Article rédigé par Thierry Giaccardi, le 02 novembre 2007
Par définition, la transgression est sans limites. Ce n'est pas le dernier livre de Robbe-Grillet, "Roman sentimental", qui vient de paraître chez Fayard (les pages coupées, sous cellophane), qui nous contredira.
Ce conte de fées pour adultes écrit "l'Express" du 15 octobre, est insoutenable : l'œuvre enchaîne, de manière crue et décomplexée, les scènes de pédophilie sado-masochiste . L'histoire : un père enseigne à sa fille de quinze ans les plaisirs du sexe à coups de fouet, et lui offre une prostituée de treize ans pour en faire sa chose.
Le plus navrant, c'est qu'il se trouve un grand éditeur comme Fayard pour se risquer à publier une telle littérature. Parce que l'auteur est académicien ? Que l'inventeur du Nouveau Roman est une légende littéraire ? Mais tout le monde est complice. Le titre de l'article de l'Express, Alain Robbe-Grillet : Rosse Bonbon , dans sa légèreté irresponsable, dit assez la complaisance de la critique. Le monstre n'est pas seul.
On retiendra qu'il s'agit donc d'un révélateur de plus. Le Moderne considère que la sexualité relève strictement du domaine privé. C'est l'usage des plaisirs et des aphrodisia dont parle Foucault dans son Histoire de la sexualité, qui sert ici de champ littéraire. Le sexe sans fin ni loi, livré à lui-même pour lui-même.
Toutefois, il demeure un consensus général sur l'âge et le consentement. Un adulte qui abuse de la naïveté d'un mineur dans le but d'avoir des relations sexuelles franchit une limite, de même qu'un adulte qui n'obtient pas le consentement de sa partenaire. Que dire d'un adulte qui violente, soumet de la pire des façons un enfant afin d'en tirer un plaisir sexuel et d'en faire sa chose ? Il s'agit d'un des crimes les plus odieux qui soit et qui révulse les hommes de tous les pays.
La responsabilité de l'art
Le monde de la fiction dépénaliserait-il donc à ce point qu'un auteur se sentirait dans son droit, le droit de la liberté artistique en général et de la liberté de la fiction littéraire en particulier, de raconter avec gourmandise des scènes de pédophilie sado-masochiste, et de donner le sentiment d'un éloge froid de la torture [1] ? C'est que, nous dit-on, l'auteur n'est pas le narrateur : les jeux de la fiction sont des jeux de l'esprit sans véritable portée et non des jeux de miroir avec la réalité, l'une renvoyant nécessairement à l'autre.
Nous voici à nouveau devant la question de la responsabilité de l'art. L'homme moderne peut-il contempler sans risques les images de violence la plus sauvage, (une certaine tendance du cinéma représentée par des réalisateurs comme Tarentino aux États-Unis ou Breillat en France), lire des textes les plus abjects, dès lors qu'il se retrouve dans l'univers artistique ou dans celui des jeux vidéos ? L'imaginaire serait ainsi coupé des autres facultés humaines, dédouané de toutes les intentions perverses, maléfiques, et, en fin de compte, tenu pour irresponsable d'un point de vue moral et légal. L'artiste pourrait donc tout dire, à condition qu'il stipule plus ou moins habilement qu'il s'agit d'une œuvre d'art, la pornographie étant un genre comme un autre [2].
Curieusement, dans un siècle où la frontière entre le monde de l'art et le monde de la vie quotidienne a été repoussée, niée (art contemporain : en particulier art brut, art conceptuel), mais aussi où la psychanalyse a redéfini le rapport de l'homme avec le monde et son monde intérieur, (registres du réel, du symbolique et de l'imaginaire), un tel point de vue semble difficilement tenable.
En effet, il semble aller de soi que l'artiste est responsable du message qu'il écrit, ce qui n'est pas du reste un point de vue exclusivement chrétien, Sartre n'a pas dit autre chose. Même si la finalité d'un film ou d'un texte littéraire n'est pas la même que celle d'un projet de loi ou d'une notice d'emploi, le message artistique, surtout littéraire, signifie. De la même manière que l'esthétique — comme gnoséologie inférieure, c'est-à-dire comme science de la connaissance sensible — juge avant tout la forme de l'œuvre d'art, l'éthique — comme science des critères de la justesse d'une action ou d'une pensée — doit en juger le fond. L'opposition entre les deux qui s'est opérée après-guerre est absurde, l'homme évoluant dans un seul univers de signes.
C'est, du reste, toute la différence entre une approche technicienne et métaphysique de la vie. La première ne renvoie à aucune essence, aucun arrière-plan, le rapport de l'homme avec le monde est le fruit du hasard historique, ce qui est juste aujourd'hui peut se révéler absurde ou criminel demain : c'est en gros du nieztschéisme vulgaire. La deuxième renvoie au monde des essences, fait de l'homme une créature responsable dont les actes et les pensées l'engagent pour l'éternité : c'est la tradition gréco-judéo-chrétienne.
La vie ne peut être sacrée que selon le deuxième point de vue. Car le monde perd de sa consistance s'il ne renvoie qu'à lui-même. Tout s'affaisse, et par conséquent, tout est permis à condition que la société l'autorise. In memoriam, Dostoïevski : Si Dieu n'existe pas, tout est permis .
[1] Il s'agit en effet du sentiment justifié d'un éloge froid, comme Vailland parlait du "regard froid", dans la mesure où l'éloge est implicite plutôt qu'explicite, dans les scènes plutôt que dans la finalité de l'oeuvre, - c'est la différence entre roman et essai -, c'est-à-dire qu'il n'est pas assumé, en fin de compte, en tant que tel. Mais se laisse deviner sous les masques de la fiction une fascination abjecte.
[2] L'industrie ( l'art ) pornographique, rappelons-le, ne vise pas tant à montrer le sexe qu'à souiller le corps.
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