Source [La Sélection Hebdo] : Une bombe à retardement posée par Donald Trump vient de sauter au visage de l’opinion américaine. L’engin ne tue pas et veut même sauver des vies. « Le site Politico a révélé l’intention, encore débattue, de la Cour suprême d’enterrer la décision dite Roe v. Wade qui accordait en 1973 le droit à l’avortement. Une inquiétante initiative qui laisserait à chaque État le champ libre pour adopter sa propre loi », écrit le magazine Elle.
Ce scoop rarissime se retrouve en ligne sur Politico, journal de Washington, propriété du groupe Axel Springer. Il s’agit d’un projet d’arrêt daté du 10 février, « authentique » selon l’institution. Il doit être publié avant le 30 juin mais peut encore être amendé.
Le sera-t-il ? C’est toute la question.
Soit la Cour suprême cède à la pression, des organisations progressistes appelant à défiler en masse le 14 mai. Soit elle y résiste : pour le président de la cour, John Roberts, l’auteur de cette fuite est « fou » de croire que les juges infléchiront leur position. Inamovibles, ils ne sont obligés ni de se justifier, ni même de communiquer.
Cette fuite affaiblit néanmoins la Cour suprême. Jamais une telle institution n’avait connu un pareil incident. John Roberts a beau dénoncer « une trahison » et lancer une enquête interne, cet acte montre que son auteur « est prêt à abandonner son éthique professionnelle pour une cause politique », relève sur Twitter Jonathan Turley, professeur de droit à l'université George Washington.
Cette fuite en dit long sur l’enjeu. « La publication frauduleuse de ce projet d’arrêt est probablement une initiative désespérée » destinée à « causer un scandale mondial », affirme Gregor Puppinck, juriste, directeur du Centre européen pour le droit et la justice (ECLJ), relais d’influence pro-vie au Parlement de Strasbourg.
En 99 pages (!), l’avant-projet scrute les deux arrêts Roe v. Wade (1973) et Planned parenthood v. Casey (1992). La Cour suprême en expose les erreurs factuelles et juridiques. Le nouvel arrêt fait 65 pages. Il s’agit de convaincre par le raisonnement, dans la tradition anglo-saxonne, distincte de la nôtre fondée sur l’autorité. Les juges conservateurs sont animés par une interprétation stricte de la Constitution : la retenue judiciaire prévaut. Il ne s’agit pas d’enfreindre la jurisprudence mais de reconnaître des erreurs. Dans des contextes culturels forts, la Cour suprême s’était déjà trompée à deux reprises et l’avait reconnu, sur la ségrégation raciale (arrêt Plessy v. Ferguson, 1896) et sur la stérilisation obligatoire (arrêt Buck v. Bell, 1927).
L’arrêt Roe v. Wade est la décision la plus connue de l’histoire contemporaine US. En 1973, les juges estimèrent que les entraves légales à l'avortement sont contraires au XIVe amendement sur la vie privée (privacy). En 1992, ils ajoutèrent qu’« au cœur de la liberté se trouve le droit de définir sa propre conception de l’existence, du sens de la vie, de l’univers et du mystère de la vie humaine ». Les deux jugements découlent de ce même postulat. C’est lui qui fonda le droit à l’avortement aux États-Unis.
Cet avant-projet anéantit ce postulat. « Il n’en reste plus rien », affirme Puppinck.
« Les notions de vie privée et d’autonomie personnelle ne peuvent pas justifier l’avortement, car cette pratique met en cause la vie d’un être humain, d’un tiers », ajoute-t-il. Le nouvel arrêt, rédigé par le juge conservateur Samuel Alito, dénonce « l’abus de l’autorité judiciaire » par lequel leurs prédécesseurs « court-circuitèrent le processus démocratique ».
En clair, les juges se déjugent. Ils reconnaissent avoir usurpé le pouvoir du législateur. Les deux vieux arrêts sont ramenés au rang de coup d’État judiciaire. Roe v. Wade était « totalement infondé dès le début », ajoute Samuel Alito. À ses yeux, le droit à l’avortement « n'est protégé par aucune disposition de la Constitution ». Si cette interprétation est validée, les États-Unis reviendront à la situation en vigueur avant 1973. Aujourd’hui, les États fédérés hostiles à l’IVG ne portent pas atteinte à la substance du droit mais en compliquent les modalités d’exercice. Demain, chaque État sera libre d'interdire ou d'autoriser l’avortement. Exactement comme pour la peine de mort. Des trigger laws – ces lois déjà prêtes – seront « dégainées » dès que possible.
Cet arrêt, s’il passe, sera sans incidence sur les « nouveaux droits », dès lors qu’un tiers n’est pas en jeu. La GPA ne pourra point se prévaloir du privacy, le mariage gay si. Ce que la Cour suprême pourrait ensuite interdire, ce serait les avortements tardifs, comme dans l’État de New York.
Sous le mandat de Donald Trump, la Cour suprême bascula. Elle compte six juges conservateurs sur neuf. L’ex-président américain en propulsa trois dans le Temple of Justice. C’est « l’héritage durable » du trumpisme, écrivions-nous en 2020, lorsque Amy Coney Barrett y fut promue, après Neil Gorsuch (2017) et Brett Kavanaugh (2018). Catholique et mère de 7 enfants, elle incarnait à la fois un visage et un virage.
Moins de deux ans après sa nomination, la statue du progressisme US s’apprête à tomber.
Louis Daufresne
- Le vaccin Valneva, mal-aimé des autorités ?
- Les chrétiens du Nigeria au cœur des ténèbres
- Le Baccalauréat vaut-il encore quelque chose ?
- L'offensive de Poutine en Ukraine : un casse-tê...
- La guerre au Yémen, un désastre qui ne mobilise...
- Dette publique : que faire ?
- Face aux "incivilités" impunies, des citoyens f...
- La France sera-t-elle le dernier pays à traiter...
- L'attaque des Kurdes par la Turquie