[IIe partie/IV] - Dans son orientation principale, le projet renforce, et on peut dire achève pratiquement, le super-État européen. En effet, il complète la mise en place de processus de décision supranationaux, déconnectés des démocraties nationales.
La "Constitution européenne" couronne cette évolution.
Une Constitution. Le principe même de la Constitution, quoi qu'en prétendent les responsables de la Convention, consiste à graver la supranationalité dans le marbre. L'article I-10 du projet déclare ainsi : "La Constitution et le droit adopté par les institutions de l'Union dans l'exercice des compétences qui lui sont attribuées ont la primauté sur le droit des États membres." Autrement dit : la Constitution européenne et tous les droits européens subséquents (y compris un simple règlement de la Commission) ont une valeur supérieure aux Constitutions nationales, même adoptées dans les formes les plus solennelles.
Cette idée se trouvait déjà dans la jurisprudence de la Cour de justice, et elle avait même été introduite de manière subreptice au détour d'un protocole du traité d'Amsterdam. Mais elle n'avait jamais été soumise à l'approbation des peuples de manière franche et solennelle. Cette fois, elle prendrait vraiment une nature constitutionnelle.
Logiquement l'article I-5 du projet déclare que "l'Union respecte l'identité nationale de ses États membres", mais il ne dit pas qu'elle respecte leur souveraineté nationale, puisque celle-ci n'existerait plus.
On ne peut à ce sujet que rappeler la formule de la Commission euroépenne dans sa communication du 22 mai 2202 : ce texte aurait "pour l'Union la même valeur qu'une Constitution pour un État membre". Ce serait donc bien la super-Constitution d'un super-État. On note au passage que la Cour de justice, ipso facto, deviendrait une super-Cour constitutionnelle, supérieure à notre Conseil constitutionnel.
Objection à rejeter : ne peut-on pas prétendre que le texte présenté n'est pas une véritable Constitution supranationale car ses révisions futures (comme l'entrée en vigueur du projet actuel) resteront soumises aux règles de l'unanimité ? Voir à ce sujet les articles IV-6 et IV-7. En théorie, c'est peut-être défendable, mais en pratique, c'est faux, pour deux raisons : 1/ le projet actuel contient déjà presque tous les éléments du super-État ; par exception, ne restent que quelques décisions à l'unanimité (voir le point 6 ci-dessous) ; 2/ mais justement, pour les rares décisions qui restent prises à l'unanimité, des systèmes de "passerelles" sont prévus, qui permettent de passer à la majorité sans être obligé de réviser le traité (voir pour le cas général l'article I-24-4, et pour la politique étrangère l'article III-196-3).
Donc pour l'essentiel, le saut vers la supranationalité est déjà fait par le projet actuel, de sorte que les modalités exactes de révisions ultérieures importent peu. Au contraire même, pourrait-on dire, au point où nous en sommes rendus, l'unanimité devient presque dangereuse car, le super-État supranational étant établi, elle rend plus difficile de revenir en arrière.
L'intégration de la Charte des droits fondamentaux
L'intégration à la Constitution (dans sa partie II) de la Charte des droits fondamentaux qui avait été adoptée en décembre 2000 par le Conseil de Nice, à l'époque sous forme de simple référence politique, aboutirait à un transfert massif de compétences au détriment des États membres.
Bien entendu, la Charte déclare hautement (article II-51) qu'elle "ne crée aucune compétence ni aucune tâche nouvelles pour l'Union", mais il reste que désormais chaque pays ne définira plus de manière autonome les droits de ses citoyens. Si un pays voulait modifier pour lui un des droits de la Charte, il faudrait qu'il obtienne le consentement de tous ses partenaires, sinon ce serait impossible.
Le transfert de compétence profitera sans doute surtout à la Cour de justice : c'est probablement elle, plutôt que le Conseil à l'unanimité, qui dans l'avenir fera évoluer les droits fondamentaux par sa jurisprudence. Il n'en reste pas moins que ces droits échapperont désormais largement aux démocraties nationales.
La fusion des "piliers"
Le projet de Constitution européenne fusionne le traité sur l'Union et le traité sur la Communauté. Avec eux, il fusionne les procédures communautaires (marché intérieur...) et intergouvernementales (politique étrangère et de sécurité commune, coopérations policière et judiciaire...).
Cette fusion aboutit concrètement à un alignement beaucoup plus poussé de toutes les procédures de décision sur la formule communautaire. La codécision avec le Parlement européen est généralisée (article I-33-1), notamment en matière budgétaire où la notion de "dépenses obligatoires" disparaît pour l'agriculture (article I-55), ou pour "l'espace de liberté, de sécurité et de justice" (ex troisième pilier), où toute la "dentelle" d'Amsterdam et de Nice disparaît au profit d'une "simplification" majeure, l'application générale de la codécision avec majorité qualifiée (voir les articles III-153 et suivants, notamment les articles III-161 pour les contrôles aux frontières, l'asile et l'immigration, III-165 pour la coopération judiciaire civile, III-166 pour la coopération judiciaire pénale, III-171 pour la coopération policière).
De même, la fusion des traités aboutit à une formidable extension de la juridiction de la Cour de justice : auparavant elle ne traitait pour l'essentiel que des matières communautaires, et n'intervenait qu'exceptionnellement dans le cadre du "3ème pilier". Maintenant, elle y interviendra. On peut même se demander si elle n'interviendra pas dans des matières de politique étrangère, car la mention de la Cour de Justice dans l'article III-204 embrouille les choses plus qu'elle ne les clarifie.
La personnalité juridique
À la suite du regroupement Union européenne-Communauté dans une seule entité dénommée l'Union européenne, l'article I-6 du projet prévoit de doter cette entité de la personnalité juridique (auparavant seule la Communauté l'avait). Cette innovation signifie que désormais l'Union européenne pourra être un acteur international juridiquement à part entière. Elle pourra négocier, agir et conclure des traités en son nom propre, et non plus au nom des États membres. Il paraît par ailleurs évident que cette entité internationale unique revendiquera bientôt un siège au Conseil de Sécurité de l'ONU, et que ce sera probablement celui de la France (la Grande-Bretagne étant très prudente à l'égard de tout ce processus).
La "loi européenne"
Les articles I-32 et suivants simplifient les catégories d'actes juridiques européens. A cet égard, on peut faire deux remarques :
1/ L'article I-33 définit des "lois européennes" et des "lois-cadres européennes". Ces dénominations, qui sont visiblement destinées à attirer sur les actes européens une partie de la légitimité dont bénéficient les lois nationales, sont largement usurpées: normalement, les lois sont en effet adoptées par des Parlements au sens plein du terme. Or le Parlement européen n'en est pas un, ni du point de vue de la légitimité (car les citoyens lui accordent une reconnaissance bien inférieure à celle des Parlements nationaux), ni du point de vue du statut juridique (car le Parlement européen n'est pas une assemblée de pleine souveraineté : il est et restera une assemblée créée par un traité, ne bénéficiant que des compétences attribuées par ce traité).
2/ On voit apparaître une catégorie nouvelle, à notre avis aberrante, celle des "règlements délégués" (article I-35). Cette catégorie ressemble étrangement aux anciens décrets-lois français que la Constitution de la Ve République avait voulu bannir. En l'occurrence, les lois ou les lois-cadres européennes pourraient déléguer dans certains cas à la Commission le pouvoir d'édicter des règlements susceptibles de compléter ou modifier certains éléments de la loi ou de la loi-cadre. Il s'agit là d'un pouvoir exorbitant que nous ne pouvons que refuser, surtout dans le cadre très imparfait de la prétendue "démocratie européenne".
La généralisation de la majorité qualifiée
L'article I-24 systématise les décisions à la majorité qualifiée (ou super-qualifiée dans certains cas) au Conseil. L'unanimité ne persiste que dans certains domaines particuliers (politique étrangère, défense, fiscalité, ratification du traité lui-même), mais sont introduites toutes sortes de "passerelles" qui permettent au Conseil européen de décider à l'unanimité que les Conseils délibéreront désormais à la majorité qualifiée dans les domaines qui ne sont pas encore traités ainsi (voir l'article I-24-4 et l'article III-196-3 déjà cités).
Dans le cas particulier de la politique étrangère, le principe d'unanimité affiché (d'ailleurs bien tardivement) à l'article I-39-7 est encadré par l'obligation de réaliser "un degré toujours croissant de convergence" (article I-39-1) et surtout affecté de dérogations si compliquées (article III-196) qu'on peut se demander quelle sera la portée réelle du principe.
La France s'est trouvée en position fausse à la Convention sur ce point, car elle réclamait la généralisation de la majorité qualifiée et de la codécision avec le Parlement européen, mais était la première à les refuser pour les matières qui l'intéressaient le plus : pour l'agriculture, elle refusait la codécision ; pour les négociations commerciales internationales concernant les "services culturels", elle refusait la majorité qualifiée. Sur les deux points, elle a perdu. En particulier, la représentante française (Pascale Andréani, suppléante de Villepin) a déclaré très clairement que la France aurait des difficultés à ratifier une Constitution où les négociations commerciales internationales dans le domaine des "services culturels" ne resteraient pas traitées à l'unanimité. Or justement, le texte final montre que ces négociations ne sont pas épargnées, et passent elles aussi à la majorité (voir article III -212-4) (1)...
Cette extension générale des décisions à la majorité qualifiée est un critère très sûr de progression de la supranationalité. A la limite, même le fait que l'unanimité reste requise par la nouvelle clause de révision n'a plus beaucoup d'importance, puisque, à l'intérieur du traité en vigueur, la supranationalité a déjà fait son oeuvre.
En même temps, la définition de la majorité qualifiée au Conseil est modifiée pour être assise sur deux critères distincts : la majorité des États représentant les trois cinquièmes (60%) de "la" population de l'Union (article I-24). Le but est visiblement de mieux légitimer l'usage de la majorité en introduisant un critère pseudo-démocratique (car en l'occurrence il n'y a pas "une", mais "des" populations de l'Union).
Georges Berthu est membre du Parlement européen, membre de la Commission des affaires institutionnelles.
Note :
(1) Il faudra attendre le 18 juillet pour avoir la rédaction définitive de la Convention sur ce point précis.
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