Dans l'accumulation des questions et des débats, il est parfois embarrassant de déterminer quels seront les grands enjeux des élections de 2007 : surtout quand chaque candidat voit midi à sa porte.
La Fondation de service politique s'est efforcée, au cours des derniers mois, de fournir à ses lecteurs un certain nombre de clés d'analyse et de décision en vue de ces scrutins, ayant à cœur de considérer le bien commun de notre pays avec autant de hauteur de vue que de réalisme concret, sous l'éclairage d'une conscience chrétienne assumée de la part de laïcs engagés. Dans cet esprit, au cours de l'année, nous avons lancé une série d'enquêtes dont nous rendrons compte à la rentrée.
D'ores et déjà néanmoins, il nous paraît possible d'affirmer que le premier de ces enjeux, premier parce qu'il est fondateur, se situe au niveau des questions dites "de société", et concerne l'avenir de la famille : il s'agit de savoir si les nouveaux élus transgresseront ou non la limite que constitue l'intangibilité du mariage comme union durable d'un homme et d'une femme, et celle qui lui est liée du droit absolu de l'enfant à avoir un père et une mère [1].
Le deuxième touche à la place de la France en Europe à cause du résultat du referendum de 2005 qui confère à notre pays une responsabilité particulière, d'ailleurs conforme à son rôle historique dans la construction européenne : ce n'est ni orgueil ni forfanterie que de constater que nos partenaires attendent que nous lui donnions une orientation et un élan nouveaux, tant dans sa substance que dans ses dimensions, y compris vis-à-vis de la candidature turque, qui en corrige les dérives et la replace dans la perspective des intentions des " pères fondateurs " [2].
Nombreux sont ceux qui voient dans la crise du modèle social français le troisième de ces enjeux majeurs. Sans doute ont-ils raison. Mais en identifier les paramètres réels pour déterminer les termes d'une réponse politique opérationnelle s'avère ardu. Beaucoup des analyses recensées, quelque intéressantes et fondées qu'elles soient, se situent à un niveau trop macroscopique et général ; d'autres, à l'inverse, s'appesantissent trop immédiatement sur les symptômes tels que le déficit insupportable du budget de l'État, ou la faillite programmée des régimes sociaux, sans remonter à la source de choix politiques qui ne sont pas toujours élucidés ; la plupart, enfin, demeurent abstraites et coupées du vécu des électeurs à qui on va pourtant demander de se prononcer.
1/ Une illustration parlante de la crise du modèle social français
Tel n'est pas le cas d'un petit ouvrage dont je recommande la lecture en cette période estivale propice au recul et à la réflexion, ouvrage qui illustre de façon concrète et vécue ce que beaucoup de nos concitoyens perçoivent concrètement quand on leur parle de la crise du modèle social français. Il s'agit d'une "Enquête sur les milieux populaires" à laquelle ses auteurs ont donné un titre forgé à partir d'un néologisme qui devrait faire mouche : Le descenseur social [3].
L'ouvrage est d'autant plus rapide à lire que le premier tiers est constitué d'un commentaire de tableaux statistiques dont l'utilité est indéniable mais qui peuvent être sautés sans dommage par le lecteur pressé de prendre connaissance de l'analyse qualitative des entretiens qui ont fourni la matière première de l'étude.
La modestie de sa taille contraste avec l'importance de l'analyse et de son pouvoir explicatif d'une crise de la société française sur laquelle tous les politiques se cassent les dents depuis trente ans. Sa publication sous l'égide de la Fondation Jean-Jaurès créée par le Parti socialiste pour lui servir de laboratoire d'étude pourrait rebuter nos lecteurs : ils auraient tort, car l'exactitude des faits et la vérité des explications n'ont pas de camp.
Les auteurs ont eux-mêmes résumé ainsi leur propos : "Des milieux populaires sur-exposés aux crises de la société française, bien plus que les autres milieux sociaux. Des votes intermittents, divers, volatils, souvent radicaux. Une société vécue dont le principe n'est plus l'ascension mais la "descension" sociale, à laquelle il faut résister. Où la violence est perçue comme constamment possible dans les relations interpersonnelles et à laquelle il faut échapper. Où les échecs de l'intégration apparaissent comme sapant les fondements de la société. Et des opinions de moins en moins orientées par les convictions politiques, de plus en plus forgées par des événements biographiques et médiatiques déstabilisants, qui soulèvent colère, volonté de rupture et besoin de réaffirmation... "MM. Guibert et Mergier ont cherché à identifier ce que sont les "règles de fonctionnement" de la société française, non pas de façon philosophique et générale, mais telles qu'elles sont perçues et vécues par les milieux populaires, c'est-à-dire par ces 30% de Français, ouvriers et employés, dont le vote, désormais volatil et peu prévisible, majoritairement dédié aux extrêmes avec des passages de l'un à l'autre difficiles à comprendre au moyen des schémas classiques, explique pour une part à la fois la surprise du 21 avril 2002, le "non" au referendum sur le Traité constitutionnel européen, et le fort taux d'abstentions lors des scrutins à faible enjeu politique.
2/ Les règles de fonctionnement d'une société dévoyée
Ces règles de fonctionnement telles qu'elles sont vécues par ceux qui en parlent, sont au nombre de trois qui se cumulent de façon très puissante et dont la conjonction devrait susciter la plus grande inquiétude.
a/ Le "descenseur social"
Contrairement aux idées en vogue, l'ascenseur social, par lequel chacun peut espérer que ses enfants vivront mieux que lui grâce à l'étude et au travail n'est pas en panne : il fonctionne à l'envers.
Pourquoi et comment ? À cause de la spirale infernale de la précarité où sont entraînés ceux qui, tombant au chômage, perdent les protections attachées à la vie en entreprise et à la détention d'un contrat de travail à durée indéterminée pour entrer dans la galère, d'abord celle des CDD ou des stages, ensuite des "formations-bidon", puis du bricolage plus ou moins clandestin, enfin d'une vie au jour le jour sans horizon ; et à cause de services sociaux dénaturés qui, loin de redonner à chacun la capacité de redevenir un acteur effectif de son destin, l'enferment dans l'assistanat et un traitement de masse devenu principalement statistique. D'où une énergie qui n'est plus tendue vers le progrès de sa situation personnelle mais qui s'épuise dans la lutte contre la chute et la déprime.
b/ La "violence potentielle"
La violence "potentielle" procède d'une diffusion de la violence dans l'ensemble d'une société vécue comme partout dangereuse. Les limites, la retenue, la modération dans les actes autant que dans les paroles ont sauté de sorte que toute relation devient potentiellement agressive. Le "pétage des plombs" est une réalité quotidienne et générale. Voilà pourquoi les incivilités matérielles ou verbales, minimisées par ceux qui ne les subissent pas quotidiennement, sont devenues insupportables par ceux à qui elles rendent la vie commune impossible ; et pourquoi la violence est désormais ancrée au cœur de toutes les relations sociales.
À cette dimension de la violence habituelle s'ajoute le caractère imprévisible de son déclenchement qui la rend susceptible de dégénérer sans raison à tout moment. C'est ainsi que les milieux populaires ont vécu les émeutes urbaines de l'automne 2005, eux qui se trouvaient en première ligne et en ont été les principales victimes.
c/ Les "échecs de l'intégration"
Thème ô combien sensible pour nos auteurs qui marchent sur des œufs ; mais sans masquer une réalité désagréable. La question de l'immigration est partout présente dans les propos des personnes interrogées, et tourne autour de trois constats d'enquête qui renvoient à un vécu très éloigné des discours officiels : - le lien permanent fait entre les auteurs des violences quotidiennes et les immigrés ;
- des immigrés qui sont vus comme refusant de se plier aux principes fondateurs de la société française ;
- et qui sont perçus comme abusant des services sociaux, soit par tricherie dont chacun fournit des exemples vus ou rapportés, soit tout simplement parce qu'ils n'y cotisent pas mais en tirent des avantages auxquels les autres n'ont pas accès. En facteur commun de ces trois constats apparaît un autre échec patent, celui de l'école qui n'assure plus sa fonction première de transmission du savoir et des règles élémentaires de le vie collective, tandis qu'elle est devenue le chaudron où mijotent ensemble de tous les maux et dysfonctionnements constatés. Elle se trouve en effet piégée par la concentration qu'a induite la sectorisation des élèves alors même que les populations immigrées se regroupaient dans les mêmes quartiers qui étaient ceux des milieux populaires et d'où ils se sentent progressivement évincés. Avec en toile de fond la montée générale d'un sentiment xénophobe (à bien distinguer du racisme) dont le danger ne doit plus être minimisé.
Il faut lire avec attention les précautions de langage que prennent les auteurs pour distinguer le discours statistique et global, auquel on se tient trop souvent, d'avec une réalité dont celui-ci ne rend pas compte. L'écart entre les deux fournit aisément, mais indûment, un prétexte aux bien-pensants pour s'offusquer de tels propos et les rejeter dans un déni sans appel. Ce faisant, ils s'interdisent de comprendre un vécu qui, quoi qu'on en dise, n'est pas fantasmé mais s'enracine dans un quotidien, celui des quartiers populaires, où précisément ils ne mettent guère les pieds sauf quand les caméras des télévisions les y accompagnent et que les lieux ont été au préalable aseptisés.
L'ensemble génère un fort sentiment d'injustice qui s'ajoute à l'incompréhension dont souffrent les milieux populaires. D'où la conclusion qu'en tirent les auteurs à la suite de leurs interlocuteurs : ce sont les fondements même de la société française qui sont en train de s'éroder par effet de sape.
3/ Les attentes des milieux populaires
Le diagnostic les amène à identifier quatre attentes fortes : - d'abord le rétablissement d'un ordre des choses, c'est-à-dire de règles de vie commune, de lois, d'un rapport entre droits et devoirs, et d'une conformité des comportements de tous avec les fondements de la société française,
- puis le contrôle des flux migratoires afin de faire baisser une pression devenue excessive en raison des phénomènes de concentration,
- ensuite le retour de l'État dans son rôle historique de garant de la construction des individus et d'égalisation des chances sur le fondement d'une protection juste et efficace,
- enfin l'abandon de l'assistanat bureaucratique et de ses abus au profit de la possibilité de "construire sa propre vie", de se prendre en charge et d'assumer ses responsabilités. Un contresens majeur est à éviter dans leur interprétation. Il n'y pas (encore) trace de nationalisme chauvin ; pas plus qu'un rejet global du libéralisme économique et de la mondialisation des échanges qui sont intégrés dans les esprits. Les gens ne demandent ni la fermeture des frontières, ni l'interdiction des licenciements, ni même le retour à l'économie administrée dont ils savent l'irréalisme par expérience, même s'il leur arrive de voter pour leurs promoteurs sans en être dupes. Mais ils expriment le besoin de réels filets de sécurité qui leur permettent de repartir sur leurs deux pieds en cas d'accident de la vie, c'est-à-dire la reconversion des protections sociales dans un sens moins bureaucratique, plus personnalisé, plus égalitaire et responsabilisant.
Ses attentes leur sont-elles propres ? À l'évidence non : chacun d'entre nous peut constater qu'elles sont largement répandues même si d'autres milieux les expriment de façon plus construite ou plus nuancée en fonction de leur bagage culturel et de leurs moyens de suppléer aux carences constatées.
Somme toute, parce qu'elle part du vécu et de paroles dites sans fard au cours d'entretiens approfondis, cette analyse décrit mieux que beaucoup d'autres la "crise du modèle social français". Elle ne prétend évidemment pas faire le tour de la question, ni fournir le dernier mot à l'analyse d'une crise dont nous savons qu'elle est très profonde. Mais elle offre l'avantage d'un contenu concret donné à un concept encore trop flou et ouvre une perspective qui permettrait utilement de structurer la démarche politique de qui veut l'entendre.
*François de Lacoste Lareymondie est vice-président de la Fondation de service politique.
Pour en savoir plus :
■ Note bleue de la Fondation de service politique, Le "mariage homosexuel" et l'homoparentalité, deux pierres d'achoppement pour les élections de 2007 (août 2006).
■ Philippe Guibert et Alain Mergier, Le Descenseur social, enquête sur les milieux populaires, Plon, avril 2006, 142 p., 9,50 €. Pour commander le livre avec notre partenaire Amazon.fr, cliquez ici
Notes
[1] Cf. la Note bleue de la Fondation de service politique À propos du "mariage homosexuel" et l'homoparentalité, deux pierres d'achoppement pour les élections de 2007 (août 2006).
[2] Cf. sur ce point les dossiers constitués par la Fondation de service politique depuis deux ans.
[3] Le Descenseur social, enquête sur les milieux populaires, par Philippe Guibert et Alain Mergier, publié chez Plon pour le compte de la Fondation Jean-Jaurès, avril 2006.
■ D'accord, pas d'accord ? Envoyez votre avis à Décryptage
■
- Vingt ans après...
- Laïcité libérale n'est pas indifférentisme reli...
- Crise de la dette publique : Nihil novi sub sole
- DSK : leçon politique
- Professeurs de SVT : L'acte de conscience avan...
- Le cynisme et la vertu
- Trois grains de sable dans la mécanique financière
- Il n'y a pas de droit à l'avortement déclare...
- Le combat pour l'homme : leçon politique
- Les États et la crise devant le mur de la dette