Cardinal André Vingt-Trois : "Pas de guérilla législative, mais aider le pays à progresser"
Article rédigé par Document, le 04 janvier 2008

Au lendemain de sa création comme cardinal par le pape Benoît XVI, l'archevêque de Paris confiait à l'Osservatore romano sa vision des problèmes sociaux de la société française, notamment la question de l'immigration, et de l'engagement politique des catholiques français.

"Nous n'avons pas été envoyés pour faire de la guérilla législative" dit le cardinal, mais "il y a des laïcs chrétiens engagés dans la vie politique qui s'efforcent réellement d'être des témoins des valeurs dans lesquelles ils croient". Pour le nouveau président de la conférence épiscopale, "ce peut être une modalité de l'action à engager pour rejoindre nos objectifs et changer les choses". Une réflexion sur l'articulation entre le rôle de l'Église et des laïcs à rapprocher du discours prononcé au Latran par le Président Sarkozy sur la "laïcité positive". Voici le texte intégral de l'entretien recueilli par Mario Ponzi, et traduit par nos soins.

LE CARDINAL ANDRE VINGT-TROIS, archevêque de Paris s'est donné une priorité pastorale : la communauté ecclésiale doit se transformer en communauté accueillante, pour témoigner comme force d'intégration harmonieuse de toutes ses composantes sur la route d'une société meilleure. Les évêques français suivent de près et parfois avec appréhension l'évolution des événements qui ces derniers jours ont inquiété tout le pays. Ils le font avec la discrétion qui semble caractériser leur style pastoral. Ils n'interviennent pas directement, mais sont à la recherche constante du dialogue avec tous les groupes sociaux, politiques, et surtout religieux.

Le cardinal André Vingt-Trois, président de la Conférence épiscopale, dans l'interview qu'il a donné à l'Osservatore romano au lendemain de sa nomination au collège cardinalice, manifeste sa préoccupation pastorale et relance les suggestions que les évêques français avaient proposées il y a exactement un an. On était à la veille de la campagne présidentielle et l'on se souvient des images (revues il y a quelques jours) des banlieues en flammes. Le Conseil permanent des évêques avait proposé quatre "chantiers de la fraternité" pour reconstruire une société digne pour tous les hommes en Français : jeunes et famille ; travail et engagement ; mondialisation et immigration ; éthique et morale.

Mario Ponzi. — Tenez-vous encore valides ces propositions à la lumière des faits qui reviennent aujourd'hui dans la vie des Parisiens ?

Cardinal A. Vingt-Trois. — Je le souhaite. Nous ne devons certainement pas, évêques français, fournir des solutions qui ne nous appartiennent pas, ni des recettes que nous ne possédons pas. Notre mission est de toute façon de réveiller la conscience de toutes les parties concernées. La première chose que nous devrions chercher à faire est d'inviter nos concitoyens à prendre conscience de l'existence d'un sentiment d'anxiété ou de peur, sans cesse alimenté, à l'égard de l'avenir. Il s'agit certainement d'un sentiment qui a des fondements objectifs, mais en même temps il agit comme une sorte de fantasme.

Je voudrais rappeler qu'à chaque période de l'histoire de l'humanité, il y a eu des peurs virtuelles. Nous devrions donc inviter nos concitoyens à prendre conscience du fait que peut-être notre mode de vie, la manière dont est organisée notre société, comportent un système qui par bien des aspects garantit une sorte de protection générale qui nous met à l'abri de beaucoup de risques ; mais il permet aussi de répandre un consumérisme immodéré qui augmente la disparité entre ceux qui possèdent des moyens en trop et ceux qui n'en ont pas assez. Un peu comme dans le monde, entre ceux qui disposent de la richesse et ceux qui vivent dans une profonde misère. Peut-être est-ce le moment de nous interroger, avec sincérité, pour nous demander si le futur de l'humanité est entre les mains de ceux qui ont quelque chose et doivent tout faire pour le conserver, ou bien s'il ne faut pas reconsidérer notre mode de vie et nous engager pour un système dans lequel on puisse vivre une justice plus équitable, centrée sur la redistribution des richesses.

Ceci cependant est un problème qui concerne la communauté internationale, qui se traduit dans le choix de la globalisation, ou de la mondialisation comme certains préfèrent définir ce mouvement.

Je ne crois pas que ce soit une question de terminologie, plus ou moins technique, mais plutôt une question de contenu, surtout du point de vue d'une certaine équité internationale. Il serait complètement illusoire de croire que l'Europe occidentale et industrialisée, riche, puisse maintenir son système en le fermant au reste du monde. Une des hypothèses de solution est de s'engager dans un processus de coopération et de développement avec les pays non industrialisés. Cela signifierait ne pas considérer l'équité comme attraction des plus pauvres vers les pays plus riches, mais comme un engagement des pays plus riches à développer les richesses dans d'autres pays. Mais ceci est un engagement à long terme et qui demande beaucoup de patience et de persévérance.

Maintenant, la situation dans laquelle on se trouve fait que beaucoup de personnes se sont arrangées pour franchir les frontières et sont effectivement présentes dans nos pays. Il est évident qu'un gouvernement responsable ne peut pas renoncer à toute sorte de moyens pour gérer ces situations, mais il doit mettre en acte les moyens de régler l'immigration en fonction de la situation économique et des capacités d'intégration.

N'est-ce pas le problème de l'intégration des jeunes immigrés qui ébranle le plus le tissu social parisien ? Que pourrait être la position juste pour résoudre le problème des immigrés ?

La France, et je pense que cela vaut pour l'Italie, même sous une autre forme, est un pays avec une longue histoire d'immigration. Nous avons vécu, surtout au cours du XXe siècle, des vagues d'immigration dues aux évènements politiques qui se sont déroulés en Russie, en Allemagne, en Italie, en Espagne, etc. Nous avons connu des phénomènes migratoires, disons, entre cousins, c'est-à-dire entre pays européens, où subsiste déjà une certaine affinité culturelle et des éléments de communion culturelle qui ont permis une intégration relativement facile.

Maintenant nous sommes face à une immigration de culture étrangère. Nous nous trouvons devant des personnes qui arrivent souvent sans moyens économiques, en situation d'extrême pauvreté. L'Église, même si elle est consciente que certainement, toute l'humanité ne peut se réunir sur une petite portion de territoire, soutient toutefois que lorsque un homme, une femme, des enfants, se retrouvent en route, sans travail, sans logement, sans nourriture, elle a le devoir de s'occuper d'eux. Elle est aussi convaincue que la solution n'est pas de les mettre en prison et de les mettre à la porte en les méprisant. Il faut chercher à trouver des solutions, d'autres voies. Même s'il n'est pas facile de voir que nous vivons dans un univers limité, et que nous devons accepter de partager quelque chose. Et c'est vraiment sur ce point, sur le partage des biens, sur le partage du travail, que se confrontent non des idéologies mais surtout des approches différentes.

À Paris, le phénomène migratoire affiche plusieurs visages, puisqu'une grande partie de la population jeune des périphéries est constituée de Français nés de parents immigrés. Mais ils sont français de plein droit.

C'est une tout autre question. Nous avons en France des émigrés de la troisième génération. Mais ceux-ci sont complètement scolarisés ; ils doivent plutôt affronter, en particulier les jeunes, le problème de l'intégration avec leurs contemporains de notre société traditionnelle. Comment peut-on former ces jeunes en vue de leur intégration ? En décernant des diplômes dans toutes les directions sans nous préoccuper de savoir à quoi ils pourront servir ? Cette difficulté, qui concerne tous les jeunes, implique cependant particulièrement et plus spécifiquement les fils des familles immigrées qui manifestent encore un certain retard culturel. Et ceci est un grand problème.

Comment l'Église peut-elle affronter ces grandes problématiques, dans le contexte extrêmement sécularisé qu'on trouve en France ?

Il n'est jamais garanti dans l'Évangile que nos paroles seront écoutées ou acceptées. Donc notre travail, notre mission — lorsque nous considérons qu'est en jeu la dignité de la personne humaine ou le futur de l'homme — est de dire ce que nous pensons et de mettre les personnes devant leurs responsabilités. Ensuite il leur revient de décider ce qu'elles veulent faire.

Le Seigneur ne nous a pas envoyés pour nous substituer au Parlement ou au personnel politique, nous n'avons pas été envoyés pour faire de la guérilla législative. Nous avons été envoyés pour annoncer l'Évangile. Il y a des laïcs chrétiens engagés dans la vie politique, dans le travail législatif qui s'efforcent réellement d'être des témoins des valeurs dans lesquelles ils croient. Je crois que ceci peut être une modalité de l'action à engager pour rejoindre nos objectifs et changer les choses. En ce moment, il y a beaucoup de chrétiens qui cherchent à faire quelque chose. Ils rencontrent des difficultés, c'est vrai, mais ils vont de l'avant.

Sans doute nous sommes dans une situation étrange, nous pouvons nous tourner vers nos concitoyens, faire des observations lorsque nous le pensons opportun, mais nous ne savons pas comme pourra être utilisé ce que nous disons.

Notre société, du reste, est une société multiculturelle et plurireligieuse, nous avons donc le devoir de témoigner de l'Évangile dans cette société et cela doit caractériser tout ce que nous faisons. Pour ceci, l'an passé, j'ai ouvert ce que nous avons défini comme les quatre "chantiers" principaux de notre tâche pastorale : la jeunesse et la famille, la solidarité dans le travail, le champ moral, l'éthique de la mondialisation. Les visites pastorales accomplies cette année ont permis de constater que dans de nombreuses paroisses, des initiatives ont été lancées dans la dynamique de ces quatre chantiers. Mais il est encore trop tôt pour tirer des conclusions. L'espoir est que la communauté ecclésiale puisse progresser, et aider le pays à progresser avec elle.

Que peut être la contribution de l'Église en France aux processus de solidarité internationale ?

J'ai indiqué comme priorité l'accueil aux frères des Églises orientales qui viennent chez nous. Ils en arrivent beaucoup et ont besoin de tout. Nous nous organisons aussi en offrant un service de soutien à ceux qui restent dans leurs pays. Une manière de les soutenir est par exemple d'aller les visiter avec une certaine fréquence pour leur faire sentir la chaleur de notre proximité.

© Osservatore romano, 3-4 décembre 2007. Traduction française Libertepolitique.com.

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