Nouveau clivage : la question turque divise la classe politique française
Article rédigé par La Fondation de service politique, le 06 décembre 2002

Le Conseil européen du 12 décembre va devoir se prononcer sur les suites à donner à la demande d'adhésion de la Turquie en fixant éventuellement un calendrier de négociations. Au seuil de l'échéance, la question turque avive les différences et creuse les embarras.

En fait le problème a été mal posé, comme l'a souligné Hubert Védrine. Les gouvernements européens se sont piégés eux-mêmes au sommet d'Helsinki (décembre 1999) en acceptant que la Turquie dispose du statut de pays candidat.

Sans doute beaucoup ont tenu le raisonnement très "politicien" suivant :

1/ candidat ne veut pas dire adhérent, et il sera toujours temps de se poser la question de fond plus tard ;

2/ sous une pression américaine très forte, alors que Washington cherche à conforter un allié dont elle a besoin contre l'Irak et qui constitue un coin entre les arabes et Israël, l'Europe peut céder en croyant gagner du temps ;

3/ en obligeant le candidat à se soumettre à toute une série de conditions politiques qu'on peut estimer hors de portée de la Turquie, on enterre la question.

Mais on est toujours rattrapé par ses erreurs de jugement, car en acceptant la candidature, ce qui n'a pas été le cas pour le Maroc, les pays Européens ont en réalité anticipé la réponse à la question de principe et se trouvent donc pris dans une contradiction difficile à surmonter. Que la question ressurgisse au moment où le débat sur l'avenir de l'Europe se noue n'est pas anodin non plus : cette coïncidence permet même de le cristalliser davantage et d'en illustrer la portée.

En attendant, la question divise la France, avec des rapprochements parfois surprenants.

CEUX QUI SONT POUR

Jacques Chirac, président de la République : "La France et l'Allemagne présenteront une position commune [qui] débouchera à Copenhague sur un signal fort en direction de la Turquie." "Nous aurons une position commune [sur] l'élargissement immédiat et à terme, à la Roumanie et la Bulgarie d'une part, à la Turquie d'autre part".

Dominique de Villepin, ministre des Affaires étrangères : l'engagement de l'Europe pris à Copenhague " ne peut être remis en cause ".

Alain Juppé, président de l'UMP : "Personne ne sait où passent exactement les frontières de l'Europe. Il existe trois critères : géographique, idéologique et politique. Pour les pays qui ne rempliraient pas ces trois critères, il faudra définir une sorte de partenariat renforcé ou d'association privilégiée entre ces pays et l'UE."

François Hollande, premier secrétaire du PS : "La Turquie est un pays candidat, mais nous ne sommes pas dans l'urgence. Il serait injuste de nous déterminer par rapport à tel ou tel pays en fonction de sa religion. Il faut au préalable que l'Europe définisse ses frontières. La Turquie doit remplir un certain nombre de conditions, mais, pour l'instant, elle est loin de les réunir."

Pierre Moscovici, secrétaire national chargé de l'Europe au PS et ancien représentant de la France à la Convention de l'Europe : "Je n'admets pas la thèse selon laquelle la Turquie ne serait pas européenne parce qu'elle n'est pas chrétienne. L'Europe n'est pas un club chrétien."

Francis Wurtz, (PCF) : "C'est la position traditionnelle des forces conservatrices, qui considèrent l'UE comme un club chrétien où la Turquie n'aurait pas sa place. Nous ne partageons absolument pas cette conception. La Turquie aura sa place dans l'Union européenne si elle le désire dès lors qu'elle satisfait aux critères démocratiques valables pour tous les pays candidats."

Noël Mamère, (Vert) : "Il faut intégrer ce pays. Par ailleurs, on voit bien que c'est la perspective de l'entrée dans l'Union qui a fait faire à la Turquie de formidables progrès en matière de droits de l'homme : suppression de la peine capitale, reconnaissance des langues et des cultures minoritaires. L'intégration dans l'Union peut être un vrai levier pour la reconnaissance du peuple kurde."

Daniel Cohn-Bendit (Vert) : "On ne peut nier que l'adhésion de la Turquie remette en cause une certaine idée de l'Europe. Mais cela représente une possibilité d'aider l'islam à accélérer sa nécessaire sécularisation."

 

Mgr Jean-Pierre Ricard, président de la conférence des évêques de France : il est "difficile de fermer les portes de l'Europe à la Turquie".

Christine Boutin (UMP) : "Plutôt pour. J'entends les efforts de la Turquie sur les droits de l'homme", mais il faut aussi "être sensible aux arguments de ceux qui disent qu'il faut d'abord réussir l'élargissement en cours avant d'aller plus loin. Alors laissons faire le temps et que cela permette à la Turquie de rejoindre les fondamentaux."

Manuel Valls (PS) : "Il faut dire oui à l'entrée [de la Turquie dans l'Union européenne] sous une forme ou une autre, c'est quelque chose qui paraît logique."

Nadine Merano (UMP) : "À partir du moment où l'Union a pris des engagements, cela paraît difficile de revenir en arrière et si ce pays souscrit à un certain nombre de critères pourquoi fermer la porte."

Maxime Gremetz (PC). "Il faut qu'un certain nombre de conditions soient remplies - respect des droits de l'homme, existence d'un système démocratique et non tenu par les militaires, indépendance par rapport aux Etats-Unis -" "pas d'opposition de principe, car, alors qu'on va élargir [l'UE] à d'autres pays, je ne vois pas pourquoi on ne le ferait pas pour la Turquie".

Jacques Barrot, président du groupe UMP : "Si les conditions ne sont pas remplies, sans forcément aller au niet définitif, on peut peut-être proposer une formule différente."

CEUX QUI SONT CONTRE

Valéry Giscard d'Estaing, président de la Convention pour l'avenir de l'Europe : "La Turquie n'est pas un pays européen, sa capitale n'est pas en Europe." "95 % de sa population est hors d'Europe ;[son adhésion sonnerait] la fin de l'Union européenne."

François Bayrou, président de l'UDF : "Je me suis toujours prononcé contre l'entrée de la Turquie dans l'UE. Cette décision est une erreur historique grave dont Lionel Jospin et Jacques Chirac portent la responsabilité. La Turquie est un pays musulman qui n'appartient pas à l'Europe. Peut-on imaginer que le plus grand pays de l'UE soit le moins européen ?"

Philippe de Villiers, président du MPF : "Le tandem franco-allemand préfère s'obstiner dans la voie du contresens historique et géographique. On doit demander par référendum aux Français s'ils veulent une Europe où la Turquie serait la principale puissance et aurait plus de députés européens et plus de voix au Conseil que la France."

Alain Madelin, ancien président de DL (UMP) : "Sur la forme, l'adhésion de la Turquie pose un grave problème à l'Europe, dont les peuples n'ont pas été consultés. C'est surréaliste et inacceptable. Sur le fond, la Turquie n'appartient à l'Europe ni par l'histoire ni par la géographie. L'Europe doit proposer une alternative à ce pays, qui peut être un lieu où laïcité et islam modéré cohabitent en proposant un accord d'association commerciale, politique et militaire."

André Santini (UMP) : "Je suis contre totalement."

Anne-Marie Comparini (UDF) : "La Turquie ce n'est plus la terre européenne."

M. Leroy (UDF) : "L'entrée de la Turquie dans l'union européenne, cela voudrait dire que les frontières de l'Europe seraient l'Irak et l'Iran. Si l'on veut rendre l'Europe illisible, alors oui, faisons cela."

M. Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères : "C'est un grand pays, stratégique, qui n'est pas en Europe, mais en Asie mineure. S'abriter derrière les critères de Copenhague pour exiger toujours plus de démocratie des Turcs [est] un jeu de masques hypocrite. On va de promesse en promesse à leur égard avec une gêne de plus en plus grande" L'Union européenne doit "fixer ses frontières et bâtir avec des pays frontaliers, comme la Russie et la Turquie, un partenariat stratégique, qui serait plus que l'association, mais moins que l'adhésion".

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