La responsabilité sociale de la foi
Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008

LES CHRETIENS engagés dans le monde ont pour mission d'illustrer la fécondité sociale de l'Évangile. Chaque jour, ils vérifient la capacité de leur foi d'élargir leur regard et d'inspirer leur engagement dans la vie sociale.

Ils savent que la foi n'est pas une option privée sans incidence sur les choix de la vie en ce monde. La foi n'est pas non plus un programme d'action clé en main. L'Évangile nous le dit : il n'y a pas de foi sans charité, c'est-à-dire sans les œuvres de la foi. La foi doit toujours être vécue en actes, en gestes, en comportements. Le baptême a fait de toi un être nouveau, dit saint Paul, alors montre-le, par la conversion de tes mœurs.

Pour que la foi se traduise en agapè, en amour du prochain pour lui-même, elle doit rester la foi. Elle doit mûrir, se conforter, devenir une respiration profonde qui irrigue peu à peu nos pensées, nos projets, notre vision du monde qui nous entoure. Si la foi reste la foi, elle n'est pas une disposition personnelle subjective momentanée ; elle est la foi de l'Église, que je suis appelé à faire mienne, dans une relation personnelle avec le Christ. Je dois pouvoir dire : le Christ est mort et ressuscité pour moi. Alors ma foi me relie à l'événement pascal. Cet événement est au cœur de la foi, un événement qui appartient à notre histoire et qui lui donne son sens ultime. La mission de l'Église, c'est de faire connaître cet événement à tous les hommes, engagés dans leurs cultures, leurs systèmes sociaux, leurs recherches du sens, leurs luttes pour plus de justice.

 

L'appel de Dieu s'adresse à la liberté de chacun

 

2. La foi doit être vécue comme un don gratuit de Dieu. Elle nous invite à anticiper le royaume à venir inauguré dans la personne de Jésus. La foi ne tombe pas du ciel. Elle vient nous saisir alors que nous existons déjà en ce monde, comme hommes et comme citoyens, comme créatures de Dieu insérés dans des relations avec d'autres. Nous voyons autour de nous la plupart des hommes sans la foi. On peut avoir un sens élevé des valeurs morales sans la foi dans le Dieu révélé de la Bible. Les sagesses, les religions, les philosophies ont cherché à donner un sens à la vie de l'homme en société, à discerner les normes d'une éthique humaine acceptable. L'intelligence naturelle ne suffit-elle pas pour fonder la morale sociale ? Nos institutions ne sont-elles pas toutes fondées sur la raison et le contrat social ? Pourquoi recourir à la foi ? La foi ne nous sépare-t-elle pas de ceux qui ne croient pas, alors que les valeurs morales et l'engagement social sont l'affaire de tous ?

 

3. La réponse de la Bible est que Dieu nous a voulus libres. La relation que Dieu établit avec nous est une alliance, qui prend la forme d'une préparation et celle d'un accomplissement. Elle converge vers le Christ, en qui Dieu s'adresse à l'humanité entière, pour l'inviter à voir en lui l'homme nouveau, que tous sont appelés à devenir. Dans ses alliances successives avec les hommes, Dieu ne détruit pas ce qu'il a commencé. Il le porte à son achèvement. Ainsi l'homme naturel placé au centre de la création, doué d'intelligence et de sensibilité, continue-t-il sa route alors même que Dieu commence à lui parler. La foi c'est l'accueil de la Parole que Dieu adresse aux hommes. Alors quelque chose d'inédit se passe. Les hommes cessent de discourir sur le monde et la société, pour écouter ce que Dieu a à leur dire. C'est une démarche où tout d'un coup deux visions se rencontrent : celle qui résulte de notre expérience et de sa conceptualisation, et celle qui résulte des perspectives que Dieu nous ouvre.

 

4. Ces deux visions peuvent entrer en conflit, mais elles ne peuvent être étrangères l'une à l'autre. L'intelligence naturelle qui a cherché les normes éthiques et le sens de la vie en société et la foi qui accueille la parole de Dieu dans l'histoire ont le même auteur. Dieu ne se contredit pas lorsqu'il parle le langage de la création et celui de la rédemption. Le langage de la création est accessible à tous. Il peut être déchiffré sans la foi explicite en Dieu. La création s'entend non seulement du cosmos mais aussi de l'univers humain qu'est la société. La parole de Dieu revient sur ce qui existe déjà : elle suggère que l'univers est l'œuvre d'un créateur, qui l'a confié à l'homme et à la femme faits à son image, comme un jardin à cultiver. Elle dit que Dieu a créé les êtres humains pour être mis en relation les uns avec les autres, et qu'il a lui-même inscrit la loi de cette relation dans leur cœur, c'est-à-dire dans leur nature même. Dieu a mis dans les êtres humains les structures fondamentales de l'éthique qui permettent un vivre ensemble humanisant.

 

5. Quand les hommes font un usage désordonné de leur liberté, Dieu va parler le langage de la rédemption. La nature blessée a besoin de la grâce pour retrouver sa vocation première. L'homme ancien a besoin de se régénérer dans l'homme nouveau qu'est le Christ pour rester homme, pour retrouver sa dignité première et reconstruire des relations justes avec ses semblables. L'homme ouvert à la foi, qui a déjà compris que ce qui est livré à la connaissance empirique est création de Dieu, accueille maintenant la possibilité de la grâce. Dieu ne se contredit pas. Le christianisme dit que la nature a besoin de la grâce pour se relever, pour accomplir ses virtualités. Laissé à eux-mêmes les hommes ne sont pas capables de sortir de leurs égoïsmes contradictoires. La grâce du Christ est l'achèvement de notre nature. Il y a continuité entre les quêtes de l'intelligence naturelle et le royaume de Dieu qui nous est maintenant inauguré en Jésus-Christ.

 

6. La foi projette maintenant sur les réalités sociales la lumière de la pleine révélation donnée dans le Christ. Le royaume inauguré n'est plus une utopie. Il est comme le pôle d'attraction de nos efforts pour comprendre et de notre disponibilité pour agir. La vocation de l'Église c'est d'anticiper le royaume à venir, d'en être le germe, comme don de la grâce, pas comme une nouvelle tour de Babel, tout aussi prétentieuse que les autres et aussi stérile. La lumière de la foi au Christ ne détruit pas les réalités naturelles. Elles les met en perspective, sans leur retirer leur autonomie. Elle ne contredit pas la raison, mais lui ouvre de nouveaux horizons. La foi nous dit que le Christ est l'homme nouveau avec lequel nous sommes identifiés depuis notre baptême.

 

7. La foi est un appel adressé par Dieu à la liberté de chacun. Elle ne comporte pas un modèle de société ni un programme d'action. Mais elle invite à entrer dans une vision de l'homme en société, qui révèle davantage l'homme à lui-même et imprègne en lui le sens des valeurs et le discernement des principes d'éthique sociale. La doctrine sociale de l'Église dégage ces principes universels pour proposer une vision cohérente de l'homme en société et des relations humaines à tous les niveaux. La foi qui inspire cette vision de l'homme s'exprime en termes rationnels, communs aux hommes d'autres horizons religieux ou philosophiques. Le seul critère est celui de la vérité.

 

8. La foi place l'existence entre deux pôles : l'expérience humaine partagée avec tous les autres hommes et la parole de Dieu projetée sur cette existence. La Bible transmet une Parole. Cette Parole devient chair en Jésus-Christ. Elle demeure avec nous dans l'Esprit qui nous a été donné. Pas plus que la parole de Dieu, la doctrine sociale de l'Église n'est une idéologie fermée sur elle-même. Elle invite à entrer dans une plénitude de sens. Le Christ est venu accomplir toutes choses, y compris les conquêtes de notre intelligence et le discernement de nos choix éthiques.

 

 

 

La révélation biblique éclaire la loi naturelle

 

9. Pendant deux millénaires le christianisme a imprégné de vastes cultures. Les hommes ont puisé dans la foi une vision de l'homme et des relations sociales qui a été d'une étonnante fécondité. La notion de personne, les valeurs d'égalité, de liberté, de solidarité nous viennent, y compris par le détour de la société sécularisée, d'une longue osmose entre notre culture et le christianisme. Et d'abord notre rapport avec le monde. La Bible nous dit : Dieu crée le monde. Il ne se confond pas avec le monde. Ses créatures existent face à lui. Il n'y a pas de fusion entre Dieu et nous. La création est confiée aux hommes comme à des gérants d'un bien qui appartient à Dieu. Les biens de la création sont destinés à soutenir la vie des hommes dans leur totalité. Tous les hommes ont leur origine en Dieu.

 

10. La Bible affirme l'unité du genre humain et la destination universelle des biens de la création. Cette vision est le fondement de la solidarité qui règne entre tous les êtres humains. Tout système économique doit se confronter avec la finalité que lui assigne l'ordre naturel, à savoir permettre à tous les hommes de participer à la mise en valeur et à la jouissance des biens de la terre. Qui soutiendrait que la parole biblique est obsolète à l'heure de la globalisation des échanges et de l'interdépendance des nations ?

 

11. L'homme créé à l'image de Dieu est un archétype de la pensée biblique qui n'a cessé d'inspirer l'anthropologie, la philosophie et le droit. D'où nous viendrait la conscience de la dignité humaine, source des droits subjectifs de la personne, inscrits dans la Déclaration universelle des droits de l'homme, sinon du milieu biblique ? La Bible nous transmet aussi l'idée de l'égalité fondamentale de l'homme et de la femme, qui a mis tant de temps à émerger dans les législations. Mais la Bible dit bien dès la première page de la Genèse, que Dieu a créé l'homme et la femme ensemble à son image.

 

12. Bien plus, l'idée d'égalité ressort comme éblouie de l'affirmation de la foi trinitaire, tels que l'ont explicité les deux premiers conciles œcuméniques, aujourd'hui reçus par tous ceux qui se réclament du christianisme. En effet, la foi proclame l'égalité consubstantielle des trois personnes divines, de sorte que le Père qui est sans commencement est l'égal du Fils qu'il engendre éternellement et de l'Esprit qui procède de lui comme leur relation subsistante. La foi trinitaire oblige à rompre avec les schémas qui spontanément viennent à l'esprit comme celui de la subordination du Fils au Père et de l'Esprit au Fils. La foi fait tout d'un coup apparaître la possibilité d'une égalité qui transcende la diversité des fonctions, une idée de l'égalité qui rejaillira sur les conceptions du pouvoir politique et la conviction que tous les êtres humains, par delà leurs rôles sociaux, sont tous absolument égaux en dignité devant Dieu.

 

13. Dieu est donc communion de personnes égales en divinité, une communion qui est échange de vie. Du dogme trinitaire et christologique nous avons hérité des notions de personne et de communion. Avant Nicée et Chalcédoine, jamais la personne n'a jamais été mise en relief avec autant de profondeur comme substance unique, irréductible, centre de liberté et de relation. Une personne n'est pas un électron libre qui se suffit à elle-même, elle est faite pour vivre en société. Dans la société, elle recherche à différents niveaux ce pour quoi elle est faite : la communion avec d'autres, qui se réalise dans l'union matrimoniale, dans la famille, mais aussi dans la communauté de foi qu'est l'Église.

 

14. Que dit la doctrine sociale de l'Église sur la loi humaine ? Elle accueille le meilleur de la pensée antique et le confronte avec saint Paul. La doctrine sociale de l'Église dans la ligne d'Aristote et de saint Thomas a toujours maintenu que la loi humaine positive n'est loi que si elle ne contredit pas l'ordre naturel, c'est-à-dire la structure élémentaires des relations justes entre les hommes vivant en société. Le droit naturel procède des besoins universels de la nature humaine. Il est l'horizon de légitimité du droit positif. Saint Paul ne disait pas autre chose. Il demande d'obéir en conscience à la loi positive, si elle prescrit de faire le bien. Le glaive de la justice — pour reprendre sa métaphore — doit être manié par le magistrat dans le cadre de l'ordre créé par Dieu. La loi humaine ne peut prescrire que ce qui est bon pour l'homme et qui est inscrit dans son humanité même, personnelle et sociale.

 

15. Or notre culture des droits de l'homme a retrouvé au moins implicitement cet horizon de transcendance. Les sociétés démocratiques ont fixé dans leur constitution les valeurs et les principes suprêmes à la lumière auxquelles doivent se conformer le normes adoptées par le législateur. Il y a ainsi un domaine de l'indisponible, qui protège la dignité de la personne. Le domaine laissé ouvert pour les décisions à la majorité est ainsi circonscrit et d'avance placé sous le contrôle de la loi fondamentale. La culture des droits de l'homme et de l'État de droit a tout à gagner lorsque la dignité de la personne et les principes premiers de l'éthique sociale sont ancrés dans le projet du Créateur.

 

16. La distinction des domaines du politique et de la sphère de la conscience est inédite au temps où Jésus dit de rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui lui revient. Cette parole fonde la liberté de conscience et de religion. Elle indique que le pouvoir constitué ne peut régenter tout l'homme, que tout le reste relève de Dieu et de la liberté dont il a doté ses créatures. La distinction proprement chrétienne de la sphère du temporel et de la sphère du spirituel fonde aussi le concept positif de laïcité.

 

17. Sur tout son parcours, la Bible livre une autre clef de l'éthique humaine : agir envers les autres comme Dieu agit envers nous. Tu seras solidaire de ton frère dans le besoin (Dt 15,7) ; tu " aimeras l'étranger comme toi-même, car tu as été étranger au pays d'Égypte " (Lv 19,33) ; tu te souviendras, au rythme des jubilés que Dieu est le maître de la terre qui te demande de réparer toute injustice (Lv 25). Si la référence à Dieu est au cœur de l'éthique, celle-ci possède un principe de renouvellement interne, qui nous renvoie toujours à l'impartialité avec laquelle Dieu nous traite.

 

18. Enfin, le Christ nous suggère de vivre nos engagements et spécialement nos responsabilités de pouvoir comme un service. Le Christ est venu comme celui qui sert. L'agapè, l'amour du prochain n'est pas autre chose que l'engagement au service de l'autre, pour son propre bien. On ne voit pas en quoi cette parole aurait perdu son actualité. Elle nous remet en face de la finalité de tout pouvoir constitué, qui est de servir le bien commun, pas ses propres intérêts. Nous avons besoin d'être toujours replongés dans les eaux vivifiantes de la parole de Dieu pour nous rappeler les exigences de notre humanité.

 

 

 

Le service de la foi dans la société d'aujourd'hui

 

19. C'est sur l'humus de la culture chrétienne que sont nés les concepts de personne, de communion, d'égalité fondamentale, de destination universelle des biens. Les processus historiques qui ont permis à ces vérités d'éclore ont souvent emprunté des voies détournées. Nous disons que c'est la foi dans le Dieu révélé qui nous a humanisés, et que la référence à la vision biblique de l'homme et de la société permet seule de revitaliser les valeurs qui sont au fondement de la vie sociale.

 

20. Nous assistons à une évidente érosion du sol qui a accueilli généreusement la parole que Dieu adresse à tous les hommes. Certains se réjouissent de l'effacement du christianisme dans lequel ils ont toujours vu un obstacle au libre épanouissement de l'homme dans sa vie personnelle et son projet social. Nous disons que la foi qui ouvre l'homme sur le projet de Dieu ne peut pas détruire mais construire notre humanité. La foi ne détruit pas les aspirations de la raison et du cœur mais les illumine, les relève après l'échec, en tenant ferme l'espérance du royaume à venir.

 

21. Face à nous, nous trouvons des attitudes qui n'admettent aucune transcendance, même métaphysique. Elles soutiennent qu'au nom du pluralisme et de la démocratie, il faudrait ériger le relativisme éthique en norme suprême. Il n'y aurait d'autre critère du vrai et du faux, du bien et du mal, que celui des majorités d'opinion changeantes. Il faudrait bannir l'idée même de vérité et de norme morale objective. La doctrine sociale de l'Église, appuyée sur la vision biblique de l'homme, soutient que cette conception est destructive de notre humanité, et nous conduit au nihilisme.

 

22. Quelle image de l'homme et de la société se profile derrière les derniers développements en matière de droits de l'homme ? Un document comme la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 serait-il encore réalisable aujourd'hui ? L'érosion gagne les archétypes, les valeurs fondamentales sur lesquelles sont construites les relations sociales et votées les lois. Il suffit de penser à la volonté d'éviter la protection de la vie à naître et de reconnaître en droit divers types d'unions matrimoniales. La Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne place certes en tête la dignité de la personne, mais sur le même plan que les autres valeurs universelles que sont la liberté, l'égalité et la solidarité. La dignité comme valeur-source aurait conféré à la Charte une plus grande ouverture sur la transcendance, et évité de présenter les droits fondamentaux comme découlant de la seule volonté des signataires.

 

23. Ce que nous devons au christianisme est incommensurable. La foi a créé des archétypes dont la fécondité sociale n'a jamais été démentie. La foi ne contredit pas les requêtes de la raison. Le christianisme n'est pas ennemi de l'humanisme ; il le fonde. L'Église n'est pas l'épouvantail de la modernité ; elle l'a enfantée dans ce qu'elle a de meilleur. La responsabilité de la foi c'est d'assurer un perpétuel va-et-vient entre notre expérience partagée avec les autres et la Parole vivifiante ; c'est le ressourcement dans la vision de l'homme que nous tenons de la révélation biblique ; c'est le discernement et l'encouragement de ce qui est bon et juste en notre société ; c'est la perspective de l'accomplissement de toutes choses dans le royaume de Dieu.

 

24. Il nous faut toujours réinjecter dans la conscience collective des raisons ultimes de tracer les limites du pouvoir humain par rapport aux valeurs inaliénables. Il faut recréer les archétypes mentaux que nous fournit la tradition judéo-chrétienne, en vérifier la consistance rationnelle et le bienfait social. Il faut que les valeurs inscrites dans notre humanité même redeviennent des évidences. Le service que la foi rend à la culture n'est jamais terminé. À chaque génération de la reprendre à frais nouveaux.

 

25. Chaque fois que l'autonomie donnée par Dieu à l'homme devient autosuffisance, la société n'a plus d'autre référence qu'elle même pour se ressourcer. Elle recommence alors à construire des tours de Babel et se divise sur tout, car elle n'a plus de référence commune. Il devient urgent de revenir au Dieu de la Bible qui invite toujours les hommes à faire un bon usage de leur liberté, en les laissant précisément libres de reconnaître qu'elle leur vient de Lui et trouve en Lui son accomplissement.

 

R. M.