Je paie, donc je suis
Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008

Président de la Foundation on economic trends (un think-tank américain), auteur de livres à succès sur les conséquences de la mondialisation, Jeremy Rifkin nous annonçait en 1997 la fin prochaine du travail .

Dans son dernier ouvrage, paru en France sous le titre L'âge de l'accès, la révolution de la nouvelle économie (La Découverte), il prédit sans complexe la fin du capitalisme. La " nouvelle économie " est une expression à la mode, utilisée aujourd'hui dans des acceptions très différentes. Rifkin lui donne une définition qui dépasse le cadre étroit de l'économie Internet : elle désigne le nouveau système économique qui est en train de naître, selon lui, dans le sillage des technologies de la communication (logiciels, télécommunications, business to business, etc.). Un " hypercapitalisme " aussi différent du capitalisme de marché que ce dernier l'était du mercantilisme et de l'économie féodale.

Depuis longtemps en effet, le capitalisme est identifié à la propriété, à l'échange de biens ou de services sur un marché : " La modernité avait fait du marché et de la propriété deux concepts pratiquement synonymes [...]. L'économie capitaliste est fondée sur l'idée même d'échange de droits de propriété sur un marché " (p. 9). Or le système qui se met actuellement en place fonctionne selon des principes radicalement différents. À l'économie de marché(s) fondée sur l'échange des propriétés se substitue une économie de réseaux. Celle-ci a plusieurs caractéristiques : la première est que nous passons du territoire au cyberespace. L'économie connectée se joue des frontières géographiques. Deuxième caractéristique : les marchés cèdent la place aux réseaux et la propriété à l'accès (d'où le titre du livre). L'échange de biens sur un marché de vendeurs et d'acheteurs est remplacé par un système d'accès payant à court terme : sur la base d'un loyer, d'un abonnement, d'une licence, les clients obtiennent de fournisseurs ou de prestataires un droit d'usage pour une durée et dans des conditions définies à l'avance. La propriété ne disparaît certes pas, mais elle joue un rôle désormais secondaire : elle se loue au lieu de se vendre. Il n'y a plus ni vendeurs ni acheteurs. Il n'y a que des prestataires et des usagers, des serveurs et des clients.

Naturellement, l'ancienne économie n'est pas vouée à disparaître. Mais de même que l'agriculture est devenue une matière première pour l'industrie, avant que celle-ci ne devienne à son tour une matière première pour l'économie de services, de même cette dernière va servir de fondement à l'économie de réseaux. Une économie de réseaux que les experts appellent aussi " économie de l'expérience ", c'est-à-dire " un monde où la vie de chaque individu a une valeur marchande [...] Dans la nouvelle économie, les gens consomment leur propre existence en en faisant l'acquisition par segments spécialisés " (p. 15).

 

De l'âge industriel au commerce cérébral

 

Selon Rifkin, nous sommes en train de passer de l'âge industriel à l'âge culturel, où l'important n'est plus pour une entreprise de posséder un capital physique, mais de contrôler l'accès à un maximum d'expériences et de ressources intellectuelles. Où il s'agit moins de produire que de séduire : " Ce sont les concepts, les idées, les images, et non plus les choses, qui ont une vraie valeur dans la nouvelle économie. Ce sont l'imagination et la créativité humaines, et non plus le patrimoine matériel, qui incarnent désormais la richesse " (p. 11). Les géants de la production culturelle commencent à éclipser les géants de la production matérielle : l'entreprise de demain, ce n'est plus General Motors et son immense capital physique — des actifs qui ont de nos jours valeur de passif, au mieux de dépense de fonctionnement. C'est Aol-Time Warner, Disney, Sony, Microsoft, Newscorp, Vivendi Universal, etc., qui tissent leurs réseaux sur toute la planète en s'efforçant de contrôler le capital intellectuel dans sa double dimension de contenant et de contenu.

C'est également Nike, qui travaille certes dans un secteur plus traditionnel, mais avec des méthodes d'entreprise virtuelle : le premier fabricant mondial de chaussures de sport ne possède ni usines, ni machines, ni aucune installation digne de ce nom ; il sous-traite l'ensemble de sa production en Asie du Sud-Est. Les dirigeants de Nike ont compris que dans une économie en réseau, la production n'est qu'une matière première. Leur entreprise est un " laboratoire de recherche et de conception " (p. 66), un studio de design. C'est une marque, une histoire, un style de vie ; en d'autres termes, une formule marketing. Le jeune qui achète sa paire de chaussures 600 F paie bien évidemment pour acquérir un bien dont il attend une certaine satisfaction. En ce sens, Nike participe toujours de l'économie de marché. Mais le prix de revient du produit étant en réalité dérisoire, l'achat porte davantage sur l'idée que sur le bien. Le jeune paie la quasi-totalité de la somme pour faire partie de l'histoire de Nike, pour en être... J'accède, donc je suis : c'est du " commerce cérébral ".

 

Tout est transaction

Pour Rifkin, un grand nombre de produits de base resteront des produits de marché : on paiera toujours pour les acquérir. Mais les biens les plus importants (automobiles, logements, etc.) répondront bientôt à la logique de l'accès. Une logique qui inverse le rapport entre les biens et les services. À l'image des téléphones portables ou des micro-ordinateurs, " de plus en plus d'entreprises font littéralement cadeau de leurs produits aux consommateurs dans l'espoir de s'attacher leur fidélité à long terme en leur fournissant toutes sortes de services " (p. 12). Dans un monde où tout va de plus en plus vite, où le cycle de vie des produits est de plus en plus court, les relations marchandes classiques n'ont de toute façon plus de sens. À quoi bon posséder une chose si elle devient obsolète avant même qu'on ait fini de la payer ? Plutôt que de procéder à un échange de biens ponctuel, les producteurs et consommateurs ont tout intérêt à établir une relation commerciale durable, continue. À transformer les biens en services. Ainsi, selon Rifkin, les constructeurs automobiles préféreraient aujourd'hui ne plus vendre une seule voiture, car une fois la transaction réalisée, ils perdent quasiment tout contact avec leur client. Au contraire, dans un système de leasing généralisé, le client serait intégré dans leur gamme complète de services, et paierait pour l'expérience exaltante de conduire en permanence le dernier modèle de la marque. Chacun y trouverait son compte... ou presque.

Car l'objectif ultime des réseaux est de faire de la vie elle-même une expérience payante, " de mettre l'intégralité de l'expérience individuelle sous la coupe d'intermédiaires marchands ". Dans l'économie de l'accès, le temps et l'information valent de l'or. On va donc chercher à les contrôler grâce aux nouvelles technologies et à la gestion de la relation client (les professionnels du marketing l'appellent " l'intimité à long terme avec le client "). Le constat d'une " marchandisation des rapports humains " (p. 128) n'est pas vraiment nouveau. Mais Rifkin va plus loin : " L'assignation d'une valeur marchande à la totalité de l'existence des individus dans le but de transformer l'intégralité de leurs expériences vécues en transactions commerciales représente en quelque sorte le stade suprême du capitalisme " (p. 147). On ne sait donc plus très bien si dans l'esprit de Rifkin le nouveau système économique marque une rupture avec le capitalisme ou s'il en représente la consécration. Mais peu importe : ce qui est mis en évidence, c'est une tentative d'opa sur le temps humain, qu'il soit individuel ou collectif. S'agissant de notre expérience collective, Rifkin parle d'une " privatisation de la sphère culturelle " (p. 175). Et rappelle à juste titre que les industries culturelles (une expression apparue dans les années trente) sont le secteur de l'économie mondiale qui connaît la plus forte croissance. " Le passage de la production industrielle au capitalisme culturel entraîne une transition non moins significative de l'éthique du travail à une éthique du jeu. L'ère industrielle a vu la transformation du travail en marchandise ; aujourd'hui, ce sont les activités de type ludique qui sont transformées en marchandise : toutes sortes de ressources culturelles, comme les arts, les fêtes, les mouvements sociaux, les activités spirituelles et communautaires, et même l'engagement civique, peuvent être consommées sous forme d'activité récréative payante " (p. 14). À terme, la civilisation elle-même est menacée de disparition : le pillage par les grands groupes des ressources culturelles dans leur diversité porte en germe leur extinction. Et peut-on encore parler de civilisation lorsque tous les rapports sociaux sont changés en rapports monétaires ? Il faut donc un rééquilibrage entre la sphère culturelle et la sphère marchande, " une écologie de la culture et du marché " (p. 303).

 

Vers la fin du capitalisme ?

 

Dans un style clair et brillant, Rifkin excelle à poser les bonnes questions. Appuyée sur des exemples nombreux et bien documentés, sa description du monde " postmoderne " dans lequel nous entrons est à bien des égards fascinante, voire terrifiante (ainsi de ces " communautés résidentielles fermées " ou common-interest developments (cid) qui apparaissent un peu partout aux États-Unis). Les conséquences politiques, sociales et humaines du nouvel âge de l'accès sont très bien analysées. L'émergence d'individus protéiformes, aux personnalités multiples et fragmentées, dont le moi est une succession d'états de conscience éphémères et ludiques, et la vie sociale une représentation théâtrale, n'en est pas la moins inquiétante.

On a en revanche plus de mal à suivre Rifkin lorsqu'il présente le déclin, somme toute relatif, de la propriété comme une sorte de catastrophe. Se référant à Hegel, qui qualifie la propriété de " prolongement de l'être ", il déplore en effet la perte d'identité et le déracinement qui découleraient selon lui de la " désappropriation " à laquelle on assiste. Comme si l'être ne se définissait que par son avoir, et l'enracinement par le statut social lié aux richesses. Rifkin a également tendance à généraliser un peu vite un phénomène qui, comme il le souligne lui-même, ne concerne que 20 % à peine des habitants de la planète. Pour les 80 % restants, l'âge de l'accès et la société en leasing sont encore loin. Mais la critique la plus radicale que l'on peut semble-t-il adresser à sa thèse, c'est son insuffisante conceptualisation. Rifkin aurait dû s'interroger davantage sur l'évolution historique du capitalisme, qui tend à transformer le profit en rente : rente d'abord foncière, puis technique, sociale, financière, et aujourd'hui culturelle. Ce faisant, loin de créer les conditions de sa propre perte comme le croient les marxistes, le capitalisme réussit au contraire à se renouveler sans cesse.

 

o. d.