Les traductions liturgiques et la virginité de Marie
Article rédigé par Entretien avec Jean-François Froger*, le 23 décembre 2010

Le temps de l'Avent offre l'occasion de méditer sur la maternité virginale de Marie, non sans quelques troubles à propos des traductions liturgiques offertes aux fidèles francophones. La mère de Jésus est-elle vraiment vierge dans toute l'Écriture sainte ?

Dimanche dernier, quatrième dimanche de l'Avent, l'Église reçoit le grand texte d'Isaïe (7, 10-16) prophétisant la venue du Messie et son enfantement d'une mère vierge. De l'hébreu traduit littéralement, on lit : C'est pourquoi le Seigneur lui[-même] vous donnera un signe : Voici [que] l'alma sera enceinte et enfantera un fils [et,] appelant son nom immanou el . Dans la traduction liturgique française, le fidèle pouvait entendre : Le Seigneur lui-même vous donnera un signe : voici que la jeune femme est enceinte.

À quoi tient ce signe si c'est une jeune femme qui est enceinte ? Dans l'Évangile de ce même jour, citant le prophète, le verset semble n'être pas repris tel quel et on ne trouve plus de jeune femme mais une vierge : Voici que la Vierge concevra et elle mettra au monde un fils , traduction qui montre le miracle, la chose impossible, improbable, qui arrive. L'exégète Jean-François Froger répond à nos questions.
Comment une traduction, par définition imparfaite, peut-elle ne pas diminuer le mystère, ni toucher au dogme en un point essentiel du credo ?
Jean-François Froger — C'est vrai qu'il est difficile d'avoir de bonnes traductions. Ce serait au demeurant une chose à demander à la Conférence épiscopale française. Comme l'indique la constitution dogmatique Dei Verbum du Concile Vatican II, les fidèles ont droit à une traduction fidèle des Écritures saintes, ce qui est loin d'être le cas, comme nous le montre, entre autres, celle de ce verset d'Isaïe.
Cette malheureuse traduction de ‘alma en jeune femme défie la logique et la plus antique tradition, en même temps que la signification de l'hébreu. Il n'y a évidemment aucun signe à ce qu'une jeune femme soit enceinte dans le futur indéterminé de la prophétie. Voilà pour la logique. Devant le refus du roi Achaz, Isaïe prophétise la venue d'un enfant qui sera Dieu avec nous , qu'il ne faut pas confondre avec le fils qu'il aura ensuite avec sa femme et qui se nomme Prompt butin proche pillage ! Le signe est à venir puisqu'il a été refusé dans le présent.
Ensuite, la Septante traduit au moins deux siècles avant le christianisme le terme ‘alma par celui de parthenos qui signifie vierge . Il n'y a aucune raison que les traducteurs alexandrins se soient fourvoyés. Voilà pour l'antiquité du témoignage.
Enfin la signification de ‘alma est jeune vierge , alors que betoula est vierge (à tout âge) et naara est jeune fille , vierge ou pas. On objecte que ‘alma et naara seraient synonymes mais c'est inexact et ce qui le prouve, comme le remarque Paul Drach :
C'est que nous voyons souvent dans le texte hébreu naara-betoula, c'est-à-dire une Naara qui est vierge et nous n'y voyons jamais ‘alma-betoula, c'est-à-dire une Alma qui est vierge. Parce que ce serait la même chose que si l'on disait : "Une jeune vierge qui est vierge" [1].
Voilà pour le sens de l'hébreu. Je ne connais pas de discussion plus minutieuse du problème linguistique que celle de ce travail de Drach qui fut rabbin et ensuite converti au catholicisme.
Pourquoi le terme ‘alma est-il traduit jeune femme ici seulement et pas partout ? Ou bien est-ce le cas aussi ailleurs ? N'est-ce pas une manière de relativiser la prophétie [2] de la virginité de Marie ?
Il faut entrer dans la finesse de la langue et dans l'histoire de la traduction ! Le terme ‘alma se rencontre sept fois dans les Écritures : en Gn 24,43 où il est question aussi d'un signe et où l'on voit Rebecca nommée ‘alma, traduit dans la LXX par parthenos et dans la Vulgate par virgo comme dans le cas d'Isaïe ; mais les traductions françaises disent jeune fille !
Dans l'Ex 2,8, Ct 1,3, Ct 6,8 et Ps 68,26, le grec donne neanis et la Vulgate puella, adulescentula, iuvencula qui signifient au moins pour les deux derniers une très jeune fille, une petite fille ! Cela est uniformément traduit par jeune fille en français. Maintenant si l'on retourne à l'hébreu, les sept emplois supposent effectivement la virginité de ces filles ; d'autant que ‘alma veut signifier en premier lieu cachée , comme on tenait souvent les jeunes vierges cachées du regard d'autrui à l'intérieur de la demeure.
Pour la citation de saint Mathieu, vous la lisez en grec parthenos, vierge, et en araméen syriaque (langue dans laquelle l'évangile de Matthieu fut pensé, parlé et écrit) on a le mot btoulta qui reflète l'hébreu betoula et signifie sans l'ombre d'un doute vierge .
Traductor, traditor... On connaît bien l'adage, toute traduction corrompt le texte original, mais comment expliquer de tels dérapages de traduction ?
Toute traduction n'est pas de soi corruptrice ! Il est vrai qu'une traduction fait perdre le contexte sémantique d'un mot et installe un autre contexte dans la langue d'arrivée, mais ici les termes sont sans ambiguïté, car les contextes de ‘alma supposent tous la virginité, précisément dans la sphère de la civilisation hébraïque ancienne.
Mais il reste en effet à comprendre pourquoi on fait actuellement une telle traduction qui frise l'imposture ! Cela remonte évidemment aux objections judaïques antichrétiennes qui refusaient l'application du texte d'Isaïe à Jésus et à sa mère Marie (on en a la trace dans l'œuvre de saint Jérôme qui y répond) reprises par le protestantisme rationaliste allemand du XIXe siècle, relayées par les modernistes français et répétées inlassablement par tous les athées contemporains qui ne peuvent croire à un tel miracle, lequel constitue un signe éclatant de l'origine divine du Messie Jésus.
Il se trouve qu'on a un témoignage ironique de l'Histoire à propos du sens indubitable de ‘alma en tant que très jeune fille vierge ! L' 'alma d'Exode 2,8 est la jeune sœur de Moïse nommée Marie dont la tradition rabbinique souligne la virginité, ce qui n'a de sens que parce qu'étant appelée ‘alma, cela signifie effectivement la virginité. Et c'est, entre autres raisons, à la suite de cette similitude de nom et de virginité qu'on trouve la confusion extraordinaire de cette Marie sœur d'Aaron et de Moïse avec Marie l'épouse de Joseph... dans le Coran ! On peut lire à la sourate 66,12 : Et Maryam, fille de ‘Imran, qui se garda vierge, en laquelle Nous insufflâmes (un peu) de notre Esprit... , cela à propos de Maryam, mère de Jésus (cf. Le Messie et son prophète, E-M Gallez, Editions de Paris, 2005, T.I, p.18).
Dans l'exhortation post-synodale de Benoît XVI, Verbum Domini (30 septembre 2010), le pape avertit que l'inculturation ne doit pas être confondue avec des processus superficiels d'adaptation et moins encore avec un syncrétisme confus qui dilue l'originalité de l'Évangile pour le rendre plus facilement acceptable . N'en déplaise à Michel Serres, qui pense dans sa sympathique chronique de ce même dimanche sur France Info que Le miracle de Noël [3] est bien la fête de la virginité, mais qui adapte plus que librement, poétiquement même, le mot vierge à un sens large et symbolique. On sent le moderne et le scientifique quasiment scientiste, quoique respectueux, gêné aux entournures devant le mystère.
Oui, dans la fête de Noël qui vient, ne nous trompons pas, nous adorerons l'incarnation du Verbe divin en l'homme-Dieu, Jésus né de cette vierge intacte que fut et que demeure Marie, réalisant parfaitement la prophétie d'Isaïe. Oui, cet enfant né d'une Vierge est le Dieu avec nous , l'immanou el.
Propos recueillis par Hélène Bodenez.
*Jean-François Froger a écrit notamment Le Maître du Shabbat (Éd. Grégoriennes, 2009).
[1] De l'harmonie entre l'Église et la synagogue T.II, p135 ; réédition Gent, 1978.
[2] La virginité de Marie n'est pas une hypothèse, c'est une prophétie dans l'Ancien Testament et une affirmation dans le Nouveau Testament ; un dogme de foi dans l'Église.
[3] France Info, Michel Polacco, dimanche 19 décembre 2010, Le sens de l'info ,
Illustration : Vierge de l'Annonciation, par Fra Angelico, tempera sur bois, v. 1453, Détroit (détails).
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