Le blocage politique du Liban est total, alors que les puissances étrangères s'impliquent pour tirer les marrons du feu. Radiographie de la situation par notre correspondant à Beyrouth, au moment où le Qatar parraine le lancement de négociations nationales et que les résolutions gouvernementales contre les intérêts du Hezbollah ont été retirées.

 

[BEYROUTH] — Les combats armés qui ont opposé les milices pro et anti gouvernementales ont montré s'il en était encore besoin les risques courus par le Liban de verser à nouveau dans une guerre civile. L'armement du Hezbollah était connu de tous, ce qui l'était moins, c'était l'armement des fidèles de Saad Hariri, le fils de feu le Premier ministre Rafic Hariri, assassiné en 2005. Les combats qui ont éclaté dans la montagne, au Nord et dans Beyrouth, entre sunnites d'Harriri, chiites du Hezbollah de Hassran Nasrallah, Amal de Nabi Berri et sunnite, puis entre les druzes fidèles et opposants au gouvernement auront fait plus de 50 morts en moins de cinq jours, avec des échanges de tirs d'armes lourdes : mortiers, roquettes RPG.

L'armée libanaise, qui a été considérablement renforcée par du matériel américain et qui reste le seul garant de la survie de l'État s'est montrée incapable de contenir les avancées des moudjahidines du Hezbollah qui, en moins de vingt-quatre heures, prenaient le contrôle de la partie Ouest de Beyrouth, isolaient l'aéroport et menaçaient les habitations de plusieurs des principaux leaders gouvernementaux. Les médias pro-gouvernementaux installés dans ces quartiers étaient mis hors-état d'intervenir. L'armée n'a pas pris le risque de s'interposer ou de contrer les violences, la conscription faisant de ses troupes une mosaïque confessionnelle à l'image du pays, susceptible de se briser au moindre faux pas contre l'un ou l'autre camp. Cela aurait été commettre l'irréparable et retomber dans les affres de la guerre civile de 1975.

De la couverture médiatique

Les images des médias internationaux, avides d'images fortes, ont pu faire croire que le Liban glissait dans une guerre totale. Il est assez étonnant de constater combien les journalistes sont réactifs sur cette zone et parfois même, on a l'impression qu'ils souhaiteraient plus ou moins consciemment l'embrasement. À ce titre, je peux parler à la première personne et en connaissance de cause, puisque je suis du métier. La plupart des journalistes occidentaux qui sont intervenus sur le sujet ces derniers jours collaborent à de grands médias, le plus souvent pigistes rémunérés à la copie (écrite, audio ou vidéo), et ont donc intérêt à ce que l'on leur en commande un maximum. Leur approche de l'actualité est bien évidemment influencée par leurs intérêts personnels, souvent justifiés par des conditions de ressources fragiles et irrégulières.

La vérité, c'était que les combats certes violents étaient très circonscrits dans l'espace et dans le temps, et que la majeure partie du pays a continué à vivre sans que rien ne vienne contrarier la vie quotidienne des habitants. Je travaillais dans les quartiers du centre ville au début des événements et je tenais mes rendez-vous dans les quartiers Est de la ville sans être pour le moins dérangé par les combats qui éclataient dans les autres quartiers.

Les intérêts politiques vont contre les intérêts de la guerre

Les intérêts politiques du Hezbollah ne sont pas ceux de la guerre. L'engagement de son armée mettrait le pays à feu et à sang, et se solderait par une nouvelle occupation israélienne. Le tribut payé par ses inféodés au Sud serait des plus lourds alors même que les séquelles des combats de 2006 ne sont pas encore effacées. Du côté du gouvernement, les intérêts en business des bourgeoisies sunnites et chrétiennes qui le soutiennent, sont incompatibles avec un conflit. En outre, leurs moyens de défense sont démesurément limités face à ceux du Hezbollah, même si certaines franges militantes de leurs partis sont en voie de se militariser.

Les combats violents qui ont éclaté la semaine dernière n'aident pas à comprendre cette lecture optimiste des jeux politiques libanais. Les intérêts politiques de l'opposition du Hezbollah, d'Amal, des chrétiens d'Aoun et d'autres mouvances politiques de différentes confessions se résument à une demande : de nouvelles élections et la formation d'un gouvernement dans lequel ils auraient un droit de blocage. Entendons bien que ce droit de blocage ne serait pas réservé au seul Hezbollah, mais au Hezbollah et ses alliés, notamment ceux qui sont chrétiens.

Dans une situation politique incandescente — pas de compromis sur l'élection du président de la République, la moitié du gouvernement démissionnaire, des manifestations d'ampleur nationale d'un camp et de l'autre — il serait assez sage de faire parler les urnes pour apporter une légitimité rafraîchie aux politiques libanais. Dans ce contexte, les propos la semaine dernière de Walid Djoumblat, chef de file du Parti socialiste progressiste et représentant d'une partie de la communauté druze, ont mis le feu aux poudres. Il dénonçait le noyautage de l'administration de l'aéroport par le Hezbollah et notamment la mise en place d'un réseau vidéo de surveillance propre au parti chiite. Ce trait tiré par le leader druze venait rappeler les injonctions au désarmement du Hezbollah dans les dernières résolutions du Conseil de sécurité de l'ONU. Immédiatement, le gouvernement ordonnait que l'officier supérieur en charge de la sécurité de l'aéroport soit relevé de ses fonctions. Deux jours plus tard, une manifestation pour la hausse des salaires annulée en dernière minute dégénérait en combat de rue entre les partisans pro et anti-gouvernementaux.

Si rien ne peut excuser l'usage de la force du Hezbollah, il ne faut pas pour autant être dupe. Alors que le Hezbollah n'est plus représenté politiquement, et dans un contexte libanais plus large où toute décision politique doit faire l'objet d'un consensus, les propos de Walid Djoumblat et la décision du gouvernement visaient à déstabiliser le parti chiite. On peut d'ailleurs se demander si cette manœuvre n'a pas été une réussite dans le mesure où pour la première fois depuis les accords de Taëf qui avaient mis un terme aux guerres libanaises, le Hezbollah a retourné ses armes contre ses adversaires libanais alors que jusqu'à présent, Hassan Nasrallah avait toujours déclaré qu'elles serviraient uniquement à la défense du Liban contre la menace israélienne.

Le Hezbollah perd une grande partie de sa légitimité, il ne peut plus incarner la sainte résistance contre Israël, ses moudjahidines ont commis l'irréparable, ils ont tiré sur les Libanais. Il y a fort à parier que certains de ses alliés et notamment ceux, chrétiens, qui avaient suivi en nombre le général Aoun dans ses calculs politiques et le rapprochement avec le Hezbollah, seront désormais plus rétifs à l'alliance chiite. Ce sont les partis chrétiens Kataëb et surtout Forces Libanaises qui gagneront en soutien, c'est-à-dire grosso modo les courants politiques chrétiens qui sont partisans d'une partition du Liban sur la base du contour géographique des communautés confessionnelles.

L'axe du mal contre l'axe du bien, en direct au Liban ?

Côté français, l'attentat de l'immeuble du Drakar en 1983 qui avait coûté la vie à un grand nombre de nos parachutistes et le parti-pris naturel de l'opinion publique pour les chrétiens [1] qui sont ses alliés fondateurs depuis la création du Liban en 1920, poussent les observateurs ou plus simplement les intéressés à une lecture des événements très partiale. Cette lecture se calque sur les rapports de force internationaux au Liban voire sur la région : les États-Unis avec la France et l'Arabie-Saoudite dans son sillage, et de l'autre côté l'Iran et la Syrie, la Russie jouant sa propre partition moins alignée.

L'appui militaire dont bénéficie le Hezbollah de la part de la Syrie ou de l'Iran, les discours de Nasrallah pendant les guerres des années 70 et 80 prônant l'établissement d'une république islamique au Liban, ne peuvent qu'être condamnés, cependant ils ne doivent pas masquer d'autres implications étrangères tout aussi dangereuses qui bénéficient à l'autre camp. Ainsi, il faut prendre en considération l'implication saoudienne [2] : ses investissements financiers gigantesques lui ont permis d'acheter des pans entiers de la terre et de l'économie libanaise. Ces opérations ont eu lieu sous l'ère Rafic Hariri et ont bénéficié très largement à sa famille [3].

L'implication étrangère des États-Unis ne peut pas non plus rassurer davantage au vu des échecs de sa politique en Irak et en Afghanistan, de sa partialité dans le conflit israélo-palestinien, de sa vision d'un Grand Moyen-Orient éclaté en une multitude d'États-nations reprenant le contour des territoires des différentes communautés confessionnelles ou ethniques.

Le Liban est mis en danger par ces manœuvres politiques étrangères et pourtant, ses leaders s'obstinent à manœuvrer pour s'attacher les soutiens internationaux tout en perdant comme en échos, le soutien populaire. Leurs électeurs se désintéressent toujours plus et dramatiquement de la chose publique alors même qu'il semble toujours plus urgent pour la survie du Liban de renforcer la société civile, de favoriser l'avènement d'un État-nation débarrassé de ses logiques communautaires meurtrières. Les Libanais ont plus que jamais besoin de projets interconfessionnels, de fuir les logiques hyper-militantes et clientélistes des milices de la guerre aujourd'hui mal déguisés en partis réguliers. Ils ont besoin d'une nouvelle classe politique où les hommes de la guerre laissent leur place à des bâtisseurs charismatiques centrés sur le bien commun de leur peuple.

[1] Le soutien de l'opinion publique française n'a pas toujours été complètement acquis aux chrétiens. On se rappellera que pendant la guerre, la presse hexagonale penchait d'avantage du côté des Palestiniens persécutés par les milices nationaliste chrétiennes . Aujourd'hui et depuis l'attentat de Rafic Hariri, la presse française suit majoritairement la ligne politique du Quai d'Orsay, avec un soutien au bloc gouvernemental sunnites d'Hariri, druzes de Djoumblat et chrétiens de Geagea et Gémayel.

[2] Notons à l'intention des chrétiens libanais partisans de l'alliance sunnite que le wahabisme véhiculé par les Saoudiens n'a rien à envier à l'idéologie révolutionnaire islamique des Iraniens. Suite aux premiers combats de la semaine dernière, l'ambassade d'Arabie Saoudite a été évacuée. Il est très clair que son implication pro-gouvernementale la rendait susceptible d'être une cible de choix pour le Hezbollah.

[3] Le fleuron de ces affaires qui ont allègrement mélangé aux intérêts publics ses propres intérêts se visite en plein cœur de Beyrouth : c'est le quartier du centre ville, complètement racheté et reconstruit par la société Solidère, propriété des Hariri. Ses anciens habitants y ont été expropriés recevant en retour des très maigres compensations.

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