Article rédigé par François Martin, le 03 février 2012
Nous avons déjà évoqué le rôle primordial de la transmission par les parents. Cette transmission se heurte à la culture ambiante. Dans nos sociétés éclatées elle est devenue extrêmement complexe. Comme le montre de Philippe d’Iribarne [1] dans son article « Difficile socialisation » [2], il expose la très grande difficulté, pour les parents, de transmettre les valeurs et les appartenances aux jeunes générations, pour assurer leur insertion dans la société. Dans une société ouverte « de la demande qui exige beaucoup de flexibilité et une très grande qualité de la formation initiale le système scolaire doit lui-même se transformer pour mieux gérer le rythme de la formation.
Qui est responsable de cette situation ? L’Église, les parents, l'École, l'air du temps ?
Selon Philippe d'Iribarne nous sommes tous responsables. La difficulté vient du fait qu'il existe trois conceptions différentes de la société, incompatibles entre elles. Or, chacun d'entre nous se réfère pour partie à ces trois conceptions, dans des proportions variables, selon qu'il est parent d'élève, instituteur, chef d'entreprise, etc....
La première est la conception traditionnelle : « Chacun est destiné à occuper une place particulière dans la société »
Pour les tenants de cette conception, chacun est voué de par sa naissance à occuper une place particulière dans la société. A la position qui lui est ainsi assignée, correspondent des droits et des devoirs. L'éducation de l'enfant a pour but de lui inculquer les règles propres à la catégorie à laquelle son destin le voue à appartenir.
Charles Peguy date la fin de cette société en France à la période du second empire. Mais Philippe d'Iribarne estime que la société est encore largement imprégnée de cette façon de voir.
La seconde est la conception « moderne » : « Les hommes naissent libres et égaux en droit »
Selon les théories du contrat social, notre société est officiellement composée de citoyens égaux en droit, qui se sont librement unis pour développer leurs intérêts communs. Toute affirmation d'une différence de nature entre les hommes est censée marquer une volonté de domination d'un individu sur un autre. Or, celle-ci est jugée comme dégradante, comparable à une relation de maître à esclave.
Par conséquent, les formes traditionnelles de socialisation dont l'objet est de préparer l'enfant à occuper la place qui lui reviendra naturellement plus tard dans la société sont à rejeter vigoureusement.
Au contraire, la socialisation est destinée à former des citoyens capables de se gouverner avec la raison, sur la base d’un contrat social. Selon la déclaration des droits de l'homme, les hommes se distinguent par leur vertu et leur talent. L'accès à la liberté garde donc quelque chose de conditionnel : l'accès à la raison, qui est apporté par l'éducation.
L'école est encore officiellement imprégnée de cette idée.
La troisième est la conception « post-moderne » : « Non-ingérence dans le libre choix de l'autre »
Dans ce troisième courant de pensée, l'égalité des hommes reste solennellement proclamée, mais les différences d'accès à la raison (et à la vertu qui lui est liée) restent une source d'inégalité.
Tout jugement de valeur, tout choix de vie, toute préférence relève exclusivement de chaque individu. Les idées et les valeurs de chacun sont placées sur un strict pied d'égalité. C'est à chacun de donner un sens à son existence.
Pour les post-modernes, la société n'est plus fondée sur des valeurs partagées. Elle est fondée sur le respect des différences, sur l'ajustement mutuel. La seule valeur commune, est la non ingérence dans le libre choix de l'autre, la tolérance dira Habermas. D'où le célèbre « Il est interdit d'interdire » de Mai 1968.
La socialisation devient alors apprentissage du respect de l'autre. L'école ne doit plus avoir pour mission de mettre au moule les futurs citoyens, mais se montrer respectueuse du pluralisme le plus large.
Il est assez inquiétant de constater qu’aujourd’hui, effectivement, les mêmes individus font référence à chacune de ces trois conceptions selon la situation dans laquelle ils se trouvent…
Le système scolaire et universitaire : erreurs de « timing »
Nous l’avons dit, c’est faire une grave confusion que de vouloir réfléchir au problème de l’Ecole sans raisonner « par filières », sans se poser la question de la place essentielle des parents, et des responsabilités qui sont les leurs concernant l’éducation de leurs enfants. Encore une fois, envisager de réformer le processus de fabrication du vin n’a de sens que dans une réflexion globale qui inclut également le vignoble….mais aussi les négociants acheteurs, le monde de l’entreprise !
Ensuite, toujours selon le même raisonnement, on peut penser qu’il n’est pas nécessaire de trop complexifier l’enseignement. Plus de cours, plus de connaissances, plus d’heures, plus de matières n’est pas forcément utile. S’il s’agit de mieux préparer les enfants à leur future vie d’adulte, c’est sans doute un contresens, c’est faire porter l’effort dans la mauvaise direction.
En effet, de même que ce n’est pas en récoltant le raisin plus tôt que l’on en aura du meilleur, mais au contraire en lui laissant tout le temps nécessaire pour mûrir, de même, c’est toujours en agissant pour l’Ecole le plus en amont possible que l’on obtiendra les meilleurs résultats.
Faire moins mais mieux
Dans la pratique, cela veut dire que l’important n’est pas de « pousser » l’enseignement, mais au contraire de le simplifier, de revenir à des notions plus élémentaires, plus claires, moins sophistiquées [3].
En proposant moins d’heures de cours, pour moins de connaissances, et en passant plus de temps, avec des méthodes pédagogiques plus simples, pour mieux assimiler les bases (acquérir une bonne organisation du travail, un apprentissage plus méthodique, plus synthétique, plus rigoureux, faisant plus appel à la réflexion personnelle, au bon sens et à la mémoire, un meilleur enseignement des « humanités », le français, l’Histoire, la philosophie, le latin peut-être, les langues), et en laissant beaucoup de temps pour le sport, une excellente école de caractère qui tend à former des personnalités mieux équilibrées, on ne prend pas de retard par rapport à leur avenir, on en gagne [4].
Dans ce domaine, l’erreur consiste à vouloir faire « toujours plus ». Au contraire, il faut revenir aux fondamentaux, faire moins, mais mieux.
Si les méthodes pédagogiques et des programmes sont de plus en plus complexes, si les manuels scolaires changent sans arrêt, on ne pourra pas améliorer la qualité de l’enseignement. Ce que nous disons n’est d’ailleurs que le reflet de ce que répètent depuis longtemps de nombreux enseignants.
Si le problème est bien pris à ce niveau, on aura alors moins de difficultés dans le supérieur et le domaine universitaire, parce que l’on disposera de jeunes avec des meilleures capacités d’assimilation et de travail, qui se spécialiseront plus intelligemment et plus rapidement. C’est alors qu’il conviendra de multiplier les filières techniques, pour les préparer à l’entreprise très diversifiée du futur.
Faire plus au bon moment
C’est par contre à ces deux niveaux qu’il convient sans doute de « faire plus » :
- « plus » au niveau supérieur, et même en fin de lycée, dès quatorze ou quinze ans, en orientant plus tôt et mieux vers les filières techniques tous ceux qui n’ont pas vocation à l’enseignement général
- « plus » au niveau universitaire, en ayant, pour toutes les formations, une vraie politique de partenariat avec le monde du travail, que ce soit l’entreprise (conception commune de programmes, financements privés, etc…) ou l’Ecole, pour ceux qui se disposent à l’enseignement. Cela n’a aucun sens en effet que dans l’enseignement universitaire, tout entier dédié à la formation de jeunes qui seront sur le marché du travail à peine quelques années plus tard (et quel monde du travail !), l’entreprise soit, mis à part quelques organismes de formation et quelques stages, presque totalement absente. On peut mesurer facilement l’angoisse de jeunes restants des années « sur le banc de touche » avant d’avoir le droit d’être appelés sur le terrain pour savoir ce qu’ils valent…
Le système scolaire fait ainsi une double erreur de « timing ». Quand il s’agit de prendre du temps pour consolider les fondamentaux, on s’impatiente, on « tire sur la vigne » tant qu’on peut, et plus le raisin que l’on tire est mauvais, plus on insiste. Par contre, lorsqu’il faut enfin envoyer le raisin au pressoir, on attend, on temporise, on le laisse pourrir dans les cuves universitaires.
Dans la « société de la demande », c’est la ressource humaine qui prime sur tout le reste. Pour cette raison, la formation est fondamentale. Une bonne politique de formation, c’est comme une bonne agriculture. Un bon enseignant, tout comme un bon agriculteur, c’est d’abord un homme très patient, mais aussi très décidé. Pour obtenir la qualité qu’il veut, il sait attendre très longtemps. Mais dès que le jour J est arrivé, tout va alors très vite.
Ne pas savoir attendre et ne pas savoir récolter, ne pas savoir gérer le temps, parce qu’il subit, trop et mal, la pression du monde qui l’entoure, tout le problème de l’enseignement d’aujourd’hui est peut-être là.
Cet article est extrait du livre Mondialisation sans peur de François Martin.
[1] Philippe d’Iribarne est chercheur au CNRS, et l’auteur de nombreux ouvrages, tous passionnants.
[2] Publié dans la revue « Etudes » de Septembre 1994
[3] C’est la direction vers laquelle on semble aller aujourd’hui.
[4] En outre, et cela est très bien expliqué dans le livre de Robert Reich « L’économie mondialisée », l’incapacité de la France à apprendre à ses jeunes à travailler en groupe est probablement un très gros handicap. Nous touchons là un point culturel majeur. Rappelons-nous que nous sommes le seul pays où la carrière des fonctionnaires est influencée par leur rang de sortie à l'ENA. Est-ce adapté au monde de demain ?