Nicolas Sarkozy a voulu conduire sa présidence à toute allure, en échangeant la limousine présidentielle contre une voiture de sport. Nombreux sont les analystes qui le voient déjà parti dans le décor ou enroulé autour d'un platane ; ils vont peut-être un peu vite en besogne. La réponse ne va pas de soi au milieu d'un conflit social où tout peut encore basculer d'un côté ou de l'autre. Au point où l'on en est, l'alternative dans laquelle se trouve le Président est devenue simple : soit caler devant la rue comme l'on fait tous ces prédécesseurs depuis vingt-cinq ans ; soit passer en force, coûte que coûte, pour afficher sa différence et reconquérir sa base perdue.

Anticiper l'une ou l'autre issue relève du pari, non de la froide analyse politique. C'est plutôt sur ce versant de l'analyse qu'il faut se situer, en assumant sa subjectivité et sa relativité, par l'observation de ce qu'ont été les quatre phases du quinquennat depuis l'élection de 2007 qui ont conduit à la situation présente.
Première phase : la marque indélébile
Énumérons quelques-uns des multiples chantiers ouverts et des initiatives lancées tous azimuts et de façon désordonnée pendant la première année du quinquennat :

  • la réforme des régimes spéciaux de retraite, l'autonomie des universités, ou le service minimum en cas de grève, que tous les gouvernements avaient esquivés jusque là ;
  • la loi de modernisation de l'économie du 4 août 2008 qui comporte nombre de mesures très positives, ou le Grenelle de l'Environnement dont le contenu réel fut inversement proportionnel au bruit d'accompagnement ;
  • la refonte de la carte judiciaire, gelée depuis cinquante ans et débloquée au prix d'un conflit durable avec le corps des magistrats, ou la révision de la Constitution qui a non seulement modifié profondément l'équilibre des institutions, mais introduit un germe d'instabilité juridique avec la question prioritaire de constitutionnalité ;
  • le discours du Latran et le succès de la visite de Benoît XVI en France, qui ont certainement marqué un tournant dans les relations entre l'État et l'Église...

J'observe toutefois que le maelström a épargné le mariage avec l'oubli du CUC – succédané du mariage homosexuel – et préservé le respect dû aux mourants grâce au statu quo sur l'euthanasie (loi Leonetti), alors que le risque de transgression était grand dans les deux cas.
Là n'est pourtant pas le marqueur de la première phase du quinquennat. Collent à son image comme une tunique de Nessus la loi TEPA du 21 août 2007 (dite du "paquet fiscal") et sa propre mise en scène.
En dépit de mesures utiles comme la défiscalisation partielle des salaires étudiants, l'allègement des droits de succession ou l'expérimentation du RSA, on ne retient de cette loi que l'extension du bouclier fiscal et l'aménagement de l'ISF, puisque Nicolas Sarkozy a alors renoncé à supprimer cet impôt. Le compromis boiteux auquel il a abouti a donné prise à un discours récurrent sur les cadeaux faits aux riches , d'autant plus facile qu'il s'alimentait aux symboles désastreux qu'ont été les premiers jours de la présidence avec la sortie au Fouquet's et le séjour sur le yacht de Vincent Bolloré.
S'y est ajouté le tapage autour de son divorce suivi de son remariage immédiat. Que la vie personnelle de Nicolas Sarkozy soit chahutée est une chose, déplorable sans doute mais qui pourrait appeler l'indulgence à proportion de la retenue manifestée quand on sait ce qu'est la vie dans les allées du pouvoir ; son étalage en est une autre qui a indisposé beaucoup de Français et suscité une forme d'agacement latent mais général.
Au bout de moins de dix-huit mois, il était rejeté par une opinion qui regimbait sous le rythme des changements et qui ne supportait ni sa façon d'être, contraire à l'idée que les Français se font d'un président de la République, ni sa façon d'agir, brutale et cavalière envers ceux qui l'avaient soutenu ou qui travaillaient à ses côtés : le paroxysme a été atteint lorsqu'il s'est affronté aux militaires et a forcé le chef d'état-major de l'armée de terre à démissionner. Ses rapports avec François Fillon étaient devenus exécrables ; l'attelage gouvernemental tirait à hue et à dia ; le fil conducteur de l'action gouvernementale semblait rompu.
Cette première phase s'est brutalement terminée en octobre 2008 avec le surgissement de la crise financière : elle a permis à Nicolas Sarkozy de rebattre les cartes pour un temps.
Deuxième phase : la parenthèse de la crise
Par chance, si l'on peut dire, l'emballement de la crise consécutif à la faillite de la banque américaine Lehmann Brother a coïncidé avec la présidence française de l'Union Européenne. Elle a permis à Nicolas Sarkozy de révéler son talent, de se démultiplier sur tous les fronts, de démontrer sa capacité de décision, et de décision rapide et ferme ; en un mot de prouver qu'il n'est pas seulement un hyper-politicien mais qu'il a aussi la stature d'un homme d'État quand le navire est pris dans le gros temps.
A-t-on mesuré alors l'immense écart qui s'est creusé entre sa façon d'agir pendant la crise, efficace, et le schéma institutionnel de l'Union européenne ? Il voulait une présidence française flamboyante ; il a réussi au-delà de ce qu'il prévoyait, et surtout autrement ! Son pilotage européen des réactions à la crise était tout sauf conforme aux procédures et habitudes communautaires : initiative des États, géométrie variable des réunions, négociations directes entre parties prenantes, décisions au plus haut niveau, dialogue d'égal à égal avec les autres puissances, et mise à l'écart d'une Commission incapable de sortir de ses ornières juridico-procédurales.
Il n'a pas su, ou pas pu, transformer l'essai, embarqué qu'il était dans un train qui roulait sur d'autres rails. Dès 2007, il s'était mis à la remorque de l'Allemagne qui entendait relancer le processus européen après l'échec du projet du traité constitutionnel résultant du referendum français. Sans doute ses convictions européennes, qui ne sont pas feintes, l'y incitaient : il ne s'en était d'ailleurs jamais caché. Mais en acceptant le traité de Lisbonne préparé sans la France, il s'était d'avance condamné à revenir dans le rang. D'autant plus que ses méthodes avaient prodigieusement agacé nos partenaires qui entendaient bien le lui faire payer.
La diversion tentée avec l'Union pour la Méditerranée lancée en juillet 2008 a fait long feu : l'institution patine faute d'objet précis et parce qu'il a bien fallu se résigner à en faire un melting pot des contradictions entre les riverains.
Donc, sitôt terminée la présidence française, tout est redevenu comme avant : nos partenaires se sont appliqués à refermer la parenthèse. Les élections européennes ont été, une fois de plus, gérées selon les pires habitudes nationales, pour caser au Parlement européen ceux qui étaient en l'air ou dont on voulait se débarrasser, et sans perspective politique sérieuse. Le point final a été mis avec la gestion politicienne et calamiteuse du renouvellement de la Commission et de la désignation de M. Van Rompuy à la présidence du Conseil.
De cette phase, il ne reste pas grand-chose : même la réforme du système financier international se fait sans l'Europe, et a fortiori sans la France dont l'autorité est très affaiblie. La récente prise de bec avec le président de la Commission et la commissaire luxembourgeoise sur l'affaire des Roms n'a rien arrangé. La prochaine présidence du G 20 qui échoira à Nicolas Sarkozy lui permettra-t-elle de redresser la barre ?
Troisième phase : l'engrenage des échecs
Le vase a débordé à l'automne 2009, et c'est Frédéric Mitterrand, double symbole, qui l'a fait déborder : d'une part par l'étalage complaisant d'une immoralité dont, jusqu'alors, seul le microcosme était conscient et qu'il couvrait d'une hypocrisie complice ; d'autre part en mettant en évidence le jeu de dupes qu'avait été l'ouverture. Si les électeurs de Nicolas Sarkozy avaient acheté la rupture d'avec l'esprit de mai 68, ils ne la voyaient pas de cette façon-là. Les tolérances concédées à certains ministres qui s'affichaient contre la majorité et utilisaient leur lien avec le Président pour lui faire adopter des politiques contraires aux vœux de celle-ci ont dévoilé l'ouverture pour ce qu'elle est, une chasse aux trophées et l'envie de séduire les opposants au prix de quelques renoncements.
Jean Sarkozy en a fait les frais. Bien que de médiocre importance, l'occasion était trop belle et le soupçon de népotisme trop facile pour que les hypocrites de la déviance alliés aux mécontents refoulés renoncent à s'en emparer. Il est étonnant que le sens politique de Nicolas Sarkozy ait été alors pris en défaut. Quoi qu'il en soit, pour la première fois, il a dû caler à chaud.
Sans parler de l'impact détestable qu'a eu le procès Clearstream et du risque considérable que Nicolas Sarkozy avait pris en maintenant sa plainte. Il a perdu. Le non-lieu prononcé au bénéfice de Dominique de Villepin a remis celui-ci en selle : il ne se prive plus de scier la branche du Président, haine et esprit de revanche marchant de concert.
La succession désordonnée de projets de loi démesurés et mal ficelés, comme l'ont été les quatre textes votés en quatre ans sur la sécurité ou l'immigration, parfois contradictoires, souvent invalidés ou vidés de leur substance par le Conseil constitutionnel, ne laissaient pas d'inquiéter. La troisième phase du quinquennat a ainsi basculé dans une série d'échecs qui pèsent lourd.
Le premier a été celui du dimanche travaillé ; demi-échec puisque, après plusieurs mois de conflit avec une partie de sa majorité, le Président a fini par obtenir une satisfaction partielle. Le second, dont nous ne nous plaindrons pas, a concerné le projet d'adoption d'enfants par des couples homosexuels, que la mobilisation des associations, des défenseurs de la famille et surtout de nombreux parlementaires a fait capoter. Il s'est lâchement vengé sur Christine Boutin.
Vint ensuite la suppression improvisée de la taxe professionnelle qui constituait une ressource essentielle des collectivités locales. Il a dressé contre lui l'immense majorité des élus locaux alors que le bouclage de leurs budgets se révèle chaque année plus problématique.
L'échec le plus flagrant est celui de la réforme territoriale. Tout le monde sait que la décentralisation, après l'euphorie démagogique qui l'a portée, a été conduite en désordre et se révèle à la fois coûteuse, source d'une complexité invraisemblable et propice à la résurgence de féodalités perverses ; tout le monde sait aussi que la question est piégée en raison du cumul des mandats où se complaisent la plupart des parlementaires. Y avait-il plus belle occasion de rompre avec le passé ? Elle a été gâchée en engageant une réforme partielle et déséquilibrée, et surtout en l'engageant par son petit côté, la fusion des mandats départementaux et régionaux. Elle est aujourd'hui enlisée au Sénat.
Résultat : la gauche, qui détient la grande majorité des pouvoirs locaux en est sortie renforcée après s'être approprié le thème des libertés locales, tandis que les élus de droite étaient mis en porte-à-faux. La démonstration en a été faite avec la déroute de la majorité aux élections régionales de mars 2010.
Quatrième phase : la fuite en avant
Nicolas Sarkozy veut conjurer la malédiction qui a frappé tous les gouvernements de droite : un début en fanfare, la cristallisation de l'opposition sur un projet difficile, en général mal construit et mal présenté, des cortèges de manifestants, le blocage du pays, et le recul suivi de la simple gestion des affaires courantes.
On a pu penser qu'il allait y succomber lorsqu'il a annoncé une pause dans les réformes, à la veille des élections régionales. Interrogation renforcée par la crise de la dette qui frappe tous les États et qui les contraint à des révisions déchirantes, passant par de sévères restrictions budgétaires. La France est menacée de se faire distancer par les pays qui procèdent aux ajustements les plus rapides et les plus sévères, notamment l'Allemagne et la Grande-Bretagne ; elle est devenue gravement dépendante des marchés financiers internationaux pour placer ses emprunts ; et elle ne peut plus s'affranchir des remontrances dont elle fait régulièrement l'objet de la part de ses partenaires européens. Le recul redouté se prépare-t-il avec le détricotage annoncé du paquet fiscal de 2007 ?
D'où l'engagement de la réforme des retraites. Que ce soit vis-à-vis de l'extérieur ou vis-à-vis de l'intérieur, celle-ci présente de nombreux avantages : elle montre la volonté française de réduire ses déficits publics ; résumée à son cœur que sont les bornes d'âge (ouverture des droits à 62 ans au lieu de 60, taux plein à 67 ans au lieu de 65), elle est simple à justifier et à exposer ; elle fait sauter un tabou politique et illustre la volonté de rupture.
Las, Nicolas Sarkozy a commis deux erreurs.
D'abord, au lieu d'engager une véritable réforme de fond qui remette le système à plat et qui en assure la pérennité par des dispositifs nouveaux, au prix d'un effort demandé à tous au terme d'une concertation effective et approfondie, il s'est contenté d'une réforme paramétrique qui permet à ses adversaires de cristalliser le conflit sur les symboles d'âge. Il a oublié qu'en France le progrès social s'exprime non dans le gagner plus mais dans le travailler moins . D'où la popularité des 35 heures et de la retraite à 60 ans, même si, en réalité, ces symboles sont écornés.
Ensuite, en gérant la réforme en direct tout en maintenant en place le ministre chargé de la porter malgré le discrédit qui l'accable, en réduisant à un faux-semblant la discussion avec les syndicats, en échenillant quelques concessions sur des points secondaires au fil des manifestations et par-dessus la tête du gouvernement, non seulement il s'est exposé en première ligne, mais il a donné prise à une radicalisation qui, de l'opposition à la réforme elle-même, a pu aisément glisser vers une contestation globale anti-Sarkozy .
Le gouvernement ne lui est plus d'aucun secours : comment le faire fonctionner utilement et sérieusement quand, depuis un semestre, on annonce son remaniement de mois en mois en le repoussant toujours plus tard ? Le Président l'a lui-même désactivé.
Aussi s'est-il condamné à l'épreuve de force. Il n'est pas encore dit qu'il la perdra. En dépit des surenchères de certains dirigeants socialistes et de l'ultra-gauche, les syndicats n'ont pas envie de jouer le grand soir et cherchent plutôt la sortie. Faute de justification sérieuse, l'entrée des jeunes dans l'arène, au-delà de l'évidente manipulation, est à double tranchant et peut se retourner contre eux à cause des débordements qui l'accompagnent. Hormis quelques secteurs déjà en conflit pour d'autres raisons, comme la pétrochimie ou les ports, et malgré ceux qui profitent de l'aubaine pour jeter de l'huile sur le feu, le mouvement ne s'étend pas. Mais il ne s'affaiblit pas non plus. L'issue est suspendue entre une bascule dans le blocage général ou un lent effilochage. Tout peut se jouer sur un détail, à cause d'une provocation, à partir d'une erreur de réaction...
C'est dans ce climat d'extrême incertitude que s'ouvre de facto la campagne présidentielle.
Si Nicolas Sarkozy perd la bataille des retraites, ses chances apparaissent largement compromises ; mais voudra-t-il alors prendre le risque d'un échec électoral qui serait honteux ? S'il la gagne, gageons qu'il s'efforcera de capitaliser sur son succès pendant la dernière année de son mandat, en ouvrant de nouveaux chantiers tous azimuts pour que du désordre finisse par sortir un jour quelque chose, quitte à déboussoler un peu plus ses partisans. Il a d'ailleurs commencé de le faire cet été en ciblant les gens du voyage : l'affaire ne lui a pas été propice. Ce n'est pas en relançant la commission Attali, chef d'œuvre de la technocratie abstraite, qu'il convaincra davantage : on se souvient de la révision avortée du statut des taxis.
Deux dangers le guettent.
Le syndrome du château : je désigne ainsi l'enfermement orgueilleux de celui à qui l'ivresse du pouvoir, la certitude d'avoir raison contre tous et la flatterie des courtisans font perdre la mesure et le sens des réalités. On sait à présent qu'il y est vulnérable, plus que ces prédécesseurs, à cause de ses passions, de son goût pour sa mise en scène personnelle, de ses amis intéressés autant qu'ils sont décalés par rapport au pays, et de l'emprise de conseillers trop proches et trop exclusifs qui, en fait, le coupent du réel.
La crise en second lieu : elle n'est pas finie, loin s'en faut. Mais la France n'a pas commencé les ajustements douloureux qu'exigent l'état de ses finances publiques, l'enkystement de l'État, l'emmêlement inextricable de ses structures administratives, l'épuisement et les contradictions de son pacte social, et surtout le désordre moral qui l'envahit à tous les niveaux et qui dissout le ciment social par l'intérieur. À force de repousser l'échéance et d'éluder les remèdes par crainte de devoir opérer un demi-tour complet, je me demande si Nicolas Sarkozy est prêt à affronter cet enjeu sur la durée, et s'il peut encore l'assumer politiquement aux yeux des Français.
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