Dans Psychologie des foules, petit opuscule écrit en 1895 par Gustave le Bon, médecin versé dans l'étude des comportements collectifs, on peut lire que les conditions à réunir pour provoquer un " mouvement de foule " sont les suivantes : un choc émotif important (une grande peur, l'annonce d'une catastrophe) et un mot d'ordre lancé par des leaders à l'encontre d'un présumé coupable.

Le Bon expose un cas dont il a été témoin en 1870, lorsque Paris était encerclé par les Allemands. Une foule amassée devant un immeuble, s'apprêtait à lyncher un malheureux habitant du quatrième étage qui aurait " fait un signal aux allemands " car il avait allumé une bougie alors que le couvre-feu le lui interdisait. Le Bon note qu'il était impossible qu'un lumière aussi faible ait été perçue des Allemands à la distance où ils se trouvaient, et que trois minutes de réflexion auraient suffi pour s'en convaincre. Mais la foule, embrasée de peur et de colère, ne peut réfléchir et exige comme un enfant le tribut qui calmera sa douleur : la punition d'un coupable.

C'est en gros ce qui s'est passé à Madrid, et par un effet de contagion inhérent à la psychologie collective, à Paris.

À Madrid la " faute " du gouvernement était d'avoir suivi Bush dans sa croisade en Irak. Elle était directement reliée à l'attentat. Elle en était même, dans la vision simpliste imposée par l'ennemi, par l'auteur de l'attentat lui-même, LA cause.

En France, à l'évidence, on ne pouvait reprocher la même chose à nos dirigeants, champions, au contraire, de la résistance aux désirs américains. Mais il suffisait de transposer, de glisser d'une cause à une autre. La nôtre était toute trouvée, comme préparée de longue main : le gouvernement, dédaigneux de la misère des artistes et insensible à celle des chercheurs était décidément trop bête. Ennemi de l'intelligence... Quel beau chef d'accusation !

Le mot d'ordre de la gauche espagnole : " Sanctionnons le gouvernement ! " qui s'est répandu très vite entre l'attentat et l'élection est devenu en France, pendant les huit jours suivants, ceux qui précédaient les élections régionales, une question, relayée sans fin par tous les médias : " Le vote de dimanche sera-t-il, comme en Espagne, un vote sanction pour le gouvernement " ? Et la répétition, chacun le sait, est un élément de persuasion...

Le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin a donc été sanctionné, durement, et frappé à la tête puisque la région Poitou-Charente, fief du Premier ministre, est attaquée bille en tête par la femme du chef du Parti socialiste qui caracole à 46 % au premier tour.

Des têtes vont tomber, des ministres imprudemment jetés dans la mêlée ne vont pas sortir indemnes d'une défaite annoncée... Jean-Pierre Raffarin, seul ou presque à avoir pensé d'abord aux pouvoirs des régions et à son " grand-œuvre ", la décentralisation, s'aperçoit de la tactique on ne peut plus nationale de l'adversaire. Il déclare à son tour vouloir " politiser " le débat, mais sans doute un peu tard. Quelques jours suffiront-ils à redresser la barre ?

C'est très difficile, car il lui faut " se garder à gauche " mais aussi " à droite ".

Le silence de la gauche sur la présence au second tour du FN dans dix-sept régions est assourdissant. Personne ne crie au loup comme le 21 avril... Étrange. L'aspect désormais familial de la politique frontiste lui aurait elle rallié les suffrages d'une gauche attendrie ? Certes non. Seulement la présence des dix-sept listes FN au second tour va assurer dans nombre de régions la victoire de la gauche. Alors qui s'en plaindrait ? Espérons que la gauche pensera à remercier le Conseil constitutionnel. Sans son intervention, le gouvernement faisait passer en mars 2003 un texte imposant 10 % des inscrits pour se maintenir au second tour des élections régionales. Comme le texte avait été modifié in extremis et que le Conseil d'État n'avait pu en connaître le contenu, le Conseil constitutionnel a invalidé cette disposition. Pressé, le gouvernement a préféré revenir a l'ancien texte, qui prévoyait 10 % des suffrages exprimés, plutôt que de recommencer la procédure. Il le regrette sans doute amèrement aujourd'hui, car le Front national, dans la plus grande partie des cas, a bien 11 ou 12 % des suffrages exprimés mais n'aurait pas eu 10 % des inscrits compte tenu des 35 % d'abstention....

Cependant les partis ne sont pas propriétaires de leurs voix. Ils n'en sont que bailleurs, et encore les baux sont-ils à renouveler à chaque scrutin. Tel qui avait voté UDF ou FN au premier tour aura à cœur de voter UMP au second tour, juste pour éviter que la gauche ne revienne. Et comme il y a toujours une forme de justice, même en politique, les élus UMP qui, comme Jean-François Copé, affirment, dans la lignée de Sarkozy, qu'ils sont de droite " sans outrance mais sans complexe ", bénéficieront certainement plus de ces reports que ceux qui n'ont cessé de hurler contre le Front national jusqu'à s'allier avec la gauche contre eux, trouvant " républicain " de priver six millions d'électeurs de représentation.

MM. Bayrou et Le Pen ont de quoi être heureux.

Le premier a obtenu des scores très honorables dans plusieurs régions et " explosé " ainsi son score de la présidentielle, ce qui rend crédible sa candidature en 2007.

Le second a fait la preuve que son parti dispose d'une vraie clientèle presque partout en France - y compris là où le problème de l'immigration ne se pose pas - une clientèle stable, fidèle à un programme, et pas seulement à un homme, et fait ainsi la preuve que son score à la présidentielle de 2002 n'était pas un " accident ".

MM. Bayrou et Le Pen devraient se contenter de ces succès. Nous vivons dans une atmosphère d'apocalypse. Il n'y a pas de jour dans le monde sans crime sanglant, sans corps déchiquetés. La planète semble vouée à un feu d'artifice permanent, mais qui tue ses enfants au lieu de les émerveiller. Nous vivons tous, inconsciemment, la peur au ventre qu'une bombe n'explose, là, tout de suite, sous nos pas, ou là-bas, demain, sous ceux de nos enfants. Dans ce contexte, que nos deux hommes résistent à la tentation d'offrir au pays, comme trop facile exutoire de son mal-être, la reconduite, dimanche, du vote sanction de la semaine dernière. Car ce ne sont pas eux qui en cueilleraient les fruits, mais une gauche prête à faire son miel de tout, fût-ce de l'apocalypse.