Dans un ouvrage récent, L'Avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral (Gallimard), le philosophe allemand Jürgen Habermas se prononce clairement contre toute recherche " consommatrice d'embryons " au nom de ce qu'il appelle une " éthique de l'espèce humaine " en laquelle il voit la condition de possibilité de la démocratie elle-même.
L'argumentation d'Habermas mérite qu'on s'y attarde car, au lieu de s'appuyer sur une métaphysique - forcément controversée - de l'embryon humain, son raisonnement part du postulat – quant à lui largement accepté - que chacun d'entre nous est en droit de pouvoir prendre part librement au débat démocratique par lequel un consensus sur les valeurs éthiques et les décisions législatives et politiques peut être obtenu.
Le postulat d'où part Habermas, a pour conséquence immédiate que toute législation ou décision politique qui conduirait à la limitation, ou a fortiori à la suppression, du droit inaliénable de quiconque à prendre part, s'il le souhaite, au débat démocratique est moralement inacceptable. Il en résulte, entre autres, que la peine de mort est incompatible avec les fondements mêmes d'un état démocratique. Elle entraîne en effet, pour celui qui la subit, son exclusion définitive du débat public. De la même manière – et cela peut paraître surprenant - il n'est pas permis, pour Habermas, de détruire un embryon dans la mesure où celui-ci est une anticipation d'une personne libre qui n'est pas encore à même de consentir, de façon autonome, à ce qu'on mette prématurément fin à sa vie.
Dans cette perspective, on peut s'inquiéter de la proposition de la Commission européenne, en date du 9 juillet 2003, de financer certaines recherches sur les cellules souches provenant d'embryons humains au titre du VIe programme-cadre de recherche à partir du 1er janvier 2004 et qui, pour entrer en vigueur, doit encore recevoir l'aval du Conseil des ministres et du Parlement européen. En quoi, demandera-t-on, cette proposition pourrait-elle être contraire au postulat d'Habermas ?
Pour répondre à cette question, il nous faut préciser les conséquences, pour l'embryon humain et pour notre perception de nous-mêmes en tant qu'êtres humains, des recherches dont la Commission propose le financement. Un embryon résulte de la rencontre d'un ovule et d'un spermatozoïde. Lorsque cette rencontre se produit en laboratoire, généralement dans le cadre des techniques de procréation médicalement assistée, on parle d'embryon in vitro. Tout le monde admet que l'embryon est une entité vivante individuée qui, à condition d'être implanté dans la matrice d'une femme, pourra évoluer de façon continue en un fœtus et, après quelques mois, en un enfant nouveau-né. Le prélèvement de cellules souches est effectué sur l'embryon in vitro le cinquième jour après la fécondation. À ce moment, ces cellules possèdent la capacité de se différencier en tous les types de cellules de l'organisme : nerveuses, hépatiques, etc. L'espoir des scientifiques est que les cellules souches permettent à l'avenir de reconstituer les tissus endommagés de personnes atteintes de maladies dégénératives, comme la maladie de Parkinson ou le diabète, et à soulager ainsi des souffrances considérables.
Le problème est que le prélèvement de cellules souches sur l'embryon entraîne sa mort. Certes, la Commission prétend imposer ce qu'elle ose appeler des " orientations éthiques strictes ". En particulier, seuls les embryons qui ne sont plus destinés à être implantés dans le cadre d'un projet parental et auront fait l'objet d'un " don " des parents pourront être traités comme du matériau de recherche. Cette " restriction " présuppose que les parents sont non seulement considérés comme les propriétaires de leurs embryons in vitro mais qu'ils ont aussi le droit de décider de leur vie ou de leur mort. En saine logique, il revient à ceux qui défendent cette position de fournir une justification de ces droits accordés aux parents ; il s'agit d'une question importante, mais nous ne pouvons la développer ici.
Ceux qui prônent l'expérimentation sur les cellules souches embryonnaires allèguent que l'utilisation à des fins de recherche d'embryons qui sont condamnés à mourir est préférable à leur destruction. Malgré sa force apparente, cette argumentation est fallacieuse. Pour s'en convaincre, il suffit de considérer le cas d'un condamné à mort. Le simple fait qu'il aille mourir justifie-t-il que l'on prélève sans son consentement et de son vivant, même en évitant toute souffrance, des organes qui pourraient sauver la vie d'autrui ? Que nous le redoutions ou l'acceptions, viendra un jour, proche ou lointain, où il nous faudra mourir. Est-il pour autant légitime de mettre prématurément fin à ma vie pour soulager les souffrances de quelqu'un d'autre ? On rétorquera qu'un embryon de cinq jours " microscopique " (comme si la taille possédait une quelconque pertinence éthique...) n'est évidemment pas à même de prendre part au débat démocratique. Mais c'est justement pour cette raison que l'embryon humain a droit au respect de son intégrité physique. Car comment pourrait-il consentir à une décision concernant sa vie prise en fonction d'objectifs qui sont étrangers à ses intérêts ?
Comme le souligne Habermas, " le sentiment qu'il ne nous est pas permis d'instrumentaliser l'embryon comme une chose à n'importe quelle autre fin trouve une expression dans l'exigence qui veut qu'on le traite en anticipant ce qu'il sera, c'est-à-dire comme une seconde personne qui, si elle était née, pourrait avoir sa propre attitude par rapport à ce traitement. " Un embryon est l'anticipation d'un " tu " susceptible de s'opposer plus tard aux manipulations que nous aurions décidées sans son avis. Nous n'avons dès lors pas le droit de traiter un embryon comme du matériau de recherche et de lui refuser ainsi tout statut humain. Nous n'avons pas le droit d'exclure de l'espèce humaine un être qui se situe à l'origine de notre propre vie et dont surgit notre existence comme personne libre et responsable dans une société démocratique. Bref, légitimer et financer des expériences destructrices d'embryons humains vivants revient, en définitive, à saper le fondement même de nos démocraties. Il est à espérer que nos élus auront la lucidité de s'en rendre compte lorsqu'ils auront à décider d'allouer une partie des impôts payés par les citoyens européens à des recherches contraires aux principes mêmes de la démocratie.
Michel Ghins est pofesseur de philosophie à l'Université catholique de Louvain. Analyse à paraître dans le quotidien Le Soir.
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