L'Arche de Zoé et les fantasmes de l'action humanitaire
Article rédigé par Roland Hureaux, le 21 novembre 2007

Il est exagéré de dire que l'affaire de l' Arche de Zoé remet en cause toute la politique d'ingérence humanitaire chère à Bernard Kouchner. Il s'est bien passé des choses horribles au Darfour, plus encore qu'en Côte d'Ivoire, et envoyer un contingent militaire ne se situe pas sur le même registre qu'adopter quelques enfants.

 

Cette affaire un peu lamentable illustre en revanche la dramatique confusion des valeurs dans laquelle baignent trop de nos contemporains.

À supposer qu'il n'y ait pas eu de but lucratif chez les organisateurs de cette peu glorieuse équipée, ce qu'on veut bien leur concéder au bénéfice du doute, l'affaire pose à la fois la question de l'adoption et celle de notre rapport au tiers-monde, deux questions qui ne devraient rien à voir entre elles et dont la conjonction en l'espèce est en elle-même suspecte.

Le désir d'avoir des enfants de la part de couples (hétérosexuels bien entendu) qui n'arrivent pas à en concevoir par les moyens naturels est évidemment respectable et, dans la mesure où existent à l'inverse des enfants sans parents, il n'y a rien de choquant à ce que l'on recoure alors à la vieille procédure romaine de l'adoption[1].

L'adoption est beaucoup plus ambiguë chez ceux qui renoncent volontairement à avoir des enfants — ou qui n'ont pas cherché à en avoir tant qu'ils en avaient l'âge. Les motivations de ce comportement rare, mais contre-nature, ne sauraient être que fallacieux : ne pas aggraver la surpopulation, ne pas accroître encore la souffrance du monde, dit-on généralement. Elles reposent sur une vision entièrement négative de la société humaine : l'enfant adopté est alors, en même temps qu'un réfugié, une sorte de refuge : au moins un qui sera heureux . Cette idée d'un monde voué au malheur est sous-jacente dans la référence à l'Arche de Noé qui assimile implicitement l'ensemble de l'Afrique au déluge universel [2]. Il est dans la nature de l'homme de chercher à se perpétuer par la procréation : le refuser volontairement procède non seulement de la haine du monde mais aussi de la haine de soi. Or il faut aimer les enfants comme nous-mêmes : comment aimer sainement un enfant adopté à partir de pareilles prémisses ?

L'adoption n'a rien à voir avec l'aide humanitaire

Surtout le désir d'adoption, même si nous sommes dans le cas où il est légitime, ne devrait avoir rien à faire avec l'aide humanitaire.

Celle-ci ne saurait être que désintéressée : elle doit donc être rigoureusement séparée d'un désir d'enfant nécessairement autocentré (même quand ce désir est parfaitement sain). Désintéressement ne veut pas dire désintérêt, bien au contraire. Le premier acte de charité, avant de faire quoi que ce soit pour autrui, est d'essayer de comprendre sa situation. De passer d'une préoccupation subjective à une attention objective à autrui. S'ils n'avaient pas été enfermés dans leur narcissisme pseudo-humanitaire, les promoteurs de l'adoption d'enfants du Darfour auraient d'abord cherché à comprendre l'Afrique, ce que tout laisse à penser qu'ils n'ont pas fait.

L'enfant, pour un Africain, n'est pas une charge mais un don du ciel. Si ses parents naturels ne peuvent pas s'en occuper, s'ils ont par exemple été massacrés à l'occasion d'une guerre, les liens claniques et tribaux permettent presque toujours de trouver une solution de remplacement au sein de la parenté élargie. En tout état de cause, l'enfant appartient à cette communauté, le prendre, même avec les meilleures intentions, sans le consentement de tout le groupe, est assimilable à un rapt. Des rapts, certes, il en existe, au Soudan en particulier où le commerce des esclaves perdure, ou dans les pays où prospèrent les milices d'enfants soldats. Mais ces pratiques odieuses sont tenues pour des crimes contre l'humanité, pas pour des actions humanitaires.

Cela, tous ceux qui ont fréquenté l'Afrique le savent peu ou prou.

D'abord connaître l'Afrique

Il est à déplorer que l'humanitaire occidental (collecte de fonds y compris) vive trop souvent sur une collection de clichés qui témoigne d'une profonde méconnaissance du continent africain et de ses habitants. Il serait trop long de les recenser dans le présent article. Nous le laissons pour une autre fois. La première méconnaissance est d'ailleurs de confondre les problèmes spécifiques aux pays en guerre (qui ne seraient pas très différents pour nous si nous étions nous-mêmes en conflit) avec ceux du sous-développement en général, lesquels ne sont pas du tout du même ordre.

Une autre méconnaissance est d'imaginer que tous les Africains sont candidats à l'émigration, alors que cette propension est très variable d'un pays à l'autre, d'une région à l'autre et qu'elle dépend bien plus des tradition locales que du niveau de vie. Est-il nécessaire au demeurant de s'appesantir sur ce qu'a de désobligeant et de méprisant le fait de ne plus considérer l'aide au développement que sous l'angle de la prévention des migrations, une attitude qui tend à devenir la posture officielle ?

Nous n'hésiterions pas à dire en outre, au risque de choquer, que quand il n'y a ni guerre ni calamité agricole exceptionnelle, les Africains réels ont l'air bien moins triste que nos foules citadines.

Oui, l'acte I de la morale est de chercher à connaître son prochain et non pas de projeter sur lui nos fantasmes, désir d'enfant y compris. Le moins qu'on puisse dire est que nous sommes aujourd'hui loin du compte.

 

[1] On rappellera qu'un plus large développement de l'accouchement sous X , comme alternative à l'avortement, permettrait de trouver plus facilement des enfants à adopter.

[2] Cette vision catastrophique de ce bas-monde , répandue chez les tenants de la deep ecology a des antécédents dans la gnose et le manichéisme.

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