Le groupe Alstom est-il sauvé ? Clairement, la réponse est non, ou du moins pas encore. Pour des raisons qui se lisent à plusieurs niveau et qu'on peut évoquer rapidement. Mais à l'arrière-plan, il faut s'interroger sur ce que révèle ce cas extrême des défauts et faiblesses du microcosme où se côtoient dirigeants politiques et dirigeants des grands entreprises dans leur façon concrète de gouverner.

Il est évident, hélas, que le groupe Alstom est loin d'être tiré d'affaire. Le dernier plan de sauvetage souffre en effet de trois défauts majeurs.

Tout d'abord d'un strict point de vue financier, il est insuffisant pour garantir la pérennité du groupe. Quelques données chiffrées permettent de le constater. À la fin du printemps ses capitaux propres ne s'élevaient plus qu'à 900 millions d'euros alors que sa dette financière nette dépassait les 4.500 millions, soit un ratio de 1 à 5 qui révélait un déséquilibre du passif insupportable, alors même que la trésorerie nette n'atteignait que 1.400 millions : de fait, Alstom voyait poindre le spectre d'une grave crise de trésorerie due à son incapacité à assurer les échéances de remboursement.

Après les péripéties de l'été, le dernier plan, bien que portant sur la somme considérable de 3.200 millions d'euros, n'a fait que lui redonner une flottabilité minimale, sans aise et donc sans capacité à surmonter le moindre à-coup : il a, pour l'essentiel, consisté à rééchelonner une partie des dettes existantes pour en allonger la durée, et à renforcer les capitaux propres par la conversion d'une autre partie à hauteur seulement de 1.500 millions (1). S'y ajoute le déblocage de nouvelles lignes de financement à court terme pour permettre à l'entreprise de fonctionner.

À l'issue de cette opération, le ratio dettes/capitaux propres reste encore supérieur à 1, c'est-à-dire trop élevé, et ne peut que recommencer à se détériorer avec le temps : logiquement, à moins d'un rapide redémarrage des prises de commandes (et des avances des clients qui les accompagnent) le groupe devrait à nouveau rencontrer des difficultés de trésorerie d'ici dix huit mois à deux ans.

Or l'outil industriel est lui même devenu vulnérable. Pas seulement parce que la confiance des clients s'est évaporée devant les difficultés mises sur la place publique, que le flux de commandes s'est beaucoup ralenti depuis le début de l'année, et que chacune d'elles s'est trouvée handicapée par des exigences de cautions majorées (2).

Mais en réalité les déboires du groupe ont une origine qui n'est pas seulement financière. Qu'il s'agisse de l'activité de fabrication de turbines de grande puissance acquise auprès d'ABB ou des marchés ferroviaires conclus en Grande Bretagne, les problèmes rencontrés de mise au point ou de délais de fabrication révèlent, semble-t-il, un réel problème de maîtrise des processus industriels complexes que le retournement de la conjoncture et le ralentissement des investissements publics et privés ont accentué au-delà de ce qui était supportable. Or cela, les clients le savent et en tiennent compte. En tout état de cause, le redressement ne s'effectuera pas en quelques mois : le temps joue contre Alstom.

Reste enfin l'épée de Damoclès que la direction de la concurrence de la Commission européenne a suspendu au-dessus de sa tête. Tout le monde s'est réjoui de l'intervention rapide du ministre de l'Économie et des finances qui a, par son esprit de décision et son expérience, sauvé le groupe de la faillite. Ce constat n'est pas faux mais doit être sérieusement nuancé. En faisant remonter à son niveau et en obtenant des banques un accord rapide sur un plan de financement d'urgence au début d'un mois d'août qui s'offrait à d'autres occupations, il a certes permis d'éviter un dépôt de bilan annoncé comme imminent. Mais il n'a pas réussi à forcer la main de Bruxelles : sa tentative d'emporter l'aval communautaire à la hussarde en utilisant le chantage à la faillite n'a pas réussi et l'État français a dû faire marche arrière aussi bien sur le fond, en renonçant à participer immédiatement à une augmentation de capital, que sur la procédure puisque le plan de sauvetage amendé n'est que provisoire, qu'il reste à approuver au regard des règles de concurrence européennes, et que les services de M. Monti feront précéder leur décision d'une enquête approfondie qui demandera plusieurs mois. L'expérience de ces dernières années porte d'autant plus à la circonspection que le récent bras de fer laissera des traces.

Quelles leçons en tirer ?

Tout d'abord, la " financiarisation " de l'économie en général et de la gestion des grands groupes en particulier n'en finit pas de déployer ses méfaits. Il est clair pour tous ceux qui ont suivi l'histoire d'Alstom que celui-ci en a gravement souffert dès son origine. Était-ce une bonne chose ou une erreur stratégique de le séparer d'Alcatel et de GEC, ses deux actionnaires, en 1998 ? On peut en débattre (3). Mais il est certain qu'en lui soutirant la totalité de sa trésorerie, soit plus de 2 milliards d'euros, avant de le mettre sur le marché aux applaudissements de la place, ces derniers l'ont sérieusement handicapé dès le départ.

Malgré cela, les nouveaux dirigeants se sont lancés dans une politique extrêmement volontariste d'acquisitions d'entreprises et de conquête de marchés qui ont été financées par endettement en aggravant les risques très au-delà de ce qui eût été raisonnable : fascinés par les marchés financiers et les médias qui s'alimentent davantage des opérations de croissance externe et de fusion/acquisition que gestion prudente et de croissance organique, ils ont été pris au piège de la bulle financière. Celle-ci s'est dégonflée et a laissé de lourdes pertes quand il a fallu faire machine arrière en soldant des opérations mal montées ou trop onéreuses.

Est-ce pour cette raison que les dirigeants du groupe ont perdu plus d'un an avant de prendre la mesure du danger ? Il est naturellement très difficile à un conseil d'administration de contester frontalement la stratégie des dirigeants qu'il a désignés et dont il dépend par ailleurs. Constitué le plus souvent de personnalités qui, quelles que soient leurs qualités et leurs expériences, estiment au contraire que leur rôle est de l'appuyer et qui s'abstiennent d'y siéger s'ils sont en désaccord, le voudrait-il qu'il n'en a pas les moyens faute de source distincte d'information et de capacité propre d'agir. Quant à la présence d'administrateurs indépendants, si elle permet d'y introduire de la diversité et des garde-fou en empêchant certains abus de se produire dans la gestion quotidienne, elle ne constitue pas une panacée (4) .

À dire vrai, les dirigeants ont vu venir la crise et lancé dès le mois de mars 2002 un premier plan de redressement ; mais, en prêtant sans doute trop d'attention à la bourse (ce dont témoignait son appellation même, restore value) et en se limitant pratiquement aux aspects financiers les plus immédiats, il pêchait par superficialité et par optimisme. Était-il d'ailleurs réaliste de demander à l'équipe en place de se déjuger aussi brutalement ? Ensuite, il a fallu un an pour que les administrateurs prennent conscience de la situation et s'accordent sur un changement de stratégie qui ne pouvait passer que par le changement préalable du PDG : dans le contexte français où les dirigeants forment un petit monde fermé et solidaire, c'est un exercice difficile et long. Du point de vue du gouvernement d'entreprise, et sans négliger d'autres aspects importants, il faut rappeler avec insistance que rien ne remplacera jamais la responsabilité première et primordiale du " patron " dans la détermination de la stratégie et sa conduite : c'est pourquoi son choix est probablement la question la plus difficile à traiter. Mais en puisant dans un vivier trop étroit alimenté principalement par les anciens élèves des grandes écoles ou des personnalités médiatiques au lieu de l'être par des entrepreneurs aguerris ou des cadres expérimentés issus des viviers internes, les grands groupes français souffrent d'une fragilité spécifique à laquelle il n'est toujours pas remédié.

Enfin, l'État français n'a sans doute pas rendu un bon service à Alstom par la manière dont il a opéré. Au-delà de la rémission temporaire obtenue, il a montré trop de contradictions et un trop grand mépris des règles en vigueur pour que le boomerang de revienne pas le frapper un jour. Car ces règles que la Commission européenne applique et les procédures dans lesquelles elle les enserre, ne les a-t-il pas approuvées lorsqu'elles ont été édictées par le Conseil ? Ce n'est pas le seul domaine où pareille constatation peut être faite : qu'il s'agisse de la concurrence et de l'interdiction des aides d'État, ou plus largement de l'ouverture des marchés, du pacte de stabilité et de bien d'autres matières aujourd'hui en question, aucun règlement européen n'est en pratique édicté sans qu'il ait fait l'objet d'un consensus très large dont les grands États, notamment la France, ne sont jamais absents. Mais ensuite en se mettant en marge chaque fois que cela lui coûte ou l'arrange, l'État français se décrédibilise. C'est sans doute pourquoi la Commission vient de le traîner devant la Cour de Justice des Communautés Européennes parce qu'il n'a pas demandé à Bull de rembourser une aide qui avait été approuvée moyennant son caractère temporaire ?

D'un point de vue politique, c'est sans doute la principale leçon à tirer de l'épisode car elle se révèle de portée assez générale : les dirigeants français ont pour fâcheuse habitude de considérer la règle de droit comme malléable à leur gré, valable pour les petites choses, les petites affaires, les petites gens, mais non pour les grandes. Combien d'exemples de changements des règles du jeu intervenus en cours de partie dès que celles-ci créent une gêne ou révèlent une défaillance, qui alimentent cette instabilité chronique du droit à tous les niveaux et qui témoignent de la persistance du vieux concept de raison d'État.

À l'inverse précisément, dans le cadre européen, l'État français a perdu cette " liberté " et doit à présent se plier à des normes que d'autres appliquent ou se font appliquer et qu'ils ne sont pas prêts à voir éluder simplement parce qu'il s'agit de la France et de ses intérêts nationaux. Faut-il rappeler par exemple que la Commission n'a pas hésité à acculer la Sabena à la liquidation en refusant d'approuver une aide de l'État belge en 2001 ? Déplore-t-on que ces règles soient étrangères à nos cadres juridiques ou contreviennent à nos intérêts ? Dans bien des cas, il eût sans doute fallu être davantage présent au moment de leur élaboration, quand les compromis se forgent et les principes s'arrêtent au niveau des services, au lieu d'attendre les ultimes arbitrages au niveau des ministres pour tenter, en général sans succès, d'arracher quelques concessions.

Qu'il s'agisse d'Alstom ou des autres litiges en cours avec Bruxelles, notre façon concrète de participer au concert européen est clairement mise en cause : c'est-à-dire le peu d'attention qui lui est consacrée au jour le jour par les décideurs, la faiblesse et la dispersion de notre représentation au Parlement, l'absence de soutien accordé aux organismes professionnels lors des consultations préalables, l'éloignement d'avec les services de la Commission et le peu de cas qui en est fait, etc.

À l'heure où se joue l'avenir des institutions, et en deçà des enjeux de la Conférence intergouvernementale, nous sommes renvoyés à la médiocrité intrinsèque de notre pratique communautaire quotidienne qui risque à présent de se retourner contre nous.

Notes

(1) En considérant déjà comme du capital les obligations remboursables en actions dont le placement public est garanti par les banques françaises (pour 900 M€) et le titre subordonné remboursable en action souscrit par l'Etat (pour 300 M€) en remplacement de sa participation à l'augmentation de capital refusée par Bruxelles, ce qui revient à anticiper sur la suite des évènements avec quelque optimisme.

(2) Il faut savoir en effet que les métiers d'Alstom le positionnent sur des marchés dont l'exécution est très longue tant pour la fabrication (un paquebot ou un TGV sont des chantiers de plusieurs années) que pour l'entretien des matériels vendus que le constructeur doit ensuite assurer. Celui-ci obtient certes des avances de ses clients afin de ne pas avoir à supporter de charges excessives de trésorerie sur la fabrication ; mais en contrepartie les clients exigent de leur fournisseur des cautions bancaires leur garantissant financièrement la bonne fin du contrat, cautions qui ont un prix lié au risque de défaillance, prix qui était devenu prohibitif au début de l'été.

(3) Cf. sur ce point la tribune publiée par Pierre Suard, ancien PDG d'" Alacatel-Alsthom " qui s'y était opposé, dans Le Monde du 3 octobre.

(4) Sur ce point, je renvoie le lecteur à l'analyse des problèmes posés par le gouvernement d'entreprise que j'ai développée dans un article publié récemment dans la revue Liberté politique à propos de l'affaire Enron (" La débâcle de la confiance I et II ", LP, n° 21 et 22, hiver 2003, printemps 2003).

> D'accord, pas d'accord ? Envoyez votre avis à Décryptage

>