La démocratie morale selon Tocqueville
Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008

LE DESSEIN D'ALEXIS DE TOCQUEVILLE dépasse l'ambition purement sociologique : l'écrivain cherche moins à découvrir le fonctionnement des institutions démocratiques qu'à comprendre la transformation de l'homme par la démocratie. La démocratie modifie en profondeur la conception de la nature humaine à laquelle il fait explicitement référence : " Ce sont comme deux humanités distinctes, dont chacune a ses avantages et ses inconvénients particuliers, ses biens et ses maux qui lui sont propres .

" Il y aurait comme deux lectures possibles de Tocqueville ; soit on considère qu'il nous livre un mode d'emploi du régime démocratique à travers une analyse extrêmement détaillée de ses institutions et de leur fonctionnement ; soit on envisage chez Tocqueville un souci non seulement politique mais aussi moral et métaphysique. C'est la lecture qu'en fait Agnès Antoine (L'Impensé de la démocratie, 2003) lorsqu'elle voit dans le voyage en Amérique plus qu'un récit de voyage .

Dans cette perspective, nous avons choisi de questionner la morale face à l'individualisme des sociétés démocratiques à la lumière de la problématique tocquevillienne telle qu'elle est abordée dans la Démocratie en Amérique. C'est avec l'horizon américain que le système démocratique sera envisagé. Les caractéristiques qui distinguent l'Amérique du Vieux Continent, et que Tocqueville souligne, sont considérables, mais elles servent en fait à mettre en valeur l'égalisation des conditions comme fil directeur de l'histoire européenne, de même qu'elle est le fondement de la Constitution américaine .

Cependant, Tocqueville ne dresse pas un portrait idyllique de cette nouvelle humanité, car l'homme de la rationalité peut aussi être celui de la déraison.

Il aperçoit le danger qui guette l'homme rationnel ; le jaillissement de l'idée démocratique, qui coïncide avec l'avènement du sujet moderne défini par la conscience de soi et l'auto-réflexion, peut ne pas garantir la liberté et l'égalité auxquelles les hommes ont naturellement droit. Pourtant, le gouvernement de tous par tous est l'outil qui permet de passer du stade d'individu, qui est celui de l'état de nature, au statut de sujet dont la liberté se vit sous la forme de l'autonomie. Le pacte politique constitue, sous cet angle, une métamorphose volontaire par laquelle l'individu advient comme citoyen-sujet, membre du corps politique. Il s'agit de renoncer à la qualité d'être monadique, attribut de l'individu par excellence, pour devenir, par raison et volontairement, partie d'un corps collectif.

L'étude proposée par Tocqueville nous montre qu'une société qui a pour principe l'autonomie du sujet ne peut qu'engendrer un débat sans fin sur les droits et les limites à apporter à cette liberté. Il ne suffit pas de cerner les fondements de la société démocratique, il faut aussi comprendre que les pratiques réelles peuvent ne pas confirmer le modèle théorique. On peut craindre que les citoyens ne fassent usage de leur liberté que pour chercher à favoriser leurs propres intérêts. Le projet démocratique place les hommes dans une étrange position : dotés d'une souveraineté qui leur vient de leur égalité naturelle, il leur faut chercher à comprendre ce qu'ils feront de la liberté reconquise après des siècles d'absolutisme. On trouvera chez Tocqueville l'idée d'une création de l'homme par lui-même, car pour devenir homme il faut que la nature qui le définit s'incarne dans le corps politique, celui-ci exprimant et reflétant sa nature en même temps qu'il définit son humanité. Simultanément, on percevra une profonde inquiétude sur l'avenir de cette nouvelle humanité, livrée aux défis qu'elle secrète en elle-même.

 

Une " science nouvelle " contre le narcissisme démocratique

 

Le mérite de Tocqueville est d'avoir mis en évidence les cercles infernaux dans lesquels la démocratie peut sombrer. Il y a dans la société démocratique deux écueils qui relèvent tous deux de ce qu'on pourrait appeler " le narcissisme démocratique ", expression que nous empruntons à Alain Renaut .

Le premier résulte du repli sur soi qui guette l'homme démocratique dès lors qu'il est à lui même sa seule préoccupation. Il exalte tellement son indépendance qu'il ne défend plus que ses intérêts personnels, délaissant le projet commun qui soude la société politique. Il se comporte comme la monade leibnizienne, indifférente à l'existence du monde et d'autrui. Emporté par la logique de la satisfaction de ses désirs immédiats, l'homme démocratique perd le sens de la communauté politique à mesure qu'il entre dans une logique de concurrence en vue de satisfaire des désirs matériels qui, selon lui, définissent le bonheur.

Quant au deuxième écueil, il est la conséquence du premier : le désintérêt pour la chose commune appelle un État omnipotent dont le rôle sera justement de pallier les difficultés inhérentes au désengagement des citoyens. C'est parce que les hommes délaissent la sphère politique que celle-ci doit se fortifier pour organiser la société, de telle sorte que c'est l'État libéral lui-même qui engendre son contraire, un État-Providence dont les limites d'intervention sont de plus en plus difficiles à cerner. C'est en ce sens que Tocqueville pouvait parler d'un despotisme démocratique. Les maux qu'il redoute sont par conséquent issus des différents visages que peut prendre l'individualisme. Le problème politique est alors la concrétisation directe du problème anthropologique. Le malaise de la société appelle une " science nouvelle " destinée à contrebalancer les risques inhérents à la démocratie.

C'est en approfondissant le contenu de cette science nouvelle que nous serons en mesure de préciser les rapports qu'entretiennent la morale et la politique. En envisageant la solution politique de Tocqueville à travers l'importance qu'il accorde à la participation des citoyens — et à leur intérêt — nous pourrons rapporter sa propre réflexion au débat contemporain entre libéralisme politique et républicanisme. Cette question prend d'ailleurs une acuité plus grande actuellement, avec les interrogations sur le rôle de l'État dans une démocratie participative et l'articulation entre action étatique et société civile (on pense précisément à la démarche de Philip Pettit ).

Cet angle de réflexion est d'autant plus troublant que nous ne pouvons omettre cet à-côté de la politique auquel Tocqueville accorde une importance considérable : la religion comme tremplin vers la morale. Si dans le contexte démocratique des Lumières, la religion est exclue du principe de fondement de la société, elle appartient malgré tout à l'univers des possibilités de sens qui se présentent à l'homme. C'est dans cette mesure qu'elle contribue à construire la démocratie et qu'en favorisant la religion, on œuvre en faveur de la liberté.

 

I- LE MALAISE MORAL ENGENDRE PAR L'INDIVIDUALISME

 

Avec la liberté, s'ouvre la question morale que Tocqueville nous invite à reposer à partir du désarroi qu'il constate chez l'homme démocratique . Il fait là le constat d'un temps d'inquiétude qui accompagne la gestation des nouvelles valeurs de la modernité. L'enseignement de Tocqueville se présente comme une remarquable réflexion sur les rapports qui lient la morale et la politique face à l'individualisme, car il s'agit toujours de savoir ce que l'homme fera de sa liberté :

 

Lorsque le goût des jouissances matérielles se développe chez un de ces peuples plus rapidement que les lumières et les habitudes de la liberté, il vient un moment où les hommes sont emportés et comme hors d'eux-mêmes, à la vue de ces biens nouveaux qu'ils sont prêts à saisir. Préoccupés du seul soin de faire fortune, ils n'aperçoivent plus le lien étroit qui unit la fortune particulière de chacun à la prospérité de tous .

 

Inconstance et inquiétude

 

La nouvelle condition démocratique, dès lors qu'est effectué le passage vers sa version individualiste, est traversée par un malaise ou un mal-être d'autant plus troublant qu'il est le fruit de la recherche absolue du bien-être. Tocqueville cherche à expliquer ce phénomène et, pour cela, s'attarde sur l'inconstance qui caractérise l'homme démocratique. Mu par le désir de la richesse et du confort matériel, l'homme démocratique poursuit sans cesse de petites ambitions qui, une fois satisfaites, en appellent d'autres. Ce mouvement incessant révèle l'insatisfaction qui habite son cœur : il dépense son énergie à acquérir des biens qui ne le comblent pas, car ce sont souvent " de petits et grossiers plaisirs ". Condamné à vivre dans l'action que nécessite la quête des biens matériels, l'homme démocratique est fondamentalement inquiet et tourmenté. Il est effectivement conscient de l'écart entre ses désirs et la possibilité de les satisfaire.

À cette cause, s'en ajoute une seconde qui tient directement à la société démocratique et à l'égalité qui l'inspire. Puisqu'il n'y a plus ni privilèges, ni prérogatives de naissance ou de fortune, chacun est en mesure d'accomplir de grandes destinées ; mais ce qui est vrai pour l'un l'est aussi pour l'autre et puisque les hommes ont les mêmes chances d'accomplir leurs espérances, ils deviennent des concurrents . L'homme démocratique voit dans son semblable un concurrent dans la poursuite des biens matériels. Le semblable est un obstacle à ses désirs dans la mesure où il peut avoir plus que lui et ainsi lui être supérieur. Il est d'ailleurs intéressant de noter que Tocqueville avait envisagé le retour de l'aristocratie par l'industrie qui recréait les inégalités et modifiait les rapports de force . Le paradoxe vient de la société démocratique elle-même qui suscite la concurrence de tous et risque de réintroduire l'inégalité qu'elle prétend avoir chassée. Tocqueville conclut le chapitre sur l'inquiétude en insistant sur le fait que dans la mesure où l'égalité n'est jamais complètement réalisée, elle constituera toujours la passion principale de la société démocratique et cela de manière d'autant plus forte que les moindres inégalités apparaîtront en contraste. Le décalage entre les charmes de l'insaisissable égalité et son imparfaite réalisation se révèle source de " mélancolie " et de " dégoût de la vie ".

 

Solitude et égoïsme

 

C'est comme une conséquence d'une attitude, à l'origine intellectuelle, que la solitude est envisagée. L'autonomie de la raison, si elle est comprise dans une vision humaniste, reconnaît pourtant la nécessité de sortir de soi pour connaître les choses et présuppose une intersubjectivité que l'attitude individualiste, au contraire, semble nier. C'est pour bien distinguer ces deux attitudes que Tocqueville consacre un chapitre à préciser ce qu'est l'individualisme ; s'il lui reconnaît une origine démocratique, et, pourrions-nous ajouter, humaniste, il désapprouve clairement l'individualisme qui en a découlé, en le rattachant à un " jugement erroné ". Il analyse tout d'abord les effets intellectuels dans l'isolement des esprits, mais il ajoute immédiatement les effets moraux visibles dans l'isolement des cœurs . S'il commence par expliquer la version intellectuelle de l'individualisme, c'est parce qu'il veut souligner que c'est d'une mauvaise compréhension de la rationalité — à savoir la négation de l'intersubjectivité — que découle l'isolement des cœurs qui en est une conséquence morale.

Parce qu'il est d'abord une attitude intellectuelle, l'individualisme que décrit Tocqueville, se distingue de l'individualisme au sens moral qu'il désigne sous le nom d'égoïsme. Cette distinction est capitale, car, si l'individualisme procède d'une erreur de jugement, il est possible de corriger cette erreur, alors que la question de l'égoïsme appelle un traitement moral. Si l'individualisme est par nature différent de l'égoïsme, il faut chercher à en comprendre l'origine et les effets. Il semble tout d'abord important de noter que Tocqueville décrit l'égoïsme comme une attitude individuelle, alors que l'individualisme concerne l'attitude du citoyen, donc de l'homme dans la société. Et c'est dans le contexte démocratique que l'individualisme s'est développé, car l'égalisation des conditions qui s'instaure dans la société démocratique rend les hommes indépendants et indifférents les uns aux autres ; c'est la raison pour laquelle Tocqueville conclut ce chapitre en précisant que l'autosuffisance, qui naît de l'égalisation des conditions, est la cause du repli sur soi . Tocqueville suggère un passage de l'un à l'autre dans la mesure où il est particulièrement difficile de faire en sorte que l'individu soit aussi un citoyen ; l'individualisme, en déliant le lien social, isole le citoyen, " le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur ".

C'est le " tout entier " qui doit ici être pris en compte : Tocqueville signifie que l'individualisme commence par couper l'homme de ses concitoyens et qu'il en résulte un souci de soi exacerbé essentiellement par les préoccupations matérielles. En premier lieu, ce sont les vertus publiques desquelles le citoyen se désengage et, en second lieu, ce sont les vertus morales qui sont niées : " L'égoïsme dessèche le germe de toutes les vertus, l'individualisme ne tarit d'abord que la source des vertus publiques ; mais, à la longue, il attaque et détruit toutes les autres et va enfin s'absorber dans l'égoïsme . "

Il y a là le signe d'un déclin, non seulement politique, mais aussi moral. Livré à lui-même, incertain de sa place dans la société, coupé de la tradition dans laquelle il s'inscrivait, l'homme démocratique est fondamentalement inquiet, car il n'a pour orienter sa vie que le fragile et éphémère repère des biens matériels. C'est parce qu'il lui manque d'être mu par une grande passion que l'homme démocratique, réduit à l'existence individuelle, a perdu le sens de l'idéal et la perspective d'un but pour lequel il vaudrait la peine de mourir.

 

Perte de sens

 

Ce troisième malaise, que Tocqueville n'a pas explicitement traité dans la Démocratie en Amérique, mérite cependant d'être examiné comme conséquence des deux premiers. Il est intéressant d'envisager le type de morale qu'appelle l'individualisme démocratique. Si tout peut être repensé en fonction de la quête du bien-être, un nouvel étalon est fixé, qui, partant d'une certaine conception de la liberté, redéfinit la nature de l'homme. La jouissance des satisfactions de la vie privée, qui a pour corollaire l'affaiblissement de la participation à la vie politique, entraîne une atomisation du social ; ce phénomène se traduit par un certain relativisme puisque chacun possède ses propres valeurs dont il n'est pas possible de discuter ; le respect mutuel qui sous-tend ce relativisme est en fait une ramification de l'individualisme très parfaitement expliqué par le philosophe québécois Charles Taylor :

 

Chacun a le droit d'organiser sa propre vie en fonction de ce qu'il juge vraiment important et valable. Il faut être sincère envers soi-même et chercher en soi-même son propre épanouissement. En quoi consiste cet épanouissement ? En dernière analyse, c'est à chacun de le déterminer pour soi-même. Personne d'autre ne peut ou ne doit essayer de lui dicter quoi que ce soit .

 

Taylor nomme cette attitude " l'idéologie de l'épanouissement de soi " ; elle correspond à ce que nous avons par ailleurs appelé le narcissisme, c'est-à-dire un égocentrisme qui implique un repli sur soi et une exclusion des préoccupations qui sont au-delà de l'individu. La vie est une œuvre d'art qui vise à nous faire découvrir ce que c'est qu'être soi-même ; de même que l'art n'est plus compris comme une imitation de la nature, de même, la vie humaine est conçue comme un chef-d'œuvre original et singulier, une création nouvelle. Il n'y a pas lieu de penser l'homme à partir d'une nature humaine, puisqu'on est passé d'une conception mimétique de l'être humain à une conception créatrice (Taylor analyse ce passage à travers l'histoire de la poésie).

Dans cette attitude, Taylor cherche à montrer la présence d'un idéal non accompli, celui de l'authenticité. Cet idéal trouve son origine dans l'idée selon laquelle l'être humain, doué d'une intuition morale, est capable de penser par lui-même et d'être responsable de ses actes. Nous pouvons comprendre que la recherche de son propre épanouissement personnel, qui fait de soi la principale valeur de la vie et qui ne reconnaît pas d'exigences morales communes, est une négation de cet idéal. Le narcissisme individualiste est une trahison de cet idéal, dans la mesure où il pousse à l'atomisme social et peut même nier les exigences de justice que nous devons aux autres. Cela est important à comprendre pour sauvegarder la possibilité d'une vie politique, car si on accorde à la sphère politique une valeur uniquement instrumentale, elle est uniquement subordonnée à l'épanouissement de soi et prend un caractère utilitaire et provisoire, alors que le fait de donner sens à sa vie exige des rapports personnels qui traversent le temps et qui ne soient pas interchangeables. C'est à partir d'une mauvaise compréhension de la liberté que s'est développée la déviance individualiste de la morale de l'authenticité.

À l'âge de l'individualisme démocratique, le refus des traditions s'impose de manière inévitable, et pourtant, certaines valeurs continuent à s'imposer. Il y a une persistance d'une référence à l'universel. Ce que Charles Taylor a mis en lumière n'est pas sans évoquer l'idée d'une " transcendance dans l'immanence " que Luc Ferry présente comme l'ouverture vers un horizon qui constitue un fondement ultime et indépassable. C'est la raison pour laquelle Ferry désigne encore ce type de transcendance sous le nom d'" humanisme de l'homme-dieu ". Cette réflexion renvoie à l'intériorité des valeurs que défend l'humanisme, c'est-à-dire à l'autonomie de la volonté qui les porte. L'autonomie s'oppose à l'hétéronomie, mais pas à l'altérité. Il est donc question de " transcendance horizontale " et non plus verticale. Cette manière de concevoir la place et le statut de l'homme qui, en tant qu'individu, prend le sujet pour visée, inspire non seulement la quête morale, mais aussi la perspective politique qui est ici l'objet de notre étude.

 

 

 

II- LA SOLUTION POLITIQUE : ENTRE LIBERALISME ET REPUBLICANISME

 

Il s'agit de partir de l'individu pour essayer de construire le citoyen, de partir du propre pour fonder le commun. La démarche de Tocqueville s'inscrit dans une considération libérale de la politique. À une époque où prévaut désormais la liberté des Modernes, il lui semble nécessaire de réaffirmer le primat de l'intérêt individuel sur l'intérêt commun. C'est pourquoi, tout l'effort de Tocqueville est de se situer à l'intérieur de la modernité pour expliciter son déploiement et son éventuel risque de despotisme.

 

L'intérêt " bien entendu " du libéralisme politique

 

Si le libéralisme de Tocqueville s'enracine dans la séparation entre la société et l'État, il faut aussi comprendre qu'il se distingue du modèle économique du marché, qu'il utilise toutefois en ayant recours à la notion d'intérêt. Si le but de l'individu est la satisfaction de ses intérêts propres, le rôle du politique n'est pas de chercher un bien commun qui leur préexisterait, mais d'accorder autant que faire se peut les divers intérêts individuels des individus d'une même société. L'individu cherche des institutions qui lui garantissent sécurité et liberté dans ses activités privées, et non pas d'abord à participer à la chose publique. En ce sens, Tocqueville semble soucieux de préserver les libertés individuelles face aux menaces d'un pouvoir politique tout-puissant, comme en témoigne sa volonté de trouver de nouveaux remèdes à de nouveaux maux.

Le philosophe se trouve face à une alternative politique qui résulte directement de l'état social égalitaire : les individus qui vivent repliés sur eux-mêmes sont pourtant situés dans une même société et leurs intérêts communs nécessitent une prise en charge dont il faut déterminer l'exercice.

Aussi, deux solutions peuvent être envisagées ; soit les citoyens confient ce soin à un État omniprésent qui gère la préservation de l'ordre civil nécessaire pour la satisfaction des jouissances individuelles, auquel cas les citoyens sont sous tutelle ; soit les individus décident de sortir de leur narcissisme et cherchent à assurer, par eux-mêmes, les affaires communes. Du choix retenu dépend l'avenir de la démocratie, car on peut finalement tirer des conséquences fondamentalement différentes d'un même état social, ce qui fait dire à Tocqueville : " Les nations de nos jours ne sauraient faire que dans leur sein les conditions ne soient pas égales ; mais il dépend d'elles que l'égalité les conduise à la servitude ou à la liberté, aux lumières ou à la barbarie, à la prospérité ou aux misères . "

C'est logiquement la deuxième attitude de l'alternative que Tocqueville retient afin de relever le défi que propose la démocratie : " J'ai voulu exposer au grand jour les périls que l'égalité fait courir à l'indépendance humaine, parce que je crois fermement que ces périls sont les plus formidables aussi bien que les moins prévus de tous ceux que renferme l'avenir. Mais je ne les crois pas insurmontables . " Et c'est en utilisant le modèle utilitariste des économistes que Tocqueville explique la cohésion sociale, à l'aide de l'intérêt. C'est la raison pour laquelle il consacre un chapitre à cette solution politique ; Tocqueville cherche à concilier les deux passions qui désormais caractérisent l'homme démocratique, à savoir la passion du bien-être et celle de la liberté . Il s'agit de transformer le goût du bien-être démocratique en intérêt pour le bonheur de tous. Et Tocqueville attire notre attention, non pas sur les fondements de cette doctrine, mais sur les effets qu'elle produit. Elle offre à la démocratie une chance de subsister et c'est en cela qu'elle est utile, car elle a l'avantage d'être efficace et d'aboutir à des résultats tangibles.

Elle correspond parfaitement à la vision minimaliste de l'homme qui n'est plus défini comme un être de raison mais comme un être de désir et de passion. C'est pourquoi Tocqueville considère qu'elle correspond aux hommes de son temps. Imparfaite, mais finalement nécessaire, elle leur permet de découvrir que l'utile est honnête. Elle a l'avantage d'inviter l'homme démocratique, dont l'unique mobile est son intérêt individuel, à faire un usage juste de cet intérêt. On peut dire que la solution politique envisagée par Tocqueville rejoint le libéralisme politique qui, s'appuyant sur une conception négative de la liberté, veille à la limitation réciproque de l'État et de la société en permettant, grâce au principe de la souveraineté du peuple, l'avènement d'une démocratie représentative.

Cependant, c'est parce que Tocqueville a compris que la logique du désir conduisait à une nouvelle forme de despotisme qu'il ne se contente pas de l'intérêt, même lorsqu'il est dit " bien entendu " ; si l'homme n'est défini qu'en fonction des désirs vitaux et matériels qui le motivent et le replient sur lui-même, il n'est pas certain qu'il soit capable d'organiser, autrement que par un pouvoir absolu, la vie politique. Nous pourrions dire que c'est parce que la vision politique de Hobbes se fonde sur le droit de l'individu, défini comme un être de désir et de passion, qu'elle aboutit à l'absolutisme. Si le libéralisme se veut démocratique, il doit, avant d'établir le statut de l'individu dans la société, s'engager dans une réinterprétation de la nature humaine, afin d'envisager l'homme non plus comme un objet, prisonnier de ses désirs, mais comme un sujet, acteur de son existence et de sa citoyenneté. C'est justement sur ces points que le libéralisme de Tocqueville semble s'accommoder d'une certaine forme de républicanisme.

 

Les objectifs républicains de Tocqueville

 

Si Tocqueville est libéral, c'est essentiellement parce qu'il réaffirme la valeur de l'individu dans une société qui tend à l'engloutir. Néanmoins, surgit chez lui la question de savoir, selon l'expression de Lamberti, " comment respecter l'individu et sauver le citoyen ? " C'est pourquoi, l'œuvre de Tocqueville apparaît comme une entreprise de fondation nouvelle du libéralisme qu'il résume dans la manière toute particulière qu'il a de se définir comme " libéral d'une espèce nouvelle ". Il cherche à stimuler l'esprit libéral qui sombre dans l'apathie politique en lui redonnant l'idée d'exercer la liberté grâce à une participation réelle à la citoyenneté. Il semble clair que le diagnostic de Tocqueville implique un dépassement de l'individualisme libéral : il rappelle à la fois la valeur infinie de l'individu et l'inévitable dégradation des idéaux individualistes. Et c'est selon une certaine gradualité que Tocqueville s'éloigne du libéralisme classique.

Tocqueville réaffirme tout d'abord la nécessité de charger les citoyens des affaires simples ; il montre comment les Américains combattent l'individualisme par des institutions libres, en soulignant qu'

 

on tire difficilement un homme de lui-même pour l'intéresser à la destinée de tout l'État, parce qu'il comprend mal l'influence que la destinée de l'État peut exercer sur son sort. Mais faut-il faire passer un chemin au bout de son domaine, il verra d'un premier coup d'œil qu'il se rencontre un rapport entre cette petite affaire publique et ses plus grandes affaires privées, et il découvrira, sans qu'on le lui montre, le lien étroit qui unit ici l'intérêt particulier à l'intérêt général .

 

La doctrine libérale de l'intérêt bien entendu trouve donc dans la décentralisation sa pleine mesure.

De la même manière, l'analyse du phénomène associatif témoigne de la difficulté à rattacher l'auteur de la Démocratie à une école complètement libérale. Il est intéressant de noter que le chapitre consacré à l'intérêt bien entendu vient juste après ceux qui traitent de la nécessité des associations . Il serait peut-être possible de voir, dans cette construction de l'œuvre, l'effort réalisé par Tocqueville pour appliquer la doctrine libérale de l'intérêt bien entendu à des domaines qui relèvent d'un souci traditionnellement républicain, celui de la participation et de l'investissement des individus dans la sphère publique.

À chaque fois, il s'agit pour Tocqueville de présenter l'association comme le seul moyen de recomposer le tissu social que l'égalisation des conditions tend sans cesse à délier. C'est parce que l'association est un puissant moyen d'action qu'elle s'impose peu à peu comme la seule manière d'agir dans une société où les individus isolés sont finalement faibles et démunis . Là encore, c'est la logique de l'intérêt bien entendu qui est à l'œuvre et qui permet à des hommes isolés à l'origine de défendre avec plus de force des idées ou des intérêts. L'association politique favorise une sortie de l'isolement lié à l'individualisme et permet une mise en contact d'individus pourtant différents ; ainsi, elle contribue à l'émergence de la reconnaissance de l'autre comme semblable. Elle est considérée par Tocqueville comme le lieu d'un apprentissage du principe associatif : " Grandes écoles gratuites, où tous les citoyens viennent apprendre la théorie générale des associations . " C'est parce que les associations politiques donnent le goût du principe associatif qu'elles permettent aux associations civiles de se développer. Cependant, dans la mesure où elles constituent, comme nous l'avons vu, un rempart contre la toute-puissance de la majorité, les gouvernements préfèrent voir les hommes se préoccuper des associations civiles qui les distraient des affaires de l'État. Tocqueville considère que ce point de vue est erroné, car il existe un nœud qui lie ces deux formes d'association et dont la rupture serait fatale à la liberté.

Il nous semble que les associations ne sont que des applications de la doctrine de l'intérêt bien entendu. En revanche, il ne semble pas possible d'analyser le rôle que Tocqueville attribue à la commune à la lumière de cette doctrine de l'intérêt. Sur ce point, il revendique une filiation plus républicaine. Si elle existe depuis toujours et dans toutes les formes de sociétés humaines, si elle naît d'elle-même, sous l'action des mœurs et des circonstances, c'est parce qu'elle témoigne de la nature politique de l'homme. Il considère la commune comme une sorte de modèle de la communauté politique. C'est parce qu'elle permet l'exercice direct de la citoyenneté, sans représentation, que la commune est d'emblée politique. C'est la participation communale elle-même qui est éducatrice, car elle permet à l'individu de prendre conscience de son appartenance à un groupe. La commune peut susciter un attachement affectif dans la mesure où elle est à dimension humaine, ce que Tocqueville signifie lorsqu'il écrit qu'elle " est au centre des relations ordinaires de la vie ". Proche du foyer domestique, la commune n'est pas une administration anonyme mais elle est en contact direct avec les préoccupations des citoyens. La pratique communale qui, permet d'intéresser plus de monde à la chose publique, favorise, par ailleurs, un investissement qui tend à devenir désintéressé.

Si, au départ, Tocqueville a insisté sur le mécanisme de l'intérêt bien entendu, il cherche maintenant à le dépasser en ouvrant la perspective du devoir : " On s'occupe d'abord de l'intérêt général par nécessité, et puis par choix ; ce qui était calcul devient instinct ; et, à force de travailler au bien de ses concitoyens, on prend enfin l'habitude et le goût de les servir . " Il accorde à la doctrine de l'intérêt une valeur pédagogique et pragmatique. Elle correspond à une morale de provision, car elle propose à la société démocratique un fondement permettant d'asseoir la nécessité de la réciprocité et de l'intersubjectivité ; en d'autres termes, elle lui propose un altruisme à sa mesure. Il s'agit de tirer le meilleur profit qui soit de cette doctrine qui, à défaut d'être parfaite et suffisante, est cependant nécessaire : " Alors même qu'ils la jugeraient imparfaite, il faudrait encore l'adopter comme nécessaire . "

 

La politique de Tocqueville : entre art et science

 

Tocqueville voit une solution qu'il présente de la manière suivante : " Et moi, je dis que, pour combattre les maux que l'égalité peut produire, il n'y a qu'un remède efficace : c'est la liberté politique . " Ainsi, Tocqueville souligne les deux processus qui peuvent résulter de la liberté : soit, au nom de la liberté individuelle, l'homme démocratique n'obéit qu'à lui-même, conçoit la liberté sur le mode de l'indépendance et s'enchaîne finalement à la tyrannie de la majorité ; soit, il envisage la liberté sur le mode de l'autonomie et de l'intersubjectivité et s'investit dans la sphère politique dans le but de recomposer le tissu social que l'égalisation des conditions tend à déchirer. Pierre Manent note que " le premier processus relève des "effets naturels de l'état social" démocratique ; le second, de l'art politique des démocraties, art politique particulièrement perfectionné en Amérique . " Le rôle de la politique est d'établir des relations d'égalité dans lesquelles la liberté pourra se déployer. Le but visé par Tocqueville est l'articulation entre la lutte pour l'égalité, qui relève de la nature même de la démocratie, et le combat pour la liberté, qui est l'art politique de la démocratie. La liberté politique se présente donc comme le remède à l'individualisme qui est le risque permanent, inscrit dans la structure de l'état social démocratique.

Pour cela, Tocqueville cherche à fonder une " science nouvelle ", c'est-à-dire une science politique et une science des mœurs, parce qu'il lui semble que les lois et les mœurs sont inséparables. C'est parce que l'état social démocratique agit directement sur les mœurs, c'est-à-dire, selon la définition tocquevillienne, sur " l'ensemble des dispositions intellectuelles et morales que les hommes apportent dans l'état de société ", qu'il s'avère nécessaire de les prendre aussi en compte. Lois et mœurs sont en constante interaction et c'est la raison pour laquelle Tocqueville envisage sa science politique à partir de ces deux pôles. L'essentiel est de susciter, par l'art politique, l'émergence d'une transcendance dans l'immanence ; c'est dans la dimension civique que se vit cette nouvelle forme de transcendance. C'est en ayant recours à l'artifice des lois que la démocratie doit reconstruire la société. En effet, celles-ci peuvent maintenir la république démocratique, mais aussi la mettre en danger.

L'art politique qu'appelle la science nouvelle de Tocqueville est l'incessant effort de l'homme démocratique pour choisir les solutions politiques conformes à cette aspiration à la liberté. Corollairement, c'est l'appel de la liberté qui permet aussi d'inspirer les lois et de leur insuffler le dynamisme nécessaire au maintien de la démocratie. Les moyens politiques que Tocqueville invite à mettre en œuvre ne sont pas dénués d'une certaine connotation morale, puisque c'est en participant à la vie publique que l'homme démocratique se découvre, au-delà de la défense de son intérêt, fut-il bien entendu, comme être de droits mais aussi de devoirs. S'il nous faut envisager une orientation républicaine à cette science nouvelle proposée par Tocqueville, c'est à partir de la thématique morale qu'elle suggère et non à partir des instruments politiques qu'elle convoque, puisque ces derniers renvoient à la fois à des procédés libéraux et républicains.

Néanmoins, une telle présentation du problème engage l'auteur sur des voies qui redessinent la conception de l'homme qui lui sert de référence ; si Tocqueville cherche à pousser la monade démocratique hors d'elle-même grâce à une solution politique, il propose une autre voie possible et complémentaire, celle de la religion, à partir de laquelle resurgit la question morale du sens de la vie. Agnès Antoine formule ainsi la place accordée par Tocqueville à la transcendance :

 

L'essentiel, en effet, pour lui, est d'organiser des dispositifs de transcendance à l'intérieur de la démocratie et, à cette fin, tous les moyens, en un sens, sont bons. C'est pourquoi il fait appel aussi bien à une forme de transcendance dans l'immanence, par la recherche d'une morale civique, qu'à la transcendance religieuse, dont le fondement est métaphysique : il s'agit avant tout de rassembler les hommes de bonne volonté pour l'édification de la cité terrestre .

 

De la sorte, se trouvent donc reliées les dimensions morale et politique, constitutives de l'idée d'humanité à partir de laquelle Tocqueville construit sa science nouvelle.

 

 

 

III- LA SOLUTION MORALE

 

Tocqueville part de l'évidente altérité entre l'état nouveau et l'état ancien des sociétés pour comprendre l'avènement de la nouvelle humanité et répondre à ses attentes : " Nous ne devons pas tendre à nous rendre semblables à nos pères, mais nous efforcer d'atteindre l'espèce de grandeur et de bonheur qui nous est propre . " Si l'honneur a été le code moral en usage dans les siècles d'aristocratie pour maintenir la structure hiérarchique, il ne peut plus être en vigueur dans les sociétés démocratiques, car il est fondé sur une inégalité que celle-ci n'a de cesse de combattre. Cependant, si l'intérêt individuel devient assurément le seul mobile d'action des hommes, il est susceptible de les conduire à un tel égoïsme que Tocqueville achève son chapitre par une ferme mise en garde :

 

Si les citoyens, en devenant égaux, restaient ignorants et grossiers, il est difficile de prévoir jusqu'à quel stupide excès pourrait se porter leur égoïsme, et l'on ne saurait dire à l'avance dans quelles honteuses misères ils se plongeraient eux-mêmes, de peur de sacrifier quelque chose de leur bien-être à la prospérité de leurs semblables .

 

L'impossible vertu

 

Il est conscient des limites auxquelles est confrontée la logique de l'intérêt ; la principale tient au fait qu'en tant que morale immanente, elle n'a en vue que ce monde. Elle peine déjà à combler les attentes terrestres puisqu'elle ne fait pas disparaître l'inquiétude ; à plus forte raison, ne peut-elle pas répondre aux problèmes existentiaux suscités par la mort : " Il sera toujours malaisé de faire bien vivre un homme qui ne veut pas mourir . "

La science nouvelle qu'il envisage doit comporter des moyens à la fois politiques et moraux qui nous invitent à comprendre que l'approche de l'homme social proposée par Tocqueville est inséparablement morale et politique . Il ne s'agit pas de regretter l'abandon des formes de la moralité antique et aristocratique, mais de réactiver l'idée d'humanité qui les sous-tend. Si Tocqueville en vient à souligner l'interaction entre morale et politique, c'est parce que son souci est d'équilibrer les droits du sujet et les devoirs du citoyen. Pour réaliser cet équilibre, il a recours à une philosophie politique de la participation qui permettra de limiter le pouvoir de l'État. La rationalité de l'homme démocratique, toute pétrie de cartésianisme, ne suffit pas et elle peut même faire oublier à l'homme la dimension morale sans laquelle le sujet ne peut être défini, à moins d'être réduit à son aspect minimal, celui d'un être de désir, qui laisse ouverte la porte vers un individualisme dangereux pour la démocratie.

Tout en prenant le parti du progrès démocratique, Tocqueville cherche à dépasser l'individualisme qui en découle. Mais il n'adhère pas à la solution rousseauiste du salut par la vertu ; il réutilise la problématique des rapports entre la liberté, la raison et la volonté pour y apporter un éclairage compatible avec les exigences de la modernité. La liberté politique de participation, grâce à laquelle l'homme démocratique découvre les dimensions morale et politique qui le constituent, ne doit pas être imposée mais choisie, de manière à préserver la valeur infinie de la personne qui interdit de sacrifier l'individu au citoyen. Il n'est pas question de ressusciter une vertu qui nécessiterait un renoncement à soi-même, une préférence de l'intérêt public à l'intérêt individuel. Puisque la démocratie ne peut plus se construire en s'appuyant sur un vertueux désintéressement, elle peut le faire en partant de l'inclination de l'homme vers son intérêt. La doctrine de " l'intérêt bien entendu " est devenue une sorte de vertu populaire et si, aux yeux des moralistes classiques, elle serait plutôt un vice, Tocqueville montre comment elle peut aussi se transformer en vertu démocratique de la citoyenneté. Il cherche à formuler, dans un contexte résolument moderne, un précepte qui permet de réorienter les passions individuelles au lieu de les détruire.

C'est au cœur de cette problématique que le phénomène religieux vient compléter la méditation de Tocqueville sur le civisme.

A côté de cette forme politique de vertu, il y a place pour un discours religieux, deuxième pilier de la science nouvelle que nous propose Tocqueville. C'est à partir du constat étonnant que ces deux éléments, pourtant distincts, que sont l'esprit de liberté et l'esprit de religion, peuvent, aux États-Unis, travailler ensemble pour la démocratie, que Tocqueville veut comprendre les rapports qu'ils entretiennent. Il précise qu'en France, la liberté s'est développée à mesure que la religion s'est effacée, tandis qu'en Amérique, " dès le principe, la politique et la religion se trouvèrent d'accord, et depuis elles n'ont point cessé de l'être ".

À travers la divergence de conception de la modernité que soulève le cas américain, Tocqueville nous invite à nous questionner sur la place de la religion dans l'espace démocratique . Face à cette opposition, il est d'ailleurs intéressant de remarquer que c'est le phénomène religieux lui-même qui l'intéresse et non l'appartenance à telle ou telle religion. La religion rejoint les aspirations de l'homme démocratique qui apprend, par l'expérience, que l'insatisfaction de ses désirs matériels, si elle lui laisse un sentiment de finitude générateur d'inquiétude, appelle une espérance que Tocqueville met en lien direct avec la religion, puisque cette dernière ne serait rien d'autre qu'" une forme particulière d'espérance ".

L'auteur a, par ailleurs, expliqué en quoi c'est justement l'enfermement dans le présent, l'arrachement au passé et l'oubli de l'avenir qui menacent la dynamique démocratique ; l'homme démocratique vit généralement dans un présent composé d'une juxtaposition d'instants qui correspondent à la satisfaction de ses désirs et le dynamisme qu'il déploie n'est orienté que par la recherche technique et le travail productif. Curieusement, c'est en vivant selon des préoccupations narcissiques que l'homme démocratique peut être amené à reconsidérer le phénomène religieux, comme capable de lui redonner le goût de l'avenir. Si la religion coïncide avec l'espérance, elle offre un horizon grâce auquel l'homme démocratique entrevoit une existence qui ne se limite pas à l'instant présent ; en se déliant des intérêts matériels immédiats, l'homme démocratique découvre des désirs et des ambitions plus vastes. C'est parce que le fait d'envisager une vie au-delà de la réalité visible permet une prise de recul par rapport à cette réalité qu'il peut retrouver de plus grandes ambitions, lesquelles ne seront satisfaites qu'au prix de la persévérance et de l'effort.

Dans cette logique, le matérialisme est dénoncé par Tocqueville comme " une maladie dangereuse de l'esprit humain ". À force de se préoccuper de son corps, l'homme démocratique a donc négligé, voire même oublié, ce qui fait sa spécificité, c'est-à-dire son intelligence et sa volonté. Son souci est de trouver le juste milieu ; c'est la raison pour laquelle, il regrette l'oubli du corps prôné par les siècles aristocratiques, et condamne l'obsession qu'en font les sociétés démocratiques.

L'équilibre qu'il cherche à rétablir vise non seulement l'individu, mais aussi la société, car le matérialisme, en renforçant le goût et la recherche des satisfactions terrestres, encourage le penchant individualiste de la démocratie. Il insiste cependant sur le danger inverse qui consisterait à fuir la réalité terrestre et à se réfugier dans un spiritualisme exalté. Cette tendance reflète la naturalité du sentiment religieux en l'homme, mais, pour autant en est une déviation.

Si Tocqueville situe son propos sur le plan politique, il nous faut comprendre comment peut se concevoir ce rôle conjoint de la religion et de la morale sur la scène politique. Pour que ce côte à côte soit harmonieux, il est nécessaire que la religion et la politique obéissent à certains critères et à des règles de coexistence. Si, comme le dit Tocqueville, il s'agit de " moraliser la démocratie par la religion ", c'est la question de la laïcité qui se trouve ici posée avec acuité.

En accordant à la religion une place dans cité, Tocqueville revendique une appartenance à la tradition républicaine qui cherche à s'appuyer sur une religion civile pour renforcer les lois par les mœurs. Pourtant, tout en accordant à la religion une utilité sociale et politique, Tocqueville se défend d'élaborer un modèle qui permettrait à la religion d'empiéter sur le domaine politique. Il reprend à son compte l'exemple américain qui, en dépit de la séparation de la politique et de la religion, a toujours cherché à maintenir la possibilité de la libre expression religieuse. C'est sur cette base, fondamentalement différente du contexte français rousseauiste dans lequel le débat sur la laïcité s'est toujours posé en termes de concurrence et d'affrontements, que Tocqueville cherche à concilier la religion et la modernité politique. Il se révèle hostile à l'idée d'une domination du politique sur le religieux, mais aussi farouchement opposé à la création d'une religion civile porteuse d'un projet de morale commun . Il réclame une réelle séparation institutionnelle des pouvoirs temporel et spirituel et envisage plutôt l'influence indirecte que les croyances religieuses peuvent exercer sur la société politique.

Si , paradoxalement, la religion peut être considérée comme une institution politique , c'est en raison de cette séparation qui lui donne une certaine puissance indirecte que l'auteur voit à l'œuvre dans la majorité. En effet, la religion veille à respecter les instincts démocratiques et leur marge d'autonomie ; elle ne cherche pas à imposer une vision idéale et inaccessible de l'existence, mais tente de rejoindre l'homme démocratique dans ses préoccupations.

Inévitablement, c'est dans cette logique qu'il récuse l'idée d'une philosophie d'État qui viserait à façonner dans le même moule les esprits et qui inspirerait une religion civile. C'est donc par une réponse à Rousseau que Tocqueville achève le chapitre dans lequel il entend expliquer que " les Américains montrent, par leur pratique, qu'ils sentent toute la nécessité de moraliser la démocratie par la religion ". Tout en refusant la sacralisation du pouvoir politique, Tocqueville envisage la possibilité d'élever la société démocratique à des mœurs plus hautes que le matérialisme, sans pour autant officialiser un pouvoir spirituel. Ainsi, la religion participe au débat démocratique en suggérant des positions éthiques au sein du pluralisme des opinions. De cette manière, la démocratie est une dynamique qui se construit en puisant aux différentes sources qui sont les siennes, à savoir le politique comme dimension fondamentale de la liberté, la morale immanente qui anime la société, et le phénomène religieux capable d'harmoniser le ciel et la terre et de donner sens à l'infini des désirs humains finis.

 

Liberté politique et liberté humaine : instruction et éducation

 

C'est dans le contexte politique qui voit surgir le problème de l'individualisme que Tocqueville se trouve confronté à la question de la définition de la liberté. Le danger qu'il décèle vient du fait que, dans les sociétés démocratiques, la liberté est donnée à des hommes qui en méconnaissent la valeur et qui la considèrent comme un bien politique second par rapport à la tranquillité et aux biens matériels qu'ils recherchent en priorité. La question centrale de Tocqueville est de savoir si la liberté peut survivre à l'égalité. C'est sur ce point qu'il faut comprendre le libéralisme nouveau de Tocqueville. Son œuvre témoigne de la volonté de placer au cœur du questionnement politique le sens à donner à cette liberté ; s'il convient de protéger les droits de l'individu, ce n'est pas pour se contenter de " remplir régulièrement les petits devoirs domestiques et [d']être, comme on dit au père Lachaise, bon père, bon époux et bon fils ". L'erreur de l'individualisme est d'isoler l'homme du citoyen et de considérer que les liens individuels sont essentiellement et totalement distincts des liens politiques.

Cette problématique est toujours au cœur des enjeux philosophiques du débat politique actuel qui oppose le libéralisme et le républicanisme. À partir de la thématique de l'éducation, nous pouvons questionner la position originale de Tocqueville. Il a montré comment, dans les communes et dans les associations, l'individu peut apprendre à nouveau qu'il est citoyen et comprendre que l'intérêt particulier se mêle inextricablement à l'intérêt public. Dans une société caractérisée par la rationalité , c'est en s'adressant à l'intelligence des individus qu'on peut éveiller la citoyenneté. L'éducation est d'abord une formation intellectuelle. Mais pour assurer le perfectionnement de l'homme et lui faire découvrir sa dimension citoyenne, les moyens intellectuels que l'instruction tient à sa disposition ne sont pas d'une grande efficacité. Il semble là que Tocqueville mette en doute les puissances de la rationalité : il considère la raison comme un instrument privilégié pour découvrir le monde, mais aussi comme un moyen limité. Il a montré comment la raison de l'homme démocratique développait un goût particulier pour l'abstraction et les idées générales ; il a également souligné comment l'opinion générale forge les représentations alors même que l'homme pense suivre les préceptes de sa raison. Il précise qu'" une idée fausse, mais claire et précise, aura toujours plus de puissance dans le monde qu'une idée vraie mais complexe ". C'est pourquoi, Tocqueville semble ne pas adhérer à la tendance démocratique de confiance illimitée dans les progrès de la raison individuelle : " Les nations aristocratiques sont naturellement portées à trop resserrer les limites de la perfectibilité humaine, et les nations démocratiques les étendent quelquefois outre mesure . "

L'éducation à la citoyenneté fait appel à de tout autres méthodes. La question ne porte pas sur l'instruction, que l'égalité des conditions permet désormais de promouvoir, mais sur la manière de développer la faculté de juger. Il nous livre alors sa manière d'envisager l'articulation entre théorie et pratique pour nous révéler l'insuffisance de l'instruction : " Je suis plus loin encore de croire, ainsi qu'un grand nombre de gens en Europe, qu'il suffise d'apprendre aux hommes à lire et à écrire pour en faire aussitôt des citoyens . " La solution réside dans l'articulation entre raison théorique et raison pratique : " On ne saurait douter qu'aux États-Unis l'instruction du peuple ne serve puissamment au maintien de la république démocratique. Il en sera ainsi, je pense, partout où l'on ne séparera point l'instruction qui éclaire l'esprit, de l'éducation qui règle les mœurs . " L'instruction ne peut pas être dissociée des conditions dans lesquelles elle est transmise ; voilà pourquoi l'auteur insiste tant sur le rôle de l'expérience en considérant que " les véritables lumières naissent principalement de l'expérience . " Paradoxale liberté, donc, qui ne naît que par l'exercice d'elle-même .

Tocqueville repose, à sa manière, la question du progrès effectif de l'humanité par la science et le rôle qu'il faut faire jouer, d'une part à l'instruction, et, d'autre part, à l'éducation, c'est-à-dire à la raison et à la volonté. En insistant sur le problème moral engendré par l'égalisation des conditions, Tocqueville déconstruisait déjà le mythe d'une raison toute-puissante et maîtresse d'elle-même. De cette manière, en soulignant la fragilité de la liberté, il préparait l'idée selon laquelle la liberté est toujours à gagner et qu'une liberté conçue dans le seul but d'étendre les jouissances matérielles ne peut, à elle seule, constituer une communauté sociale et politique. Parce que l'intérêt calculé par la froide raison n'est pas toujours bien entendu, Tocqueville invite à éduquer avant tout la liberté morale à la responsabilité qu'elle présuppose. Cette éducation ne relève pas de l'État mais de la famille et appartient à la sphère privée. C'est parce que la liberté morale est responsabilité de l'homme à l'égard de lui-même et des autres hommes qu'elle est partie intégrante de la liberté politique qui naît de l'égalité des conditions. Il ne peut y avoir, selon la logique tocquevilliennne, de séparation entre l'individu et le citoyen. Le thème de la morale, que Tocqueville fait apparaître dans un contexte éminemment politique, permet de réconcilier l'individu et le citoyen en esquissant une science politique nouvelle qui, en se rattachant à un certain humanisme, tente de placer le sujet comme visée de l'individu. C'est sous cet angle anthropologique que Tocqueville cherche à résoudre les paradoxes de la condition de l'homme moderne.

 

Les paradoxes de la condition de l'homme moderne

 

Si Tocqueville s'avère, en fait, proche du républicanisme, c'est parce qu'il a cherché à dépasser l'aporie principale du libéralisme, l'individualisme, et qu'il a pour cela repensé le problème politique à partir de considérations anthropologiques le conduisant à redresser certaines tendances de la philosophie du XVIIIe, et notamment son excessif optimisme sur la raison. Plus précisément, il veut montrer que le progrès des sciences ne coïncide pas nécessairement avec un progrès moral et politique. Tocqueville explicite le paradoxe de la mentalité moderne que Robert Legros présente ainsi : alors même que l'homme moderne cartésien veut accéder à sa véritable humanité en se retirant de toute tradition et en ne se fondant que sur sa raison individuelle pour acquérir son autonomie de sujet, il s'inscrit dans une démarche propre à cette humanité particulière engendrée par l'égalisation des conditions et qu'il considère désormais comme humanité universelle. Ainsi Tocqueville s'insère dans une interprétation romantique de la modernité, considérant que l'expérience démocratique donne naissance à une manière particulière d'être humain qu'il analyse à partir de la mentalité cartésienne, ce qui explique sa description de l'homme démocratique : rejet de l'inexplicable, foi dans le progrès, volonté de juger à partir de sa seule raison. C'est ainsi que la volonté d'arrachement aux traditions s'inscrit dans la modernité cartésienne et démocratique.

Tocqueville vise alors à montrer comment cette compréhension du monde imprègne la sensibilité à travers les sentiments, les mœurs et la société. Néanmoins, son souci principal est de montrer que cette égalisation qui naît de l'arrachement à toute tradition entraîne un individualisme déshumanisant, qui se manifeste dans le phénomène d'atomisation du social. Legros s'interroge avec Tocqueville : " Dans quelle mesure l'institution de l'homme comme sujet — de l'homme comme abstrait de toute humanité particulière — conduit-elle à une déshumanisation ? " Tocqueville propose de comprendre l'inscription dans une tradition comme une hominisation, c'est-à-dire comme un arrachement à la nature immédiate, et comme une humanisation, c'est-à-dire comme une acquisition de facultés proprement humaines distinguant pour cela la capacité de se singulariser de l'isolement individualiste. C'est seulement si la tradition est vivante que cette humanisation du sujet est possible et qu'elle ne conduit pas à une négation de l'humanité. La condition de l'homme qu'il cherche à préciser n'est ni celle expliquée par les Lumières, ni celle défendue par le romantisme ; son souci est à la fois de tenir l'exigence moderne de retrait et d'autonomie, et de montrer que cette autonomie n'est proprement humaine que si elle est inscrite dans une culture et une forme de société. C'est l'appartenance à une culture qui est originelle et non l'individualisme. Et c'est dans la société démocratique que se développe l'humanité autonome, car c'est dans ce régime qu'est reconnu le droit de chacun de conquérir les facultés proprement humaines.

Sur cette base, il est possible de comprendre le libéralisme auquel Tocqueville se rattache et qui s'avère finalement proche du républicanisme, puisque ce ne sont pas les individus qui créent la démocratie, mais celle-ci qui les engendre. C'est également dans cette lumière qu'il faut comprendre la réapparition chez Tocqueville de la morale et de la vertu. Il conçoit la morale comme dotée d'un rôle et d'une fonction distincte de ceux des règles ou lois. Ainsi, la morale ne se réduit pas à l'obéissance à des règles ; la vertu à laquelle elle fait appel n'est pas à elle-même sa propre fin puisqu'elle se présente comme des dispositions à agir et à ressentir, à faire des choix conformes à la finalité reconnue. L'exercice des vertus exige la capacité de juger, mais fait également intervenir la volonté. C'est dans cette articulation entre raison et volonté que se dévoile l'idée d'humanité telle que Tocqueville se la représente : l'homme est essentiellement un être de tension et de contradiction, tension que la modernité philosophique a conceptualisée dans une opposition dualiste que Tocqueville remet en cause. En effet, il veut assumer à la fois la duplicité de la nature humaine, qui s'exprime dans les couples du corps et de l'âme, des passions et de la raison, de la matière et de l'esprit..., et la recherche du juste milieu. La science nouvelle, qu'il veut morale et politique, est une recherche d'un juste milieu entre ces extrêmes dans lesquels l'homme se situe. Agnès Antoine précise à cet effet que " sa véritable science consiste donc à humaniser l'état social dominant, c'est-à-dire à créer, par l'art politique, un équilibre entre les dimensions matérielles et les dimensions spirituelles de la société, et à permettre l'invention permanente d'un juste milieu où l'homme puisse se déployer harmonieusement à partir de son être composé, sans renier une part de lui-même ".

Cette dernière précision est capitale, car elle permet de comprendre ce qui distingue Tocqueville du républicanisme classique souvent assimilé à la Terreur révolutionnaire. Si la science tocquevillienne vise l'équilibre humain, elle ne prétend pas le faire en gommant cette tension constitutive de l'humanité, car c'est dans cette articulation que se déploie la liberté de l'homme et non dans une synthèse réductrice d'une dimension à une autre. Il s'agit de chercher comme chez Aristote, à vivre ni au-dessus, ni au-dessous de l'humanité, mais de permettre à l'homme démocratique d'atteindre " l'espèce de grandeur qui est la sienne ". C'est la raison pour laquelle Tocqueville précise qu'" il ne s'agit point de reconstruire une société aristocratique, mais de faire sortir la liberté du sein de la société démocratique ".

 

 

 

Le théâtre de la démocratie

 

On lit souvent — et à juste titre — la Démocratie en Amérique en étant sensible aux nombreuses métaphores du voyage, mais il est un autre champ lexical que nous pouvons également retenir, celui du domaine artistique et, plus particulièrement, de la peinture. L'auteur semble saisi par le spectacle nouveau de la démocratie et il cherche à en dessiner les traits en dressant le portrait de l'homme démocratique dont il veut comprendre la grandeur et la faiblesse : " Cette société nouvelle, que j'ai cherché à peindre et que je veux juger, ne fait que de naître . " C'est en contemplant ce spectacle que Tocqueville décèle les dangers qui menacent la liberté :

 

J'ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu'on ne l'imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu'il ne lui serait pas impossible de s'établir à l'ombre même de la souveraineté du peuple .

 

C'est en observant minutieusement tous les aspects de cette nouvelle humanité que Tocqueville a présenté les différentes scènes de ce spectacle dont le dénouement dépend précisément de l'usage qui sera fait de la liberté : entre servitude et liberté, lumières et barbarie, prospérité et misères, l'idée d'humanité est en quête de sa véritable grandeur. De ce fait, la barbarie ne correspond donc pas seulement à la manière antique de comprendre la liberté ; elle peut surgir dans les temps démocratiques, du sein même de cet état social qui porte en lui les germes d'un nouveau type de servitude. Dans ce contexte politique, ce sont les nouvelles conditions du cheminement existentiel de l'homme que Tocqueville a voulu retracer. C'est la raison pour laquelle l'auteur nous met en face des deux lectures possibles de cette modernité en nous révélant leurs implications politiques : soit l'homme se définit comme sujet et, en tant que tel, assume les exigences de l'humanisme démocratique ; soit, il trahit cette haute idée d'humanité héritée des Lumières et se trouve réduit à un être de désir qui détrône le sujet au profit de l'individu. Mais poser cette alternative, c'est aussi questionner le glissement qui peut s'opérer de l'un à l'autre, ce qu'Agnès Antoine expose de la façon suivante :

À une conception véritablement humaniste de l'existence doit correspondre, selon lui, une idée de la civilisation qui ne vise pas uniquement le bonheur matériel de l'être humain, mais son perfectionnement moral ou, plus exactement, qui ne pense pas que le premier coïncide nécessairement avec le second, comme Rousseau l'avait déjà vigoureusement rappelé .

 

En problématisant le rapport du sujet à l'individu, Tocqueville repose la question des éventuels liens entre morale et politique : l'aventure historique de l'existence individuelle et collective présuppose que l'autonomie désormais reconnue à chacun implique une responsabilité difficile à assumer. C'est dans cette optique que s'inscrit la science nouvelle proposée par l'auteur, car il avoue : " À la longue cependant, la vue de cette société si agitée paraît monotone et, après avoir contemplé quelque temps ce tableau si mouvant, le spectateur s'ennuie . "

Si Tocqueville a d'abord envisagé la démocratie par l'étude du fait social qui lui correspond, il lui a ensuite fallu l'aborder sous les espèces de l'art politique. L'entreprise de Tocqueville vise à expliciter pourquoi et comment la liberté ne croît pas toujours en proportion de l'égalité ; il se peut même que le principe d'égalité n'assure plus la vitalité politique de la démocratie et en vienne à détruire la liberté. Si la liberté ne peut plus se fonder que sur l'égalité, il faut trouver un art politique capable de relever ce défi de la liberté démocratique. Puisque la liberté politique n'engendre pas nécessairement la liberté humaine et que la démocratie peut conduire à une nouvelle forme d'esclavage, il faut, selon Tocqueville " instruire la démocratie, ranimer s'il se peut ses croyances, purifier ses mœurs, régler ses mouvements, substituer peu à peu la science des affaires à son inexpérience, la connaissance de ses vrais intérêts à ses aveugles instincts ".

En travaillant cette articulation entre les lois et les mœurs, entre morale et politique, Tocqueville a précisé l'humanisme sur lequel repose cet art politique, fruit de la science nouvelle qu'il a construite. Sa démarche vise à répondre à l'interrogation qu'il pose en introduction : " Mais nous, en quittant l'état social de nos aïeux, en jetant pêle-mêle derrière nous leurs institutions, leurs idées et leurs mœurs, qu'avons-nous pris à la place ? " Les réponses apportées par la solution libérale n'ont pas convaincu ce défenseur de la liberté, pas plus que les solutions républicaines inspirées de Rousseau. C'est pourquoi l'analyse de Tocqueville veut penser autrement les exigences de la démocratie, en renvoyant à ce qu'Agnès Antoine appelle " la dialectique tocquevillienne " :

 

Non pas chercher la réconciliation des contraires dans la réalisation d'une société unifiée, mais instaurer sans cesse leur équilibre fragile, par l'invention renouvelée des médiations qui permettent leur mise en relation. C'est à partir de la condition plurielle et historique de l'humanité que doit s'incarner la dimension de l'universel, et non par l'instauration artificielle d'une unité idéale et intemporelle .

 

Ce schème de l'unité-identité qui pèse fortement sur la réflexion tocquevillienne nous aura donc permis de saisir l'anthropologie sur laquelle s'appuie l'auteur et qui ne lui permet pas de se rattacher à la conception libérale centrée sur l'individu, ni à la vision républicaine centrée sur le citoyen. Le libéralisme d'une espèce nouvelle que Tocqueville appelle de ses vœux serait l'application politique de son idée d'humanité : l'homme que dessine Tocqueville et que le théâtre de la démocratie met en scène est un être de désir et de liberté avant que d'être un être de raison. Aussi la philosophie politique et morale de Tocqueville invite à repenser certaines dimensions de l'être humain et repose des questions que les Modernes ont voulu évacuer, notamment celle de la nature humaine et de sa finalité. Par sa réflexion morale sur le sens de la vie et sur la liberté, il offre la possibilité de repenser l'homme dans toutes ses dimensions et d'en préciser la fragile harmonie.

La préoccupation de Tocqueville, s'enracinant dans le contexte politique, appelle une recherche anthropologique dont il nous laisse une ébauche. La peinture et le théâtre l'ont mise en lumière mais la nouvelle humanité démocratique est à construire et Tocqueville nous y invite : " Nous avons détruit une société aristocratique, et, nous arrêtant complaisamment au milieu des débris de l'ancien édifice, nous semblons vouloir nous y fixer pour toujours . " Il nous propose de participer au projet qu'il s'est fixé dès le début de son œuvre : " J'ai entrepris de voir, non pas autrement, mais plus loin que les partis ; et tandis qu'ils s'occupent du lendemain, j'ai voulu songer à l'avenir . "

 

L. TR.

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

Ouvrages principaux :

TOCQUEVILLE (de) Alexis, De la démocratie en Amérique, Paris, Garnier-Flammarion, 1981, tome I et II.

TOCQUEVILLE (de) Alexis, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1951, 18 volumes.

TOCQUEVILLE (de) Alexis, De la démocratie en Amérique, éd. Eduardo Nolla, Paris, Vrin, 1990.

 

Ouvrages sur Tocqueville :

ANTOINE Agnès, L'Impensé de la démocratie, Paris, Fayard, 2003.

LAMBERTI Jean-Claude, Tocqueville et les Deux Démocraties, Paris, PUF, 1983.

MANENT Pierre, Tocqueville et la Nature de la démocratie, Paris, Fayard, coll. " L'esprit de la cité ", 1993.

 

Ouvrages généraux :

ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, trad. fr. par Tricot, Paris, Vrin, 1994.

ARON Raymond, Les Grandes Étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1967.

BERLIN Isaiah, " Deux conceptions de la liberté ", dans Éloge de la liberté, Paris, Calmann-Lévy, 1988.

FERRY Luc, Qu'est-ce qu'une vie réussie ?, Paris, Grasset, 2001.

LEGROS Robert, L'Idée d'humanité. Introduction à la phénoménologie, Paris, Grasset, coll. " Le collège de philosophie ", 1990.

LIPOVETSKY Gilles, Le Crépuscule du devoir. L'éthique indolore des sociétés démocratiques, Paris, Gallimard, coll. " Folio/Essais ", 1992.

MACINTYRE Alasdair, Après la vertu, Paris, PUF, 1997.

MANENT Pierre, Histoire intellectuelle du libéralisme, Paris, Calmann-Lévy, 1994.

PETTIT Philip, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, trad.fr. par P. Savidan et J.F. Spitz, Paris, Gallimard, coll. " nrf ", 2004.

RAWLS John, Leçons sur l'histoire de la philosophie morale, Paris, La découverte, 2001.

RENAUT Alain, L'Ère de l'individu, Paris, Gallimard, 1989.

RENAUT Alain, L'Individu, Paris, Hatier, coll. " Optique ", 1989.

TAYLOR Charles, Le Malaise de la modernité, Paris, Cerf, 1995.

ZARKA Yves-Charles, L'Autre Voie de la subjectivité, Paris, Beauchêne, 2000.

 

Articles :

GAUCHET Marcel, " Tocqueville, l'Amérique et nous. Sur la genèse des sociétés démocratiques ", dans Libre, n° 7, Payot, 1980.