Notre foi en ce siècle
Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008

" NOTRE FOI DANS CE SIECLE ", c'est celle de trois personnalités sympathiques et bien connues du monde économique et financier, tous trois chrétiens de la génération d'après guerre. Le titre de leur livre en dit tout l'esprit... mais c'est bien là le problème.

Les auteurs veulent fonder sur la " foi " un appel à l'action. Mais si la foi chrétienne les anime, ce n'est pas elle qu'ils proposent au monde, c'est bien plutôt la foi dans l'avenir (terrestre) de ce monde, chrétien ou pas. C'est ce point de départ caractéristique qui retiendra surtout notre attention, plus que les propositions particulières que nous évoquerons ensuite.

 

" Notre foi " très critique

 

Le point central est ici la position relative des deux formes de " foi ", la foi en ce monde et la foi chrétienne. D'emblée, l'inspiration est sélective. On trouve certes un rappel, sincère et émouvant, de principes essentiels qui sont au cœur du christianisme, et notamment sur le Dieu Trine qui est Dieu d'Amour. Mais ce rappel reste partiel. Non seulement parce que le christianisme comporte aussi des notions de péché et de rédemption, essentielles pour comprendre la réalité de ce monde, qui sont ignorées ou minimisées. Mais plus profondément parce que la désunion qui traverse notamment tout le Nouveau Testament, entre ce monde et l'autre, ou entre la cité du monde et la cité de Dieu, est totalement occultée. Dès lors, la question de la conversion personnelle et collective, impliquant une remise en question radicale de soi-même, ne joue aucun rôle.

Au-delà de ce rappel, on ne se base que très sporadiquement sur le Magistère. De façon générale, on ne rencontre pas cette attitude d'écoute à l'égard de l'Église et de son enseignement qui est celle du disciple écoutant son maître (" Qui vous écoute M'écoute "). Tout se passe comme si, une fois affirmés les principes essentiels, la foi opérait comme un humanisme général, à partir duquel on peut poser à loisir des jugements qui se veulent personnels. Parfois hâtifs, souvent repris de conceptions laïques diverses, ils peuvent même s'éloigner franchement de l'enseignement ecclésial. Restant sauve la légitime autonomie du temporel, cette observation reste pourtant valable pour la doctrine sociale de l'Église : brièvement évoquée, de façon d'ailleurs tronquée (rien n'est dit par exemple sur le travail) elle n'est nulle part développée ni a fortiori utilisée comme référence par la suite.

Les conséquences de ces prémisses s'ensuivent logiquement. Tout d'abord, les jugements portés sur la société le sont au nom de valeurs essentiellement laïques. Tout ceci peut être en soi justifié, mais reste plat. Par exemple ce qui est reproché au libéralisme échevelé est surtout le creusement des inégalités, l'hyper compétition, la création d'exclus, ainsi que les dégâts de l'environnement. Ce sont donc surtout ses conséquences matérielles, auxquelles on croit pouvoir remédier par des mesures de type étatique ou réglementaire. Et quand on évoque la question du dépassement des perspectives trop étroitement matérielles pour recommander la prise en compte de l'homme dans toute sa richesse, on la rabat immédiatement sur la santé et l'éducation. On s'arrête finalement à la social-démocratie : le capitalisme doit être corrigé par une intervention correctrice massive de l'État.

Cet abandon de la référence à la foi religieuse dès qu'il s'agit de réalités collectives, a une conséquence majeure : la seule référence commune, qui dépasse les considérations de répartition des richesses, est celle des droits de l'homme (et conséquemment celles de tolérance et de pluralisme). C'est en tout cas la seule sur laquelle on peut baser une action commune à l'humanité. Ceci n'aurait rien de répréhensible dans la perspective d'un droit naturel objectif reconnu, mais il n'en est rien : les droits de l'homme sont considérés compris de la même façon par tout le monde. On ne paraît pas se douter du fait qu'il y a des conceptions différentes de ces droits, et notamment qu'un gouffre béant sépare celle du pape et celle des modernes, notamment entre les principes de droit naturel ou de loi divine, et la gestion de la compatibilité entre l'arbitraire de chacun. La notion même de culture de mort, ou l'idée que le relativisme est une menace majeure, sapant les fondements mêmes de toute civilisation, et qu'il constitue aujourd'hui la lecture dominante de la religion des droits de l'homme, échappent complètement.

 

" Dans ce siècle " formidable

 

L'enthousiasme pour ce siècle est le pendant du point précédent. Tout le livre porte la marque de l'époque de formation des auteurs : la reconstruction d'après-guerre, le début de la construction européenne, et la perte d'influence de l'Église. On peut y ajouter l'enthousiasme pour Teilhard de Chardin, " d'autant plus que le pouvoir ecclésiastique le tenait en suspicion ". Mais le constat va bien au-delà.

Le point de base est l'idée que ce siècle est " porteur de promesses extraordinaires " : en témoignent " le souci des victimes, le besoin de vérité, le refus des guerres et des aveuglements collectifs, les progrès de la science et l'allongement de la vie, la soif de liberté ". Dès lors, " nous n'adhérons pas aux discours qui rabâchent que "les valeurs se perdent" ou que "tout fout le camp". C'est même plutôt le contraire. " Ainsi, " à chaque étape de sa diffusion [...], la modernité a accru la part de culture dans les comportements humains. " En définitive, " le grand partage est entre la résignation sceptique et l'espérance... À nos yeux, trop de chrétiens cèdent aujourd'hui au pessimisme " (p. 34).

Un constat donc globalement positif, sinon enthousiaste. Tout n'est certes pas parfait. Mais les défauts reconnus ne sont pas ceux auxquels l'inspiration chrétienne ferait spontanément penser (avortement, effondrement de la foi, pornographie, drogue, matérialisme généralisé, sous-natalité suicidaire, violence anarchique, etc.). Le seul grand échec reconnu se situe dans la " panne du progrès social ", dans l'apparition d'une grand nombre de pauvres ou d'exclus y compris dans le système occidental. Et dans l'extension des violences ou des incivilités, mais dont la cause est jugée économique : elle " accompagne naturellement ce creusement des inégalités ". Rien à voir avec les systèmes de valeurs dominants : nous sommes entrés dans une " économie antisociale de marché ". À cela s'ajoute la fragmentation du politique sous l'effet " des micro-nationalismes et des revendications identitaires ".

En résumé, le problème est économique ou politique, pas moral ou a fortiori religieux. Les valeurs de base de la société moderne sont foncièrement bonnes, si bonnes qu'elles construisent le Royaume (sur cette terre). Malheureusement les dérapages néo-libéraux ou identitaires entravent ce processus naturel.

 

Le recul de la foi, sans importance

 

En revanche le recul de la foi est jugé sans importance. On commence par une constatation : " Nous appartenons à la première civilisation qui soit fondamentalement athée " (p. 37). " Certains s'émeuvent de cette évolution. Nous ne partageons ni cette inquiétude ni ces alarmes. " Pendant des siècles l'Église a " tenté d'imposer à ses fidèles de militer pour l'avènement d'une société chrétienne, d'une chrétienté qui s'imposerait à tous comme un idéal. Aujourd'hui, l'Église ne cherche plus à imposer, elle préfère annoncer la bonne nouvelle et la proposer à la liberté de chacun ". D'où un ensemble de déclarations sur le thème : " Nous sommes athées (sic)... d'un Dieu Grand Horloger ", " d'un Dieu justicier suprême ", " d'un Dieu de majesté et de puissance " (p. 41 sqq). Précision : qu'on ne nous dise pas " hors de l'Église point de salut " car " l'Esprit est libre de susciter où il veut le sens et l'amitié de Dieu ", etc.

Certes on fait un retour sur le péché originel : " Tout homme doit regarder en face la part de mal qu'il a en lui " (p. 41). Et on poursuit dans un accès de lucidité : " L'esprit moderne se moque du prétendu dolorisme chrétien... On préfère revendiquer — comme un droit — la transgression et le refus de toute culpabilité. Or on voit bien aujourd'hui jusqu'où peut conduire ce prurit d'innocence : à la haine de l'autre. " Qu'on n'en déduise pas de critique de la modernité : " Le monde d'aujourd'hui est beaucoup moins étranger au christianisme qu'on ne le pense ", car au fond, " la modernité... est un processus de christianisation qui n'a plus besoin de l'Église chrétienne ". Le chrétien doit donc s'associer à ce processus, puisqu'il est " quelqu'un qui croit en l'homme " (p. 43). En d'autres termes, la modernité est foncièrement bonne : mieux, elle accomplit le christianisme.

Les déviations de la modernité ne sont que des dérives techniques, non essentielles. Ce qui importe, c'est l'Esprit, " qui nous aide à déchiffrer les signes des temps, et qui faisait dire à Teilhard qu'on n'espère jamais assez de l'unité croissante du monde " (p. 54). Il s'agit donc d'humaniser la globalisation, autrement dit, paraphrasant Vaclav Havel, de restructurer " le système de valeurs sur lequel repose notre civilisation actuelle " ; ceci suppose " un élan puissant de spiritualité humaine ", donc " un nouvel ordre de valeurs ". Mais comprenons bien : il s'agit " de valeurs partageables par tous ; ceux qui croient au Ciel et ceux qui n'y croient pas ". C'est-à-dire " la dignité de l'homme ", " la responsabilité " et une " nouvelle forme de solidarité ". Comme disait quelqu'un : Eritis sicut dei, scientes bonum et malum —vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal...

 

L'enthousiasme volontariste pour l'Europe

 

Cette approche globale se retrouve dans des propositions plus concrètes. " Il faut tenter l'impossible d'aujourd'hui qui est le réalisme de demain : cela s'appelle l'utopie. " Notre foi dans ce siècle se reporte alors sur des réalités mondaines qui se trouvent chargées d'une valeur mystique.

La seule entité concrète véritablement et totalement positive du livre, c'est l'Europe, qui fait l'objet d'un culte étonnant. La France, le monde, les États-Unis (surtout), sont fortement critiqués ; l'Europe jamais. Par exemple ses actes fondateurs, et notamment la domination réussie des querelles historiques entre France et Allemagne, sont présentés littéralement comme des comportements de conversion et de don, au sens religieux du terme. On pourrait en effet comprendre qu'il s'est produit dans les années cinquante une conversion humaniste spectaculaire des peuples d'Europe à une vision enfin généreuse et créative de la vie en société. Ainsi " en aucune région du monde, à aucun moment de l'Histoire, une telle conversion pacificatrice ne s'est produite " (p. 69) ; " cette conversion fondatrice de l'Union européenne est un événement historique fondamental, un phénomène inouï ". S'il s'agit bien d'une " conversion ", c'est que " le projet européen [est] un refus explicite des logiques "naturelles" de l'histoire humaine : qu'il s'agisse de la défense du pré carré national, du réalisme calculateur, etc. " (p. 77). Nos auteurs voient en effet cinq principes à la construction européenne : " une certaine idée du fédéralisme ", " la renonciation à l'égoïsme sacré des nations ", le " choix de la volonté agissante contre tout principe de fatalité ", une place laissée aux petits ; et l'exemplarité. Au cœur de ce fédéralisme, se trouve l'idée que les institutions existent pour les personnes et non l'inverse. Cette démarche conduit à reconnaître l'importance du " don ". " Le projet européen s'inscrit globalement dans cette logique du don intelligent " (p. 73). En bref, la construction d'un marché commun devient le signe avant coureur du Royaume...

Parallèlement, une telle position de principe implique une révision profonde de l'idée de patrie, à considérer de façon très sélective : " Nous vibrons surtout pour une partie de ce passé " (p. 90). Ce qui conduit au terme bizarre de matriote, car il s'agit de " conserver l'attachement charnel à son pays, l'émotion, la fidélité, l'exigence, mais en essayant de maîtriser toute complaisance pour l'égoïsme, l'étroitesse, la domination ". C'est que le pays n'a plus qu'un rôle affectif, et non plus opérationnel. Il est désormais " incapable de faire face aux forces dissolvantes du grand marché mondial, aux problèmes nés de l'immigration, aux nouvelles formes d'insécurité ou de criminalité, aux risques écologiques majeurs, etc. ". Cet attachement émotif au pays doit lui-même être compris dans une perspective idéologique. On rappelle que " la France a été l'inspiratrice de nombreux mouvements d'émancipation ou de libération ". Et de citer Catherine II (dont on connaît en effet l'inspiration libératrice : c'est elle qui a mis en place le servage en Russie...), Tien An Men, etc. Car la France, c'est avant tout la " libération " issue de 1789.

Le rôle leader appartient désormais à l'Europe. De quelle Europe s'agit-il ? Le modèle de société que nos auteurs ont à l'esprit est à l'évidence l'Allemagne de la CDU des années soixante, celle de " l'économie sociale de marché ". Les auteurs ne paraissent pas conscients de la faible pertinence de ce modèle dans le Bruxelles de 2002. Mais plus profondément, une confusion est établie en permanence entre des réalités très différentes mais ayant toutes en commun d'être " européennes " : l'U.E. (Bruxelles), le " modèle " social européen, le capitalisme rhénan, et la tradition culturelle du Vieux Continent. Quant à l'identité européenne, celle-ci reste floue. Elle apparaît seulement au détour d'une page, sous la forme de l'euro, avec lequel l'Europe s'est donnée " une identité concrète et repérable " car il faut y croire : la nouvelle monnaie " aidera à... l'affirmation d'une identité qui n'existe pas encore " !

Rien n'arrête nos chrétiens : le parti pris est volontariste, et leur foi en l'Europe vaut d'abord pour l'avenir. C'est que l'Europe a une position spécifique dans le contexte mondial, une mission unique pour concilier les trois exigences que sont " la cohésion sociale, l'économie de marché et la démocratie " (p. 80), elle est une contribution irremplaçable " à un nouvel ordre mondial fondé sur le respect des droits de l'homme et une solidarité croissante entre les nations ". Car nous devons faire face à un grave dilemme. Ou bien nous nous soumettons " fatalement à l'économie antisociale de marché ", ou bien " nous construisons une véritable fédération européenne pour mieux défendre et refonder cette économie sociale de marché qui constitue le véritable "modèle européen" ". En effet le nouveau capitalisme est directement opposé à l'économie sociale de marché rhénane. C'est un " capitalisme qui méprise ". Au contraire, le système rhénan a la cohésion sociale au centre de ses préoccupations. Ce qui veut dire une " société cohérente, relativement égalitaire, motivée et paisible " (p. 107). Dans l'entreprise par exemple, " nous estimons que la cogestion constitue un véritable idéal ". A contrario, le transfert par Bush " des crédits fédéraux d'action sociale aux organisations religieuses afin de mieux assurer le redressement moral de l'Amérique " est compris comme signifiant que " le pauvre, l'exclu sont traités moins comme des victimes que comme des coupables ". En bref, le transfert au religieux est en soi une régression, et le retour à la social-démocratie étatique la seule voie possible.

On souligne en outre que le capitalisme suppose pour fonctionner des types moraux qu'il ne sait pas générer lui-même (honnêteté du juge, loyauté des contrats). Mais cela ne conduit pas à souligner l'importance des valeurs morales, et, en dernière analyse, spirituelle. On en déduit plutôt que la " crispation dogmatique du capitalisme " est dangereuse, et qu'il devra revenir vers plus d'État, ainsi que vers la prise en compte d'autres valeurs dans la gestion des entreprises (sociales, écologiques, etc.) ; tandis qu'apparaissent plusieurs signes de convergence des modèles, sur les thèmes du rôle de l'État, du capitalisme populaire, et de l'économie sociale de marché. Comme on voit une fois de plus, tout est politique.

 

Retour au réel : la mondialisation

 

Ce chapitre, probablement largement influencé par Michel Camdessus, est plus concret, moins lyrique. L'idée centrale est qu'il faut favoriser la mondialisation, dans l'intérêt des pays pauvres eux-mêmes ; les manifestations de Seattle et de Gênes sont très violemment attaquées. Mais il faut la corriger. Car " le legs le plus redoutable " du siècle précédent (le XXe) est " l'incohérence totale entre un marché de plus en plus mondialisé et l'immense déficit du droit mondial, y compris pour ce qui concerne les droits sociaux " (p. 121). La globalisation est en effet très efficace en matière de capitaux ou de techniques, mais elle demeure inhumaine car " encore inhabitée ". Il y a d'abord un risque de marginalisation de régions entières et notamment de l'Afrique. Puis celui d'instabilité financière. Ensuite celui d'inégalités croissantes. Enfin, des problèmes de dimension mondiale comme la criminalité, l'écologie, etc. Face à cela, " ce qui va dans le sens de l'unité du monde est une chance à saisir ". De façon inspirée, on note le " déficit de citoyenneté mondiale " qui doit se résoudre par un " plus " de citoyenneté à tous les niveaux. Il s'agit de " planter l'universel partout ".

Mais au delà de ces perspectives générales, les propositions sont moins utopiques, moins obsédées par la sacralisation du monde. On rappelle que dans ce contexte de mondialisation, la responsabilité des gouvernements ne diminue pas, elle augmente (p. 129). Dès lors il leur faut " intégrer dans la définition de leurs politiques économiques une évaluation des conséquences des choix qui, individuellement, leur conviennent ". Suivent des considérations sur la gestion du système financier mondial, d'où il ressort notamment que l'origine des grandes vagues de spéculations se trouve fondamentalement " dans des défaillances coupables de politique économique et de surveillance bancaire " (p. 136). La pauvreté extrême est le risque systémique ultime, notamment du fait de la communication qui répand partout sur la planète l'image de la richesse. On note que des progrès ont été faits dans la prise de conscience, débouchant aujourd'hui sur l'idée qu'" une croissance de haute qualité est désormais le seul objectif acceptable " (p. 158). Ce qui veut dire une croissance exigeante : démocratie participative, sans corruption, ouverte aux échanges, avec un État modéré dans ses ambitions, financièrement bien géré mais réduisant les inégalités, dans un partenariat avec la société civile et avec la communauté internationale. On note la nécessité de contrôler étroitement les exportations de matériel de guerre, ainsi que d'ouvrir nos marchés aux exportations provenant du tiers-monde. De façon plus étrange, on considère l'accès au crédit comme une sorte de bien public (p. 146), d'où des propositions pour assurer dans les faits " l'accès de tous au crédit ". Et surtout il s'agit de tenir les engagements des pays riches de venir en aide aux autres dans la proportion promise de 0,7 % du PIB. Une insistance particulière est mise sur ce point, en affirmant qu'ainsi les ressources seraient en place pour respecter les promesses faites en matière d'objectifs de développement, et même pour " assurer le financement de quelques biens publics essentiels " notamment d'ordre politique, médical, écologique, etc. On relie à nouveau ceci à la " réhabilitation " du don dans nos sociétés, en l'espèce dans l'aide au développement.

Sur l'immigration en revanche, on en revient à l'angélisme. La volonté est de trouver une réponse " éclairée, rationnelle et solidaire ". En clair il s'agit de comprendre que les pays d'accueil ont " besoin des immigrés ". Notamment pour des raisons démographiques. Or ces pays, en Europe en particulier, " sont fort mal préparés... à cet accueil de populations désireuses de préserver leur identité ". Car il ne saurait s'agir de les assimiler purement et simplement. On note certes qu'" une élévation de la fécondité européenne favoriserait l'intégration des populations " ; dès lors, " un "discours" politique plus favorable à la vie familiale doit être inventé ", non explicité d'ailleurs. Mais on réaffirme le " droit humain à se déplacer et à s'établir là où l'on peut gagner sa vie et celle de sa famille " (p. 172).

 

Réformer l'Église

 

S'agissant de l'Église, tout est concentré sur l'adaptation à l'époque. Tout est dit dès la p. 176 : au monde, " nous voudrions que l'Église offre un visage de communion fraternelle dans l'Espérance, et non celui d'un centralisme autoritaire et crispé ". Car est " autoritaire " toute prétention de l'Église à détenir un message unique qu'elle doit porter au monde.

Quel doit être son rôle ? Elle a " capacité et vocation, en cheminant avec le monde, à mieux découvrir et partager les richesses qu'il porte ". Car l'Esprit souffle où il veut. Dès lors pour l'Église, être au monde, " c'est se laisser pénétrer par cette culture dans un dialogue exigeant, l'éclairer certes de la lumière qui lui a été confiée, mais en recevoir aussi interpellation et lumière ". D'où la phrase symptomatique : " Allant au monde, l'Église y trouve l'Esprit, suscitant dans l'infinie variété des cultures la réponse des hommes aux problèmes de leur époque, et soutenant leur combat contre toutes les forces du mal. " Il s'agit donc " d'une relation mutuelle et nullement unilatérale ". À vrai dire on se demande où est alors la spécificité et même le rôle ou le sens de l'Église, notamment sur le plan théologique. Mais cela se comprend : si le monde est bon, et que l'Esprit souffle partout, la revendication d'un rôle irremplaçable, d'une différence de nature, n'a plus de sens.

Explication : l'Église a dû par exemple apprendre du monde les droits de l'homme, et aussi ceux de la femme (malgré leur enracinement biblique). Elle est donc coupable aux yeux de la nouvelle foi commune. En outre elle doit désormais apprendre de la révolution sexuelle (malgré ses excès) la possibilité de retrouver " toutes les dimensions de la sainteté de l'union de l'homme et de la femme ". D'où un plaidoyer vibrant en faveur de la contraception (car nos auteurs voient une " profonde contradiction " entre le refus de la contraception et celui de l'avortement). En effet " nous sommes passés, en Occident, d'une société qui recherchait en priorité le salut, à une société qui recherche avant tout le bonheur. Outre qu'il n'y a pas nécessairement contradiction entre le salut et le bonheur, il faut reconnaître que la vie sexuelle est l'une des composantes essentielles de l'homme et de son bonheur ". On reconnaît certes ensuite que les mœurs contemporaines aboutissent à une " instrumentalisation de l'individu ", à une " dégradation évidente de la relation sexuelle ", mais c'est pour en déduire qu'il faut " faire entendre paisiblement sa différence " plutôt que de brandir des interdits que " peu de gens respectent, y compris parmi les chrétiens eux-mêmes ".

Enfin bien entendu, on trouve un appel en faveur du diaconat des femmes, ce à quoi on voit de grands avantages et des obstacles purement historiques, tandis qu'on balaie l'objection consistant à rappeler que le Christ n'a pas, " dans un contexte sociologique donné, choisi de femmes pour figurer parmi les douze apôtres " (p. 194). Serait-ce donc la sociologie qui commande la théologie ? Les notions de droit naturel, d'enseignement des Écritures ou de la Tradition, ne jouent aucun rôle dans ce débat.

Une polémique est engagée sur l'organisation de l'Église, et notamment de la papauté, présentée comme l'obstacle majeur, et plus encore de la curie romaine, vue de façon purement négative comme au bon temps des années soixante. On rappelle complaisamment la phrase ambiguë de Paul VI selon laquelle le pape est l'obstacle le plus grave sur la route de l'œcuménisme. On souhaite revoir le rôle du pape comme " évêque de Rome, intégralement lié à sa communion avec l'ensemble de l'Église universelle ". D'autres propositions constitutionnelles conduisent de fait à encadrer l'action du pape par un synode permanent, tandis que son action se concentrerait sur les " questions universelles ", c'est-à-dire " l'état du monde d'aujourd'hui, l'attente universelle de paroles et d'initiatives au service de l'Homme ".

Plus grave encore est un appel à une approche interreligieuse nivelant les différences entre le christianisme et l'islam et débouchant sur l'instauration de périodes de vie commune (six mois) entre séminaristes et futurs imams ou rabbins. On apprendrait ainsi des musulmans le sens de l'adoration (inexistant comme on sait dans le christianisme) tandis qu'eux apprendraient des chrétiens l'exégèse rationaliste critique ! Aucune appréciation réaliste n'est faite de l'islam, a priori placé sur le même plan que le christianisme. Corrélativement il y a relativisation totale de ce dernier. Option parmi d'autres, il doit dialoguer avec le monde dont il a beaucoup à apprendre. Il n'a aucun rôle exclusif ou central dans le processus de salut. Et on conclut avec l'idée qu'il " faut un socle de valeurs communes à toute l'humanité ". Ces valeurs, ce sont les droits de l'homme, seule religion commune possible pour cette humanité (p . 198).

En résumé, malgré ses limites (certains passages ont été visiblement écrits un peu vite) ce livre est un exemple symptomatique du mode de raisonnement qui a dominé l'aile marchante de l'Église pendant trente-cinq ans. Le message chrétien y perd tout rôle spécifique, toute différence irréductible. Les seules perspectives sont terrestres. La conséquence en est l'aplatissement sur ce monde des perspectives eschatologiques des Évangiles, et donc, en définitive, dans ce monde, une religion de l'homme seul.

P. L.