" Prenez garde, vous enseignez à l'homme son droit, lorsqu'il le sait trop bien lui-même, vous le transportez sur une haute montagne, vous lui montrez son empire sans limites... Qu'adviendra-t-il lorsque descendu, il sera arrêté par les lois spéciales que vous allez faire, lorsqu'il va rencontrer des bornes à chaque pas ? "
Malouet
Discours aux États généraux, juillet 1789.
Pour Bernard Cherlonneix, l'opposition entre socialistes et libéraux sur la question des droits de l'homme reste une bataille entre " créanciers " dans le rapport à autrui. Il s'agit au fond de vider une querelle, sans renvoyer dos-à-dos les doctrines, mais en la dépassant par une problématique de l'obligation qui les surplombe. Cette approche converge, sans toutefois la rejoindre, avec la démarche de Pascal Ide sur " une éthique de l'homme, être de don " (Liberté politique 1998-5), réponse aux partisans de l'éthique de la dette (cf. Nathalie Sarthou-Lajus : " Une anthropologie de la dette ", LP 1999-7), en proposant un point de vue tiers sur le sujet. PSG
Pour les libéraux, les droits de l'homme se distinguent entre " les droits de " — ou pouvoirs individuels d'agir sans entrave réglementaire — et " les droits à " — ou droits-créances. Les premiers sont les " bons " et les seconds, les " mauvais ". Cette distinction est également faite dans une perspective marxiste, avouée ou non avouée : on oppose alors les droits de l'homme de la première génération, ou droits " formels ", aux droits de l'homme de la seconde génération, ou droits réels . On sent bien ici, dans une perspective progressiste inverse de la première (on est " en marche vers l'avenir radieux ") que les " bons " sont les, seconds, et les " mauvais " les premiers. Mais peu importe ici cette opposition des socialistes et des libéraux, elle n'est évoquée que comme un rappel préalable au dépassement de cette opposition des bourgeois et des " partageux " par une problématique nouvelle, en quelque sorte plus noble.
Quel que soit le côté de l'opposition où aille notre allégeance personnelle, elle reste tout entière marquée par ses origines bourgeoises : il s'agit au fond d'une bataille de créanciers, créanciers qui ont des droits qu'ils souhaitent voir mieux garantir dans leurs principes et étendre dans leur surface, créanciers qui n'en ont pas et souhaitent s'en voir attribuer en " empruntant " une partie de ceux des autres. D'emblée, la position libérale paraît supérieure, aussi bien moralement (désirer le bien d'autrui est une position à peine morale, selon les traditions les mieux établies) que socialement (si chacun peut " institutionnellement " faire sa place au soleil, il ne tient qu'à chacun de se prendre par la main, en oubliant les décalages de fortune initiaux, pour " s'enrichir par le travail et par l'épargne " selon la célèbre formule de Guizot, en " cultivant ses talents "), mais elle reste toute entière marquée, tant qu'elle " déclare ", c'est-à-dire qu'elle " insiste ", sur les " droits " de l'homme, par son origine congénitalement roturière. Elle se trahit par là.
Les droits sont des créances, les droits sont des droits de créance. Exposer (aux yeux de qui d'ailleurs ?) revendiquer (auprès de qui d'ailleurs ?) les droits de l'homme, revient à penser l'homme de manière bourgeoise, c'est-à-dire respectable, mais " ig-noble " comme créancier. Créancier vis-à-vis du roi, vis-à-vis de l'État, vis-à-vis d'autrui, et peut-être même vis-à-vis de Dieu. Créancier d'abord. Si l'homme naît créancier de la nature et de la société, toutes les choses sont potentiellement à lui ou doivent lui revenir. Il sera nécessairement gourmand. Autant dire alors, on le voit clairement sous cette lumière, même si l'on hésite un instant à proférer l'énormité, que si l'on comprend l'homme de cette façon, les choses semblent mal parties. On sait en effet depuis longtemps, c'est-à-dire bien avant Hobbes, qu'" homo homini lupus " (Ovide cite ce propos dans ses métamorphoses comme un adage établi). L'affirmation de son droit congénital, fût-il vague in concreto ou au contraire, à l'origine, précisément délimité dans son contenu (que l'on prenne l'article 2 sur la Déclaration française des droits de l'homme de 1789 ou la déclaration jeffersonienne des droits de l'homme qui la précède en 1776) ne tend en effet pas à arranger les choses.
La question qui se pose, face à cette opposition de la thèse bourgeoise et de l'antithèse socialiste, c'est-à-dire face à cette double position, parfaitement symétrique, de créanciers rivaux, est la suivante : est-il d'un homme bien né d'affirmer d'abord ses droits, ou bien de sentir d'abord ses obligations ? Là est la question, " l'autre " question. Question audacieuse, m'objectera-t-on, et bien précipitée, qui en mélangeant tout avec quelque apparence, fait verser de manière irréfléchie le chariot de la modernité !
Prenons donc du recul. La logique des droits et celle des devoirs ne sont-elles pas réversibles, comme pile et face, recto et verso, et n'y a-t-il pas au fond une certaine contingence du côté par lequel on choisit d'aborder cette commune et " tout une " problématique des droits ou des obligations de l'homme ? Telle pourrait être au fond l'objection libérale à ce défi impromptu lancé par un insolent disciple en recherche. Nous allons le voir, l'objection n'est pas mauvaise, mais elle ne tient pas. Disons-le tout net, mettre l'accent sur la conscience de ses droits ou sur le sentiment de ses obligations ne revient pas au même, même si les uns impliquent les autres réciproquement (I). Et aussi, plus profondément peut-être, parce qu'il n'y a pas symétrie, ni exacte complémentarité, entre droits et devoirs (II).
I- Le point de départ qui change tout
Qui dit droit, dit devoir. D'ailleurs en Droit (en faculté de droit) la théorie des droits s'appelle théorie des obligations. Il y a " bi-univocité ", implication réciproque, des droits et des devoirs. Peu importe donc le sens dans lequel on prend initialement les choses. Mes droits sont les obligations d'autrui, les droits d'autrui définissent les miennes : je dois un loyer à mon propriétaire, un taux d'intérêt à mon prêteur de fonds, le prix du lait à ma crémière et mes impôts à l'État, l'assistance à personne en danger. Droits et devoirs se tiennent par la main. Où est le problème ?
Le discours tenu sera désormais largement phénoménologique. Sa pierre de touche est dans l'écho que chacun peut y trouver dans sa propre expérience, essentiellement intérieure, plus que dans l'adhésion intellectuelle à une série de propositions strictement logiques.
Le " problème " est dans l'ordre des priorités, car l'homme, qui se dit raisonnable, reste avant tout un animal sommaire. Relativement développé, sophistiqué et doué, mais absolument parlant, comme nous pouvons l'observer chez autrui et surtout en nous-mêmes, sommaire. Sommaire, cela veut dire, dominé en réalité avant tout par une idée, par une passion, par un intérêt, une ambition, par un modèle, par une personne, par une religion, par une philosophie (consciente ou inconsciente), car une certaine tranquillité de l'esprit et la convergence de la vie sont à ce prix : une certaine unité d'esprit, d'intention. " Avant tout " veut dire principalement, car l'unicité de priorité n'exclut pas la pluralité, ne signifie pas l'exclusivité des objectifs et des fins. Cependant, des priorités ex aequo déterminent nécessairement un certain trouble, un malaise qui peut aller jusqu'à la paralysie. La dépression ne naît-elle pas de ne plus ou de ne pas savoir ce que l'on veut, de ne pas pouvoir trancher au sein d'une délibération infinie ? L'homme, animal sommaire, est statistiquement dominé par très peu de choses, très peu d'idées, très peu de principes, entre lesquels des priorités sont nettement fixées, plus ou moins implicitement, plus ou moins consciemment.
Entre droits et devoirs par exemple, l'animal sommaire doit choisir et d'ailleurs a toujours choisi et choisit encore. Il a choisi, depuis un certain temps, le côté " droits ", après avoir traditionnellement retenu plutôt l'aspect " devoirs ". Si cela n'était pas le cas, pourquoi parlerait-on d'abord des droits de l'homme, pourquoi y ferait-on si souvent référence, pourquoi aurait-on " déclaré " urbi et orbi des droits de l'homme ? La priorité de l'homme moderne est donc dans ses droits. D'où il découle un certain nombre d'obligations pour autrui. Le principe prioritaire inculqué, à partir duquel la mentalité individuelle se forme et les attitudes sociales fondamentales se déterminent, tout du moins dans l'espace public, est le principe du droit, des droits de chacun, de mes droits. La nidation psychosociologique est " créancière ". Cependant, est-ce la meilleure manière d'aborder et de préparer la socialisation de l'individu, de déterminer son " être avec autrui ", de le positionner par rapport aux autres, de tisser la relation sociale, de créer un lien interpersonnel de qualité et résistant ? Dans ces conditions, s'étonnera-t-on que l'individu qui a choisi de se concentrer sur ses droits, néglige ses devoirs ou les fasse passer au second plan ? Évidemment non.
Au contraire, les choses iront bien mieux si chacun suit vis-à-vis d'autrui la logique de ses obligations et précède de cette façon l'affirmation des droits d'autrui, prête à s'exprimer de manière contentieuse le cas échéant. Les fonctions sociales, de la famille à la cité, en passant par l'entreprise, l'Église, le syndicat ou l'association, seront bien mieux remplies si chacun a en vue ses obligations plutôt que ses droits. " À chacun son métier, les vaches seront bien gardées, " disaient encore, il y a peu de temps, nos grands-mères. Au quotidien et concrètement, le guide du devoir est une boussole bien plus sûre et plus concrète que la charte des droits, et une source de prévention des conflits. Un individu bardé de droits est en heurt potentiel avec toute l'humanité, un chicaneur et un plaideur en puissance. C'est d'une telle logique ou d'une telle dérive dont témoigne le système juridique américain (et que reflète l'épaisseur des contrats), où chacun avec sa panoplie de droits, guette l'autre et se demande ce qu'il pourra en tirer s'il arrive à le prendre en faute. Et si " la France des droits de l'homme " s'est retenue sur cette pente pendant longtemps, n'est-ce pas parce qu'elle a suivi une tout autre logique que celle qu'elle brandissait sur son frontispice, chacun concevant, dans les espaces privés, sa vie comme étant d'abord l'accomplissement de ses devoirs vis-à-vis d'autrui et regardant l'autre comme n' étant pas seulement un moyen de satisfaire ses propres droits ? N'est-ce d'ailleurs pas là le point commun entre la morale laïque et républicaine des Hussards noirs et la vision chrétienne des devoirs d'état ? La France des droits de l'homme n'a-t-elle pas vécu sur l'héritage inertiel de la France des devoirs d'état ? Si c'est le cas, il est à craindre qu'elle ait mangé son pain blanc et qu'elle doive remettre l'ouvrage sur le métier.
Entre la conscience de ses droits et le sentiment de ses devoirs donc, il faut choisir, même si droits et devoirs sont indiscutablement complémentaires. Mon rapport avec autrui est indiscutablement meilleur si je me considère comme son obligé, dans la vie quotidienne, dans la famille, à l'école, dans l'entreprise, dans la cité. Et la manière dont autrui me considérera dans ce contexte s'en ressentira. L'obligation oblige. Le droit suscite le droit. Le plaideur crée le plaideur. La chicane engendre l'esprit de chicane. La mesquinerie, la mesquinerie. Et la générosité, la générosité.
Créancier ou débiteur d'autrui, ma relation avec l'autre, comme mon image auprès de lui, est tout autre selon l'angle d'approche. Une société de créanciers réciproques est-elle vivable ? N'est-elle pas vouée à la guerre larvée de tous contre tous, car chacun alors devient pour moi le potentiel débiteur de ce qu'il va, nécessairement, oublier me devoir, puisqu'il est obnubilé par la pensée de ce que je lui dois moi ? Ainsi, les créances réciproques s'accumulent inexorablement, alors que la tradition du jubilé est perdue. Les apories de la modernité et en passant, la faillite de l'État (providence) moderne, où chacun cherche à obtenir d'autrui ce qu'il n'est pas prêt à lui donner de lui-même, n'ont-elles pas là un de leurs plus solides fondements ? L'humaniste " ubris ", l'asociale sociabilité de notre contemporain philanthrope portant baladeur et lunettes noires, et le fameux " problème " des Lumières ne sont-ils pas là (en grande partie) ? Dans l'invention audacieuse d'une nouvelle manière, proprement révolutionnaire, " d'être avec autrui " (das " Mitsein der Glaübiger " pourrait-on dire), dans la généralisation de la psychologie de Gobseck ?
Sur ces variations d'évidence, si l'on consent à se réveiller d'un long sommeil dogmatique, autour d'un thème somme toute assez peu paradoxal, il convient de faire deux remarques. La première concerne le libéralisme, la seconde le christianisme. La première sent plus le soufre que la seconde.
Le libéralisme, voile doctrinal de l'égoïsme
Autant continuer à formuler les choses simplement, tout en restant phénoménologique. Je me suis longtemps demandé ce qui n'allait pas chez " les libéraux ". Je m'explique : pourquoi ressentais-je en particulier (et ressens-je encore) un certain malaise en face de gens qui sont les défenseurs d'une doctrine politique juste (ou plus juste), en regard du socialisme sous toutes ses formes notamment ? Ce dogmatisme, ce sectarisme, ce simplisme, cette inconscience, et parfois ce mal être de certains esprits libéraux des plus brillants venaient-ils de la faiblesse humaine la plus traditionnelle, qui fait qu'il est difficile d'être et de vivre à la hauteur des principes que l'on prône (et qui a été poussée jusqu'à la caricature la plus hideuse dans le cas du socialisme " réel "), ou bien y avait-il quelque chose de plus profond, dans le libéralisme lui-même, qui expliquait ces apparentes contradictions entre attitudes, comportements et doctrine ?
La petite et modeste théorie des droits et des devoirs qui vient d'être évoquée, jette quelque lumière sur la question. Nous remarquerons d'abord que les libéraux sont des partisans convaincus et parfois farouches des droits individuels. L'individu seul existe d'ailleurs pour certains d'entre eux, qui confondent (ou ignorent la différence entre) la substance et l'accident : selon saint Thomas en effet, la société " existe " selon le mode accidentel de la " relation ", la " société " est un être non pas subsistant comme un individu, mais un être " relationnel ", qui ne subsiste donc pas à la manière d'une chose matérielle ou d'un être corporel. Autrement dit, tout ce qui est ne subsiste pas comme une chose matérielle. Et, dans ce contexte, la négation pure et simple de l'existence de la société revient à un simple matérialisme.
Ceci étant exposé, je m'étais toujours dit, au for interne, que les droits individuels, ce sont les droits d'autrui, les droits de tous les autres — donc mes obligations à leur égard — réserve faite de mes propres droits, jusqu'à ce que je mette à l'épreuve cette innocente et robuste conviction (qui d'ailleurs me semble bel et bien appartenir au fond libéral classique, qui est " plus " que libéral) auprès d'un ami libéral... qui en parût interloqué. Visiblement, cette présentation des choses le troublait. Ce trouble m'a troublé à mon tour et une réflexion s'est poursuivie à partir de là, par observation notamment, selon la méthode exemplaire de l'expérience raisonnée chère à Frédéric Bastiat (qui m'est toujours cher).
Ainsi, la théorie des droits individuels ne serait que le paravent idéologique de l'égoïsme naturel le plus cru, d'une certaine insondable indifférence à l'égard d'autrui, d'un " esprit " de compétition excessif et nuisible, en tout premier lieu à l'action collective des libéraux. Ainsi, le libéralisme serait la meilleure couverture doctrinale pour tous ceux qui sont en froid avec la sociabilité, qui ont du mal à supporter autrui. Ainsi s'expliquerait la contradiction entre une théorie de l'individualisme bien compris comme vecteur de l'harmonie sociale, et une pratique de l'individualisme plus " spontanée " : viendraient vers le libéralisme notamment ceux qui y voient le meilleur alibi de leur propre turpitude. Le rejet du libéralisme s'expliquerait alors en partie pour cette raison que serait instinctivement perçue par les citoyens, cette tension entre l'attitude et le comportement de certains libéraux et les vertus idéales du libéralisme, entre la liberté proclamée et l'avidité observée, entre la concurrence revendiquée et le goût concret du monopole, entre le principe et son application.
De la profondeur psychologique et de l'efficacité sociale du pardon
La seconde remarque concerne le christianisme. La supériorité politique (ou civilisatrice, au sens où la qualité de la relation civile est porteuse d'un meilleur vivre en commun dans la cité) d'une théorie et d'une pratique sociale accordant la priorité à l'obligation sur la créance, au devoir par rapport au droit, permet de comprendre en particulier l'intelligence psychologique et sociologique du christianisme.
Il est vrai que toute grande religion, et les trois grandes religions monothéistes aussi, se présente d'abord comme une série de proscriptions et de prescriptions, qui sont pour tous ses adeptes (tous les hommes jusqu'à il y a fort peu de temps) des devoirs négatifs ou positifs, des sens interdits ou des sens giratoires. Or ce que l'on a pu appeler " la religion des droits de l'homme " les prend toutes audacieusement à contre-pied. À tort ou à raison ?
Il est deux principes proprement chrétiens qui permettent de bien illustrer la force motrice de l'obligation, et l'importance des conséquences sociales d'une pratique zélée d'obligations qui passent a priori pour exagérées. Nous pensons bien sûr à l'obligation de tendre l'autre joue, ou au devoir de pardonner évoqué dans l'oraison dominicale du Notre Père. Leur vérité est perceptible a contrario : en effet la logique des droits, le talion ou la vendetta, conduisent tous à une impasse pratique évidente. Si prédomine, dans nos relations avec autrui, qu'elles soient individuelles familiales sociales ou nationales, le souvenir de ce qu'il nous a fait et doit réparer avant que la relation continue, reprenne ou évolue, si nous attendons de l'autre qu'il fasse ce qu'il doit faire à nos yeux (et même objectivement aux yeux d'un arbitre impartial), il y a peu de chance, l'amour propre aidant, de surmonter jamais le moindre conflit et qu'une vie normale, confiante et détendue, reprenne. Il faut pour cela, une initiative qui vienne rompre l'équilibre de la méfiance et de la suspicion, qui permette de dépasser l'attente réciproque, que l'autre, ou moi-même, fasse le premier pas, prenne une initiative généreuse et par définition unilatérale pour " solder les comptes " (même en cas de position créancière " nette " et forte). Ainsi tendue, l'autre joue peut rompre une logique de force en prenant l'autre à contre-pied et en lui faisant prendre conscience de sa violence, en faisant appel à son sentiment de justice, qui lui enjoint de ne pas dépasser certaines limites, ou à sa noblesse, qui peut le retenir d'abuser de la faiblesse volontaire ou du désarmement temporaire d'autrui.
De la même façon, la seule manière de débloquer une situation, même dans laquelle nous nous sentons dans notre droit le plus strict, peut être la pratique unilatérale du pardon, de la reconnaissance de ses torts, en déclenchant par là une réaction en chaîne de détentes ou de concessions permettant de dépasser le blocage initial : se revoir ou se rappeler pour des parents ou des amis séparés, reprendre des négociations dans un autre climat, si l'on se place sur un plan social, politique ou diplomatique. Le pardon oblige autrui à faire un pas, alors que l'exigence de l'excuse le bloquait. Il bouscule l'équilibre des bonnes raisons que chacun a (toujours) de ne pas bouger. Il est centré sur l'avenir et non sur le passé, là où il faut vivre, alors que le passé ne peut être rejoué et restera figé dans son irréversibilité et son inextricabilité. Il y a dans ces devoirs hors normes du chrétien, qui dépassent l'exigence de justice et le respect de la loi, une intelligence de la dynamique sociale, qui est certainement une source de sa constante et secrète séduction et réussite, quoi qu'on en dise.
Ces remarques étant faites, revenons à notre raisonnement phénoménologique.
Partir de ses obligations ne revient pas au même que partir de ses droits, car le point de départ change tout, avons-nous dit. Mais l'argument le plus fort en faveur de la substitution d'une logique des devoirs à la logique des droits n'est peut être pas celui-là. Il est plutôt dans le fait, qu'en profondeur, il n'y a pas véritablement symétrie des droits et des devoirs, et que le champ des devoirs est plus étendu que ne l'est celui des droits. Ainsi, le " conscient " collectif d'une société fonctionnant selon la logique des droits serait amputé de tout un pan de devoirs sans droits symétriques, sans la pratique desquels (ou avec la négligence desquels) le fonctionnement harmonieux de la vie en commun serait endommagé ou perturbé.
II- La logique des devoirs est plus forte et plus concrète
Prenons l'exemple du métro. Lorsque je vais prendre le métro, au moment d'entrer dans la station, je me trouve souvent derrière quelqu'un qui est censé me tenir la porte, mais qui ne la tient pas forcément. Je n'ai pas droit à cela, mais je l'attends d'autrui. La preuve en est que je remercierai la personne et j'irai même, en cas de bonne humeur, jusqu'à me fendre d'un sourire de gratitude. Et je sais de mon côté que si l'autre n'a pas de droit à ce que je lui tienne la porte (il n'a pas de reproches à me faire sauf si je lui laisse retomber la porte sur le nez), il appréciera que je le fasse et il sera vraisemblablement contrarié, au moins vaguement, selon les circonstances, que je ne le fasse pas.
Ainsi, la satisfaction dans la vie au quotidien provient d'actes auxquels je n'ai pas droit en stricte rigueur, et qui ne sont accomplis que si autrui est imprégné de la conscience de ses devoirs et réciproquement. La logique du devoir va plus loin que celle du droit. Elle est en même temps plus précise et plus simple, car il est plus facile de penser, dans chaque situation à ce que je dois faire plutôt qu'à ce à quoi j'ai droit, et c'est d'ailleurs comme cela que, malgré tout, et heureusement, nous fonctionnons l'essentiel du temps.
Cela ne revient pas à dire qu'il faille négliger ses droits. Certains devoirs sont des obligations juridiques et correspondent à des droits qui, s'ils sont contestés, ne peuvent être satisfaits que par voie judiciaire. Notre propos ne consiste pas à dire que l'injustice doit régner entre les hommes, mais simplement à faire ressortir la supériorité morale et sociale d'une mentalité individuelle pénétrée par le sens du devoir plutôt que par le réflexe (querelleur ou mendiant) du droit. La logique du devoir apporte un " plus " considérable de sociabilité par le biais de ce sur quoi j'ai directement barre : moi-même. Elle sous-tend une action sociale permanente qui porte les individus au don, à la gratitude du don, au plaisir contagieux et dynamique du recevoir qui procède du don.
Nous écoutons avec respect Michelet, et nous le comprenons, lorsqu'il dit à propos de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : " La Déclaration des droits atteste l'Être suprême, garant de la morale humaine. Elle respire le sentiment du devoir. Le devoir, non exprimé, n'y est pas moins présent partout ; partout vous y sentez sa gravité austère. Quelques mots empruntés à la langue de Condillac n'empêchent pas de reconnaître dans l'ensemble le vrai génie de la Révolution, gravité romaine, esprit stoïcien. C'est du droit qu'il fallait parler, dans un tel moment, c'est le droit qu'il fallait attester, revendiquer pour le peuple. On avait cru jusque-là qu'il n'avait que des devoirs. "
Mais force est de reconnaître que peu à peu, l'implicite évidence par laquelle la déclaration des droits devait se garder de tomber dans le déséquilibre et l'asymétrie a disparu de la pensée des fils de la Révolution et des émules du zélateur du peuple. Au point de donner lieu à des manifestations dépourvues de la moindre ambiguïté : " Nous voulons nos droits " a-t-on pu entendre sur le bitume parisien. Horreur esthétique et morale de cette plate-forme prolétaro-bourgeoise ! La consonance du droit et de l'espèce sonnante et trébuchante, censée tomber d'on ne sait trop quel ciel administratif et fiscal, y est poussée jusqu'à la plus extrême intimité.
Sachons tirer aujourd'hui modestement les leçons d'une histoire révolutionnaire prométhéenne, sans la regretter ni la mépriser puisqu'elle nous permet de redécouvrir ce à quoi elle s'est excessivement opposé (non sans de fortes raisons circonstancielles). Et tournons donc la page de l'unilatéralisme du droit. Retrouvons le plaisir (très peu kantien) du devoir accompli. Il se pourrait que, jadis, une insistance unilatérale exagérée sur les devoirs de chacun ait conduit à léser de nombreux droits. L'insistance antithétique sur les droits de l'homme trouve certainement là son fondement historique. Le temps de la synthèse, en bon ordre, est sans doute venu, si l'on veut mettre fin au délire " sociophage " de la revendication créancière, et pouvoir redécouvrir à temps le visage véritable d'autrui, avec lequel il convient de (re)faire société.
b. ch.