La fraude est là. Le mensonge évident. La colère monte des profondeurs. Une immense lassitude gagne. Car, quand des efforts sont demandés, avec son lot de pression fiscale, de restrictions, de fragilités accrues, il est impensable que le ministre du Budget, celui-là même qui met en œuvre cette austérité, soit un fraudeur, un menteur avéré et, sans doute aussi, un corrompu — pour avoir reçu des « pots de vin » de l’industrie pharmaceutique. Ne sommes-nous pas renvoyés aux heures sombres de la République, avant la Première Guerre mondiale, quand les scandales fragilisaient la confiance du peuple dans ses institutions ?
AJOUTONS TROIS ELEMENTS ACCABLANTS : la crise, la gauche, le budget. La crise est là. Celle de 2008 s’ajoute à cet état permanent que nous connaissons depuis 1973. Elle semble d’autant plus invivable quand ceux qui la traitent, qui administrent au corps social des médications, des purges, des lavements, sont des délinquants.
La gauche, elle, croit et fait croire qu’elle détient un avantage moral, qu’elle serait « naturellement » morale. Là serait son privilège de naissance, un titre de noblesse lié à ses origines, une composante de son ADN politique. Et donc, qu’un homme « de gauche » puisse mentir ouvertement, effrontément, sans mollir, voilà qui semble « contre-nature ».
Quant au budget, il est élaboré par la fine fleur de l’énarchie, par des fonctionnaires intègres. Que cette administration soit dirigée par un fraudeur fiscal ajoute à la sidération. Mais, de plus, ces trois éléments étaient au cœur de l’élection présidentielle de 2012. Ne s’agissait-il pas de traverser la crise et, promettait François Hollande, de l’atténuer par une rigueur exemplaire, juste, vertueuse ? Seule la gauche, disait-il, serait à même d’instaurer une « République irréprochable », loin des arrangements entre amis et des accaparements du « bien commun » au profit de quelques-uns. La « pression fiscale », elle, serait mieux répartie, empreinte d’une justice retrouvée avec la fin des « cadeaux pour les riches ».
Cette triple ambition du candidat Hollande devait être à l’origine d’un sursaut moral. L’intégrité permettrait de conforter la cohésion sociale de tous. Telle fut la promesse de la gauche et la raison de son succès.
Le choc Cahuzac est d’autant plus grand qu’il atteint en son cœur les aspirations de l’électorat, la confiance en la « république irréprochable », les promesses morales faites urbi et orbi. Il ajoute au trouble, à la confusion, à cette puissante défiance des Français vis-à-vis de la « classe politique ».
Mais, si la sidération morale est évidente, pourquoi participer à ce lynchage médiatique auquel nous venons d’assister ? La première est à entendre. Le second à condamner. Laissez-moi revenir sur cette tempête médiatique.
La boue médiatique
1 – Jamais, en France, nous n’avons vu un tel mécanisme de détestation publique arriver si vite, si fort, sans nuances ni retenue. Une gigantesque déferlante médiatique à fait de cet homme un paria, alors même qu’il était, jusqu’alors, un puissant courtisé et confortablement installé dans le premier cercle du pouvoir politique. Sa faute (avouée mais non jugée) était telle, qu’il devenait aussitôt, en un instant, un intouchable médiatique, un pestiféré. Tous ceux qui le connaissaient jusqu’alors tournèrent la tête et, comme un seul homme, lui crachèrent à la figure. D’un coup d’un seul, il perdit son honneur, sa dignité, sa vertu.
À quoi avons-nous assisté ? À une magistrale destitution, un rituel social de dégradation publique et civile. Comment ne pas penser à cette scène du 5 janvier 1895 quand un capitaine, Alfred Dreyfus, fut, au vu de tous, dégradé pour être considéré comme un « traître » ! Autour de ces deux serviteurs de l’État, un même climat de haine, une foule furieuse, des insultes et l’envie de tout lui retirer. Jérôme Cahuzac, en un instant, après avoir reconnu son mensonge, fut offert à la vindicte de tous.
Traître il l’était, et l’avait toujours été en douce. Traître à la politique, à la Nation, à la représentation nationale, au chef de l’État, au peuple français.
Dès lors, sans jugement, sans procès en bonne et due forme, sans condamnation « au nom du peuple français », il a été traîné dans la boue médiatique –de la même manière que, dans les aventures de Lucky Lucke, le « méchant » est trempé dans du goudron et couvert de plumes. Le goudron est désormais médiatique ; les plumes sont celles des journalistes. L’ancien ministre est devenu, subito presto, un « salaud », « Le salaud ».
Quels qu’aient été ses parjures, ses mensonges, ses fautes, ses fraudes, nous avons eu, sous nos yeux, une application parfaite de la théorie du bouc émissaire. Il fut chargé, surchargé de toutes nos détestations collectives, de toutes nos rancœurs contre le Système, contre « eux » les autres, « ceux d’en haut », les « politiques » et les puissants. Ce processus-là, encouragé par les politiques eux-mêmes et par les leaders d’opinion (heureux tous de se refaire une virginité sur le dos d’un homme), fut détestable.
Pourtant, le pire « salaud » doit être protégé par la République avant que d’être livré à la justice. Et les raisons de ce déchaînement passionnel ne sont pas à l’honneur des politiques et des médiatiques.
Tout sauf une crise
2 – Dans le mécanisme du bouc-émissaire, il ne s’agit pas d’accuser un homme de ses seules fautes, de lui infliger un « châtiment » proportionnel à ses délits, mais, avant tout, par un déferlement de haine, de retrouver, sur son dos, en le chargeant de tous les maux, la paix de la cité et des hommes entre eux. Ce mécanisme victimaire repose sur un principe simple : une injustice plutôt qu’un désordre. Un Cahuzac plutôt qu’une crise politique. Un bon défoulement de passions mauvaises plutôt qu’un effondrement des institutions.
Cet homme qui venait de reconnaitre ses fautes et qui demandait pardon, devint un paratonnerre social. La foudre allait tomber. Autant qu’elle tombe sur lui seul ! Il fallait donc, pour affronter l’orage public, que cet homme déjà à terre, soit mis à l’écart de tous et placé le plus loin possible de ses amis. Que craignait la classe politique ? Les dommages collatéraux, les confusions, les emballements indistincts.
Qu’importe, dès lors, la décence et les règles élémentaires de la justice. L’opération d’exfiltration de l’homme de son milieu, de ses amis, de la classe politique fut d’une injustice flagrante – à la hauteur de la sidération de ses aveux après des mois de dénégations. Contrairement à DSK, personne n’a pris sa défense. Personne n’a considéré qu’il fallait condamner le ministre et respecter l’homme, éviter de confondre vitesse et précipitation.
Personne ne s’est levé pour dire : « Jérôme est mon ami et, même s’il est coupable, il restera mon ami. » Personne, comme pour DSK, n’a dit : « Cela ne lui ressemble pas » — expression employée alors par M. Moscovici.
Non. Cette situation d’unanimité haineuse contre un homme coupable sans jugements de justice est inédite. Cette décharge émotionnelle, cette surenchère dans l’opprobre ne sont pas à l’honneur de ses anciens amis qui, avant tout, dans un lâche mouvement de sauve-qui-peut, voulaient quitter au plus vite le navire Cahuzac avant qu’il ne coule en eaux profondes.
Où donc sont le courage humain, le sens de la mesure, l’équilibre du jugement ? Ces qualités, celles d’un homme d’État, maître de ses émotions et soucieux de faire prévaloir le droit contre le faible et le fort, ne furent pas celle de notre classe politique – soucieuse, avant tout, de se sauver elle-même et ce par tous les moyens.
S’agissait-il de comprendre, de donner des explications au peuple français, de s’excuser – comme quand un chef s’excuse pour ses subordonnés, même s’il n’y est pour rien, pour être justement le chef, le premier de tous les « responsables » ? Non. (Ces excuses publiques sont courantes au Japon.) Il s’agissait de couper au plus vite la « branche pourrie » et d’éviter la contagion médiatique. La réaction du « chef » de l’État est conforme à la logique médiatique et non à celle du « Chef de l’État » — responsable pour lui-même, pour ses ministres et pour avoir placés en eux sa confiance.
3 - Dès lors, une gigantesque opération de communication s’est mise en place pour mettre cet homme au ban de la communauté politique, gouvernementale, nationale. Chacun y est allé de sa demande de sanction. Le Premier secrétaire du PS l’exclut aussitôt du parti. Le Premier ministre alla même jusqu’à demander qu’il renonce à ses indemnités ministérielles. Le président de l’Assemblée nationale alla même jusqu’à lui demander de ne pas « redevenir » député – comme la Constitution l’y autorise. Pourquoi ne lui ont-ils pas demandé de faire un seppuku en place publique ?
L’opération était double. D’une part, comme une maladie contagieuse, éviter que ceux qui l’avaient approché puissent être contaminés par l’opprobre médiatique et emportés par la tourmente. D’autre part, considérer qu’il était seul responsable de la situation et que le mensonge seul suffit à expliquer cette situation, cette dissimulation, cette fraude fiscale et (éventuellement) cette corruption par les laboratoires pharmaceutiques.
Telle est la logique du bouc-émissaire : son « meurtre » (réel ou médiatique) ressoude la communauté et, aussi, évite de déployer, aux yeux de tous, les arcanes complexes des responsabilités collectives, les mécanismes qui ont rendu ce phénomène possible.
Faute d’ordre moral
La peur n’est jamais bonne conseillère. Y succomber met en évidence un manque de sang-froid qui, lui, est indispensable pour se gouverner soi-même et gouverner un pays. Dans un livre récent (De quoi DSK est-il le nom ? Ed. de l’œuvre, 2011) j’avais mis en avant, en conclusion, différentes pistes pour réconcilier les Français avec la politique. Je militais pour un « retour à l’ordre moral » — celui des serviteurs, des politiques au service de tous, de l’intégrité des hommes en situation de commandement, un nécessaire devoir d’exemplarité.
De toute évidence le cas Cahuzac ébranle en profondeur les aspirations morales qui avaient conduit François Hollande à la tête de l’État. Il devrait aussi interroger la sphère médiatique quant à son rôle de vigilance. Seul un site indépendant, dirigé par Edwy Plenel (aussi intrépide que Charles Péguy dont il se recommande, aussi « donneur de leçons » que lui), a trouvé cette affaire pour croire qu’il est de son devoir d’investiguer et de chercher ce qui « cloche » dans la République.
Pourquoi faut-il que l’immense majorité des journalistes soient des commentateurs, des metteurs en scène de la parole des politiques, de beaux parleurs au point de délaisser le « journalisme d’investigation » — si pratiqué ailleurs, en Angleterre et aux États-Unis en particulier ? Pourquoi ?
Pourquoi faut-il que les mécanismes de contrôle (ceux pratiqués aux États-Unis lors de la nomination des ministres) n’aient pas fonctionné, qu’ils ne soient pas plus forts ? Pourquoi et comment un « homme drogué au mensonge » (expression de Cécile Duflot) a-t-il pu arriver dans le premier cercle de l’État ?
Les questions ne manquent pas pour corriger cette République abîmée. Car, si les mensonges d’un seul peuvent le hisser si haut si vite, c’est sans doute que les anticorps démocratiques ne sont pas assez puissants et que la République ne s’est pas dotée des moyens suffisants. Là sont les vrais enjeux de cette affaire.
Damien Le Guay, philosophe, critique littéraire, maitre de conférence à HEC, enseigne à l’espace éthique de l’APHP et à l’IRCOM d’Angers. Il est l’auteur de De quoi DSK est-il le nom ? (Ed. de l’œuvre, septembre 2011). Vice-président du Comité national d’éthique du funéraire, il vient de faire paraître (sur la crémation) La Mort en cendres, le Cerf 2012. Il tient une chronique dans Famille Chrétienne et anime des émissions d’entretiens sur Canal-Academie – radio Internet de l’Institut de France.
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