; on l'a vu encore avec diverses affirmations des conférences de l'ONU au Caire et à Pékin. Cette constatation appelle trois observations :
- la société internationale ne pouvant se construire sans valeurs communes à tous les peuples, l'organisation actuelle des Nations-unies permet-elle d'atteindre ce but ? peuvent-elles être considérées comme un lieu favorable à une connaissance mutuelle des peuples dans le respect réciproque ? ou doivent-elles être rangées au rang d'un mécanisme au service d'une idéologie ?
- la tentative de formuler des valeurs communes, par consensus dit-on, ne risque-t-elle pas de conduire les populations à un certain relativisme à l'égard de la vérité si les règles adoptées sont privées " de la force intérieure obligatoire " et du " respect " dus aux " lois non écrites de la pensée et de l'action morales "** ? Ou plus exactement, comment concilier ce relativisme apparent avec le fait que les peuples aspirent à ce qui peut les unir, et que refuser de voir dans cette recherche une aspiration inscrite dans la nature rend absurde l'histoire de l'homme et celle du monde ?
- quelle sera la place de l'Église dans le nouvel ordre international en devenir ? Les dirigeants et l'opinion publique reconnaissent une autorité morale unique à l'Église et à la papauté comme " experte en humanité " (Paul VI) et conscience morale dans et de l'humanité ; son rôle de phare, combattu encore sous Benoît XV, a été reconnu de plus en plus depuis les grandes encycliques de Pie XI sur le nazisme et le communisme (1937), les prises de position de Pie XII durant le deuxième conflit mondial, Pacem in terris, les visites de Paul VI et Jean Paul II aux institutions internationales, le nombre grandissant des ambassadeurs accrédités auprès du Saint-Siège...
Les interventions de l'Église dans la vie politique et sociale ne se font plus comme au temps de la chrétienté en prenant directement part au jeu politique ; les hommes de l'ère contemporaine ont pris conscience de leur dignité et de leur responsabilité dans les affaires du monde ; comme le disait Paul VI, aujourd'hui chacun a conscience d'être une personne, d'être un être sacré*** ; l'Église met à leur disposition ses connaissances de l'humain pour les aider à choisir le vrai.
Les conditions d'une réforme
1/ L'Église ne proposera aucun système dans les discussions sur la réforme du système international ; elle fera connaître son sentiment sur les impératifs du moment et les raisons de les poursuivre ; elle appuiera son enseignement sur une raison naturelle accessible à tous mais reliée à son anthropologie éclairée par la foi au Christ. Cette approche des questions internationales explique pourquoi le Saint-Siège n'est pas membre des institutions internationales mais seulement Observateur ; statut qui lui a été officiellement reconnu à l'ONU en 2004.
2/ Les discussions sur la réforme de l'ONU restent trop souvent marquées par des considérations nationales ; ainsi en est-il par exemple avec celles qui concernent la modification du Conseil de sécurité où l'on voit des pays riches demander d'y avoir une part institutionnelle alors que l'Occident y a déjà une position dominante. La question est de savoir comment intégrer dans le système de gouvernement mondial des pays d'un poids démographique supérieur à celui de l'Europe, dotés d'une nouvelle puissance industrielle et représentant une culture étrangère à celle du monde méditerranéen.
3/ Les engagements internationaux actuels sont certes insuffisants. Les forces de paix, les procédures de conciliation, les campagnes en faveur de l'abolition de certaines pratiques, les procédures à mettre en œuvre pour accroître la solidarité avec les victimes de discrimination de même que de la maladie et de la faim... sont autant de domaines sur lesquels des progrès sont encore souhaitables et nécessaires ; mais il faut bien se rendre compte que les gouvernements ne pourront y consentir que lorsque les populations se seront converties à cette obligation en y voyant un devoir auquel il n'est pas permis d'échapper.
4/ Le système des Nations-unies, fondé sur les relations d'États se considérant égaux entre eux (Paul VI : " Ici vous vous faites égaux "), est mis à mal par la révolution néo-libérale. Celle-ci a déjà commencé de mettre en place de nouveaux mécanismes internationaux indépendants des Nations-unies. Le G 7, l'OMC, l'Union européenne, entre autres, appuient leur action sur le credo ultra-libéral de la liberté totale des échanges ; le rôle des États s'en trouve diminué et les unités nationales autour d'un projet de civilisation doivent céder le pas à un communautarisme qui, mettant toutes les cultures sur le même plan, conduit les populations à un doute généralisé. Ce phénomène est aggravé par la volonté d'une superpuissance d'ignorer les accords internationaux qui permettent la coexistence de peuples divers.
5/ Il est juste de parler de la réforme des Nations-unies pour maintenir que celles-ci sont nécessaires ; mais cette affirmation ne doit pas servir de paravent à ceux qui veulent les détruire en abolissant tout sentiment de devoir se soumettre à un ordre qui ne soit pas celui du plus fort. Il y aura toujours lieu de parler d'améliorations à apporter aux systèmes international ou régional car ceux-ci ne correspondront jamais à toutes les attentes de tous les peuples, mais il faut se demander quelle philosophie inspire les propositions qui sont faites. L'utopie d'un gouvernement mondial peut être stimulante mais sa poursuite ne peut faire fi des États-nations qui sont actuellement la structure politique à l'intérieur de laquelle se constituent des communautés humaines homogènes, de mêmes ambitions économiques et de même culture ; sur cette base peut s'organiser une communauté mondiale rapprochant ses objectifs en matière économique, sociale, politique et culturelle.
J. J., 15 février 2005
*Le père Joseph Joblin sj est consulteur au Conseil pontifical Cor Unum, professeur à l'Université pontificale grégorienne de Rome.
Notes
* "Discours des Quatre Libertés", in E. OSMANCZYK, Encyclopedia of the United Nations and international agreements, Taylor and Francis, London, 1985, p. 683.
** Pie XII, Discours à l'ambassadeur d'Équateur, 13 juillet 1948.
*** Message pour la Journée de la Paix, 1972.
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