Régis Debray : « La société des individus est à bout de souffle »

Source [La revue des Deux Mondes] Qui, de Victor Hugo ou de Stendhal, est l’écrivain le plus qualifié pour représenter le moment présent de l’histoire de France ? Stendhal, bien sûr, à cause de l’égotisme. Psychologue hors classe, il surplombe Hugo en raison de sa préférence pour lui-même, qui ressemble tellement, à deux siècles de distance, à notre préférence pour nous-mêmes. Chez Hugo au contraire, l’individu ne vibre, ne prend sens, ne se justifie à ses propres yeux et à ceux du lecteur qu’avec la société. Dans son brillant dernier essai, Du génie français (Gallimard), Régis Debray développe l’idée que le moment Hugo revient, que la voix des opprimés va faire honte aux petitesses hédonistes dont Stendhal serait le porte-drapeau. Rencontre.

Revue des Deux Mondes – À travers la comparaison des figures de Stendhal et Victor Hugo, votre livre raconte le moment que traverse l’époque. Selon vous, c’est un moment de transition ?

Régis Debray Un entre-deux, oui. Nous sortons du moment Stendhal, et on peut espérer un moment Hugo, même si c’est mettre la barre un peu haut.

Revue des Deux Mondes – Pourtant vous décrivez Stendhal comme l’avant-garde des narcisses hédonistes qui seraient un peu le modèle ontologique du macronisme…

Régis Debray Disons : généalogique. En mettant celui que Julien Gracq appelle « le plus antipopulaire des romanciers français » sur sa photographie officielle, Macron a pris un risque : celui d’afficher son idéal du moi. C’est à la fois un vœu d’affranchissement des préjugés – qu’il a accompli en épousant sa professeure de français – et un désir narcissique avec la figure de Stendhal et celle de ses héros. C’est un aveu et une envie : l’aveu que les happy few ont gagné, que l’on peut arriver à presque tout à partir de presque rien, un schéma typiquement stendhalien ; et l’idée que l’on peut se passer aussi bien d’une doctrine que d’une base sociale. La pulsion narcissique, qui est toujours derrière l’idéal du moi, est celle d’une « réussite réussie », celle d’avant les « gilets jaunes ».

« Le plus difficile, c’est de se faire à une situation où l’on se trouve gouverné par une génération qui n’a jamais eu faim, ni soif, qui n’a jamais eu peur, qui n’a pas eu de grands rêves et qui n’a jamais vu un mort. On ne choisit pas sa date de naissance. »

On peut supposer qu’il découvre que les happy few sont haïs – que la France d’en bas ne réagit pas comme prévu, et qu’il est impossible de rester en place à partir d’une petite bulle sociologique, à cheval entre la bourgeoisie d’argent et la bourgeoisie de compétence (entrepreneurs, banquiers, managers, et autres young leaders…). Cette petite caste a découvert, je crois de façon traumatisante, qu’il y avait des forces de frottement et qu’elle n’était pas seule au monde. Il y a de quoi être changé par cette blessure narcissique. Macron est intelligent, ce qui lui permet de connaître ses lacunes et de chercher à les combler. Qui n’a pas en lui-même un principe supérieur à soi jouit d’une grande plasticité. Le plus difficile, c’est de se faire à une situation où l’on se trouve gouverné par une génération qui n’a rien connu de grand – et qui n’a même rien connu du tout. Une génération qui n’a jamais eu faim, ni soif, qui n’a jamais eu peur, qui n’a pas eu de grands rêves et qui n’a jamais vu un mort. On ne choisit pas sa date de naissance.

Revue des Deux Mondes – Stendhal insiste beaucoup sur la nécessité de développer un « courage personnel » et non un courage collectif, c’est-à-dire de s’éprouver soi-même au feu et dans les drames…

Régis Debray C’est du Stendhal tout craché : sauf que Henri Beyle a vécu la retraite de Russie. Il a vu Moscou brûler, les cosaques, la Berezina. Cela donne un recul et une profondeur que notre microcosme managérial, sorti directement de l’ENA pour aller dans une banque et enfin dans un cabinet, n’a pas du tout. Peut-être l’esprit du temps est-il celui-là : l’ignorance du tragique et de la souffrance.

Revue des Deux Mondes – Après la traumatisante séquence des « gilets jaunes », s’il devait refaire aujourd’hui sa photographie officielle, Macron choisirait-il les mêmes auteurs : Stendhal, Gide et de Gaulle ?

Régis Debray Je ne crois pas. Je ne pense pas qu’il mettrait en avant Les Misérables, cela ferait rire, mais le côté hédoniste et égotiste de Stendhal et de Gide serait à reconsidérer. De Gaulle s’en sortirait, en revanche. C’est une référence tout-terrain, et il a eu raison de s’en servir : c’est un communicant qui réfléchit, cela nous change des éléments de langage de ses prédécesseurs.

Revue des Deux Mondes – L’équivalent philosophique de ces auteurs, finalement, ce serait Maurras et Épicure…

Régis Debray Maurras, certainement pas. Épicure, c’est un peu court. Resterait la formule de Mona Ozouf, « l’hédonisme de la modération ».

« On ne peut pas mettre dans le même sac un homme du monde et un homme d’univers, un sceptique et un croyant, un regard aigu mais limité à une voyance océanique. Ce serait comme comparer le bois de Boulogne et l’Amazonie. »

Revue des Deux Mondes – N’y aurait-il pas un moyen de faire coexister Stendhal et Hugo ? Si l’on rassemblait les deux hommes pour leur demander ce qu’est un homme accompli et les fondamentaux d’une société idéale, ne s’accorderaient-ils pas sur l’essentiel ?

Régis Debray On peut les faire coexister dans nos têtes, cela nous arrange bien, mais en rigueur, c’est absurde. On ne peut pas mettre dans le même sac un homme du monde et un homme d’univers, un sceptique et un croyant, un regard aigu mais limité à une voyance océanique. Ce serait comme comparer le bois de Boulogne et l’Amazonie. Je dis cela parce que dans cet admirable livre de Romain Gary, Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, qui est une réflexion non sur le déclin sexuel mais sur celui de l’Europe, le narrateur dit à sa petite amie brésilienne : « En France, on manque d’Amazonie », ce à quoi elle répond : « Non, vous avez Victor Hugo. » Hugo a un environnement cosmique, pas purement social : ça sent l’iode, la tempête, l’immensité, il met l’océan dans le boudoir et le boudoir dans l’océan, il raccorde l’individu à la nature.

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