Alexis de Tocqueville : « S'il lui reste une famille, il n'a plus de patrie »

Le génie d’Alexis de Tocqueville nous éclaire pour comprendre notre époque. Ce qu’il écrit des évolutions de la société, de l’Etat et du système politique au milieu du XIXe siècle, semble depuis se vérifier années après années. Dans ce court extrait de son plus célèbre ouvrage, De la démocratie en Amérique, il annonce déjà l’effacement progressif de toutes les sociétés naturelles, corps intermédiaires entre l’Etat et l’individu. Il explique aussi par quels comportements l’Etat obtient cette soumission du peuple en général, et des individus en particulier.

MAIS L'HOMME est fait pour l’amour et la liberté, et ne se laisse pas facilement asphyxier. Si Tocqueville trace des perspectives politiques qui se réalisent dans l’histoire, on ne peut exclure la possibilité d’un sursaut de la conscience personnelle, puis populaire. Sitôt qu’il a réalisé que son être a été réduit à ses passions, nobles comme vulgaires, l’homme désire davantage que leur assouvissement, il espère davantage de sa propre existence et veut recouvrer sa liberté initiale, sa capacité à s’émerveiller, la sagesse de l’enfance.

Tocqueville annonçait que l’égalité prendrait le pas sur la liberté, dans le désir même des hommes. Pourtant, les signes du temps montrent que ce processus s’épuise, et qu’un sursaut politique et spirituel peut mettre à terre l’idéal de surface individualiste et égalitaire, au profit d’une liberté plus profonde, d’enrichissement mutuel par la reconnaissance de l’unicité personnelle.

 

UN POUVOIR IMMENSE ET TUTELAIRE

Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde: je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres: ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.

« L'égalité a préparé l'homme à toutes ces choses »

Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?

 C'est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre; qu'il renferme l'action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu chaque citoyen jusqu'à l'usage de lui-même. L'égalité a préparé les hommes à toutes ces choses : elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait.

« Un réseau de petites règles compliquées »

Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation a n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.

J'ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu'on ne l'imagine avec quelques unes des formes extérieures de la liberté, et qu'il ne lui serait pas impossible de s'établir a l'ombre même de la souveraineté du peuple.

 

Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, 1840

 

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