Défense du catholicisme
Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008

" SEIGNEUR, que Ton Esprit descende sur nous !/ Qu’Il renouvelle la face de la terre ! " Cet appel à la Lumière formulé par Jean Paul II, Denis Tillinac le reprend à son compte, tout au long de son petit ouvrage, Le Dieu de nos pères (Bayard).

De page en page (154, au total), il y conduit le lecteur à travers son propre passé comme à travers notre commune histoire, avec l’humilité évangélique de l’officier romain qui, à genou devant le Christ, se juge indigne de le recevoir dans sa maison, mais est persuadé qu’il suffirait qu’Il " [dît] une parole, et [son] serviteur [serait] guéri ".

Denis Tillinac est de ces cohortes de gens honnêtes, qui, conscients de leurs faiblesses, sont convaincus, fût-ce confusément, qu’il leur sera beaucoup pardonné. D’aucuns m’ont dit, avec déception sinon mépris, que c’était " bien léger ". Léger ? " Oui, m’a-t-on répondu, c’est souvent allusif – trop général, un peu touche-à-tout. " Faut-il attendre d’un opuscule de cette nature la rigueur d’un exposé scientifique ? Ce petit livre ne prétend à rien d’autre qu’à traduire la conviction d’un honnête homme dans un élan, à la fois, de gratitude à l’endroit de notre passé et d’inquiétude face à un avenir qui lui semble une mortelle fuite en avant. Rien d’étonnant à ce qu’un acte de foi (qui n’est pas d’un théologien) préfère l’affirmation suggestive qui parle à la culture de son lecteur, à la démonstration structurée, souvent, sinon nécessairement laborieuse. Coup de cœur ou de colère, implique rarement la nuance dont notre auteur, d’ailleurs, ne manque pas. " En politique, m’a-t-on dit encore, il est de ces belles âmes qui pensent à droite et font passer la gauche. " La remarque, on le verra, n’est pas dénuée de fondement.

 

Un geste chaleureux de piété filiale

 

Ce petit bouquin est avant tout un geste chaleureux de piété filiale à l’endroit de notre Sainte Mère l’Église ; envers son ingrate Fille aînée, notre France façonnée au fil des siècles, tant par les clercs et les rois que par la masse paysanne imprégnée du culte des saints, et à laquelle moines et laïcs ont œuvré à faire rendre la terre ; par nobles et bourgeois qui la couvrirent de châteaux, de villes et dont la piété contribua à ériger tant de sanctuaires. L’hommage est fondé sur l’histoire et le respect qu’il convient d’en avoir ; il est aussi confession d’espérance qui, rappelle Tillinac, " vertu théologale, ne va pas sans la perspective d’un salut ". Tillinac croit en ce salut et, contemplant notre monde, où " l’illusion d’un paradis sur Terre a fait naufrage ", affirme, en historien comme en fidèle du Christ : " On ne croit plus au progrès, on commence à le voir tel qu’il n’a cessé d’être depuis les Lumières : une contre-façon de l’espérance chrétienne. "

Comme nombre de nos contemporains réfléchis, Tillinac mesure les ravages qu’exercent sur les individus et sur les sociétés les théories délétères de ceux qui, auto-proclamés " philosophes " et autres " amis du genre humain ", conservent aujourd’hui un crédit exorbitant. Or, " asseoir une révolution, puis ses idéologies connexes, sur l’illusion d’une nature humaine foncièrement innocente et pétrissable comme de la pâte à modeler, c’était débile " ! Plus : " Réduire la religiosité à de “l’aliénation ”, plus tard à de la névrose, toujours à de l’obscurantisme, c’était puéril et ça absolvait d’avance tous les crimes. " Voyez " sainte guillotine ", les " massacres de Septembre ", le meurtre rituel du Roi, les pontons de Rochefort, la Vendée, pour ne citer que quelques " mesures " de salubrité révolutionnaire ! Le plus clair des leçons de Voltaire, Rousseau et consorts a conduit à la destruction de " l’ancien monde ", au bénéfice de sociétés monstrueuses ou impuissantes, tout uniment négatrices d’une communauté respectueuse des individus.

Vile cupidité du bourgeois voltairien ! " Du passé faisons table rase ", a-t-on chanté, ailleurs, pour finir le plus souvent dans l’abjection tyrannique. Où est le salut ? Tillinac nous invite à tourner nos regards vers l’infinie bonté du " Dieu de nos pères ", sachant que chacun, comme lui-même, doit le chercher en soi-même et sa propre expérience, comme en notre commun passé. Il ne le dissimule pas, ce n’est pas facile ! " Croire, c’est cheminer dans les ténèbres avec une chandelle qui vacille. Si elle s’éteint, la nuit est sans lune. C’est dans les paroisses des incroyants que le dogme ne doute de rien. " La sainte foi est plus fragile : Pierre a renié Jésus, Thomas douté de sa résurrection. Toutefois, " aucune religion n’a payé aussi cher en sang de martyrs la fidélité à sa foi et l’irrespect des puissants. […] Les saints, promus héros en Occident par la catholicité, sont presque tous des martyrs " – témoins d’une formidable espérance en le Christ et son Église.

L’Église n’est pas exempte de faiblesses : corps mystique du Christ, elle est aussi communauté humaine et n’est pas à l’abri d’erreurs. Parmi les exemples cités par l’auteur, en voici deux, récents, l’un imputable au Souverain Pontife, l’autre à des laïcs. 1/ Si " relus à la lumière de l’histoire du XXe siècle, les articles du Syllabus ne sont pas si absurdes " (nuance bien venue), quand leurs " couperets tombent ", combien de pratiquants fragiles " désertent les églises " ? 2/ Quand les " thuriféraires de l’ordre ancien [Tillinac cite Bonald, Maistre et Maurras ] voient le catholicisme par le bout d’une lorgnette qu’aveugle le passéisme, le règne de M. Homais est garanti ". S’ensuit que, " quand on compte sur le goupillon pour tenir en laisse la populace, on rend la calotte haïssable ". " Infâme ", écrivait Voltaire – dont un de ses contemporains était fondé à dire : " Son vernis éblouit au point qu’on oublie qu’il en impose à son époque et aux siècles futurs, par des faits imposteurs. "

 

Féconder notre imaginaire, réveiller notre culture

 

Au-delà du doute et des faiblesses, le prix dût-il en être élevé, il convient de revenir à l’authentique. Tout n’est pas tragédie. Le constate aisément qui parcourt la France aux richesses archéologiques innombrables. Notre pays est semé de témoignages de ferveur passée : cathédrales, églises, abbayes, prieurés, chapelles, bâtis pour la plupart entre le XIe et le XVIe siècles, mais bien souvent agrandis aussi au XVIIe et au XVIIIe siècle, attestent la vitalité de la foi chez beaucoup de nos pères. Municipalités, offices de tourisme, syndicats d’initiative en tirent fierté ! Ces reliques du temps passé, dont la beauté le dispute à la longévité, persistent à féconder notre imaginaire comme à réveiller notre culture : " La voûte byzantine, écrit Tillinac, l’arc roman, l’ogive gothique, le portique renaissant, la torsade baroque : voilà la signature architecturale du catholicisme, dont les harmonies continuent de nous inspirer. […] Quoi de plus tendrement voluptueux que la silhouette d’une chapelle juchée sur un vallon ? C’est le sourire de Dieu, son invitation à la trêve des armes et des larmes. "

Quand Bernanos écrivait : " Français, si vous saviez ce que le monde attend de vous ", il manifestait quelque attention à l’humanisme façon droit-de-l’homme, vaguement déiste, des XVIIIe et XIXe siècles ; il rappelait surtout à ses contemporains l’essence " consubstantielle " du christianisme et de notre héritage, et les devoirs qu’elle nous impose à l’endroit de la planète tout entière. Cette consubstantialité de l’Europe avec la chrétienté dont les paysages français apportent la preuve, est la conviction de Denis Tillinac. Il écrit ces pages " pour témoigner à l’Église catholique (s)a fidélité et (s)a gratitude. Pour rappeler ce que la civilisation occidentale doit à la catholicité ". À ses yeux " presque tout ". Il insiste :

 

L’Europe est un bloc spirituellement, juridiquement, esthétiquement, intellectuellement, moralement soudé par des principes issus de la chrétienté d’Occident. Elle est chrétienne de vieille et profonde souche ; ses positivistes, ses libertaires en témoignent autant que les croyants, et feue l’utopie communiste n’était qu’un avatar de l’espérance entretenue depuis vingt siècles par l’Église".

 

Pour montrer cette dette patrimoniale, Tillinac recourt parfois à l’autorité de savants qui ne partagent pas toujours notre foi. " C’est le christianisme qui délimite les frontières spirituelles de l’Europe, l’agnostique Le Goff l’a démontré. C’est l’Église romaine qui a fondé, charpenté, impulsé, orné la civilisation européenne sur les ruines de l’Empire romain ". Mais sa culture suffit. Ainsi quand il rapporte :

 

Un prieuré bénédictin issu de saint Géraud d’Aurillac jouxtait la tour fortifiée de mon église ; il y a lieu de supposer que les moines ont alphabétisé maints loupiots, secouru maints indigents, et initié les réformes agricoles capitales. Il existait aussi des moniales, jusqu’à la Révolution, et, au bas de la gorge, d’autres moines – cisterciens – formaient un autre maillon de la trame fabuleuse des porteurs de bure qui s’est étalée sur la surface de l’Occident, depuis saint Martin de Ligugé et saint Benoît au mont Cassin, jusqu’aux ordres et congrégations de la " reconquête ", au XIXe siècle.

 

Est-il un terroir français, sinon européen, demeuré à l’écart de ce mouvement civilisateur ? Voyez la toponymie, en Europe comme en France. Combien de communes, de lieux-dits au nom d’un saint ou d’une sainte, voire d’une église, d’une chapelle ? Pendant des siècles, nos pères ont été visités par la Grâce, mère de toute foi, de toute espérance, de toute charité. Elle ne les a pas tous émus, mais qu’elle leur inspirât le moindre geste de charité et (" Qui vous accueille m’accueille et qui m’accueille accueille Celui qui m’a envoyé " Mat, 10, 40) ils rendaient hommage au Créateur à travers une de ses créatures.

Tillinac confesse : " L’état de Grâce est tout le contraire d’une hallucination. […] Il s’offre gratis aux carrefours de la vie ordinaire. Un paysage, une œuvre d’art, un sourire, un profil, une caresse, un mot qui va droit au cœur. " Savant sans pédanterie, il rappelle : " Urs von Balthasar, dans son extraordinaire théologie de l’esthétique, tient la capacité d’émerveillement pour une faculté naturelle de l’homme et qui participe de la volonté divine. " Mystère ? " Vingt siècles de théologie l’ont cerné sans l’élucider ; on le perce néanmoins si l’on croit à “l’amour”. " " Aime et tu sauras tout ", répète à l’envi le théologien au grand cœur qu’est frère Bernard Bro. Denis Tillinac l’a compris, le dit avec une résolution contagieuse. Je pense à Maurice Clavel : " Elle frappe, autour de nous, la Grâce, partout, et nous ne le savons pas ! Il y a aujourd’hui un épouvantable gâchis de dons, d’où naîtront bien des désordres – à moins qu’on les libère… Aussi vrai que l’Esprit de Dieu est physique, et sans métaphore . "

 

Amour et intelligence

 

Tillinac et moi sommes de la même génération. Je n’ai pas connu toutes ses expériences : ni " libertines " amours de jeunesse ni errements " égotistes " de la trentaine. La disparition de De Gaulle n’a pas pour moi été un " deuil ". Mais, et c’est autrement important, 1968 nous a fait comprendre à tous deux que la contestation " visait à la négation du tragique de la condition humaine " ; qu’il s’agissait " ni plus ni moins que d’extirper de l’âme les valeurs chrétiennes " – si ce n’était l’âme du corps.

À l’origine de cette convergence, maints points communs dans le cheminement initiatique de nos éducations respectives et dans l’approche de notre civilisation, de notre religion, de nos obligations de chrétien. Comme lui, à huit-neuf ans, j’ai revêtu soutane rouge et blanc surplis, pour servir la messe ; comme lui, adolescent, " j’ai accommodé ma théologie à des sauces variables " – romantisme et rationalisme juvéniles. Je conçois comme lui (on dépasse les années de prime jeunesse) que " les battements d’un cœur peuvent égarer une âme ; [qu’] on croit entendre la voix de Dieu, [quand] ce n’est que l’écho d’un monologue apeuré ou euphorique ".

Et je conclus volontiers avec lui que Dieu " ne s’offusque pas de (nos) petits et grands écarts théologiques " dont " aucun chrétien n’est exempt ", car " aucun ne coule sa foi, son espérance et sa charité dans le même moule affectif ". Comme lui, encore, j’incline à professer que " si les préceptes de l’Église heurtent parfois ma sensibilité, j’ai décidé une fois pour toutes de les admettre ". Il en va de l’orthodoxie comme du civisme, l’une et l’autre sont souvent une contrainte. Comparaison valide, à ceci près, que la cité ne génère plus guère l’amour, quand la soumission à l’Église concourt à la rencontre de la Grâce.

L’amour ne condamne pas l’intelligence, ni l’intelligence, l’amour. L’un et l’autre sont propres à sublimer notre double nature charnelle et spirituelle. Pour Tillinac,

 

Dieu n’est accessible à la raison que par les bandes. Les attributs par quoi saint Thomas d’Aquin les définit en langage aristotélicien, confirment son caractère inconnaissable. […] Il se pense et se connaît, sans raisonner. Son être et son essence sont identiques, il est le bien suprême et ce bien, il le veut. La métaphysique thomiste n’est pas moins irréfutable qu’une autre. Pas plus. Ses articulations sont d’une subtilité admirable. Plus je m’y plonge (en amateur), plus je lui trouve de mérites.

 

Insisterais-je ? " Dieu est amour et tel, source d’intelligence ! " Peut-on dire mieux ? Amour et intelligence tendent l’un vers l’autre de façon asymptotique, pour autant que notre intelligence procède de notre nature matérielle et l’amour, de " l’image " qui est en chacun de nous du Créateur. Enfin, la foi se nourrit et se travaille. Reçue, elle est une donnée culturelle, d’essence sociale. Il convient de l’assumer pour en faire un critère personnel. " Le problème fondamental est celui d’un passage de la foi héritée, reçue et plus affective qu’intellectuelle, à une foi consciente, intellectuellement approfondie après un choix personnel ", rappelait le Saint-Père. Choix difficile ; aggravé par le doute, l’orgueil, il est pour chacun comme un chemin de Damas. Ce chemin, Denis Tillinac l’a connu. Il a reconnu qu’il est fruit d’une recherche objective, autant que d’une " intime conviction " – intuition cognitive, attachement affectif, secrète espérance.

 

Pierre et Paul s’en vinrent au foyer du monde

 

Dans sa quête du divin, le chrétien a de la chance : mystère insondable, la Révélation est aussi une succession d’événements historiques. Elle se confond longtemps avec le destin du peuple hébreu. C’est une évidence pour l’enfant (j’ai eu cette chance) à qui les catéchistes ont intelligemment conté l’Histoire sainte : Abraham, Isaac et Jacob, Moïse et Samson, David et Salomon lui sont devenus des héros familiers. Il sait que Dieu au long des deux millénaires qui précèdent l’ère chrétienne a promis à Abraham une descendance " nombreuse comme le sable de la mer " ; (au XVIIIe siècle, av. N.-S.), a parlé à Moïse (au XIIe siècle av. N.-S.) ; Il s’est exprimé par la bouche des prophètes tout au long du Ier millénaire avant Notre Seigneur ; enfin, au Ier siècle de notre ère, Il nous a envoyé Son Fils dont la mort ignominieuse lie à jamais le destin de l’humanité.

Rien de ces événements ne s’est produit sous nos latitudes européennes, mais la Parole divine les gagna très vite : Pierre et Paul s’en vinrent au foyer du monde d’alors, à Rome, pour y témoigner de la venue du Sauveur et y instaurer l’Église du Christ. Nier le poids (auctoritas) directoriel du christianisme sur l’Europe en général et sur la France en particulier, c’est nier l’éclat du soleil en plein midi !

Au IIe siècle déjà, sous l’empereur philosophe Marc-Aurèle, Pothin, premier évêque de Lyon est martyrisé, car la Lumière se répand en ces terres latinisées. On méconnaît la civilisation gallo-romaine, la plus vaste (eu égard à sa population nombreuse), la plus riche et la plus originale des filles de Rome : druidique, romaine et chrétienne, forte assez pour subsister à la chute de l’empire millénaire et convertir à la loi évangélique les Francs Saliens : " Courbe-toi, fier Sicambre ! ", puis tous les barbares qui se disputent son territoire. Pendant dix siècles, ensuite, la Parole s’est répandue à travers toute l’Europe et s’y est maintenue, feu de l’Esprit, avant que, plus puissante que toutes les hérésies antérieures, la froide et vaine raison eût commencé à lui disputer les âmes, déconsidérant le sacré et son merveilleux (oui, son merveilleux !) avec les effets désastreux que l’on mesure peu à peu : " Sans les mirages du sacré, la foi se languit ou glace les sangs ; et les âmes en panne de merveilleux sacralisent anarchiquement la nature, le corps, la technique, un champion de foot, un chanteur de rap, un prince, une actrice, une idéologie. " Nihil novi sub sole : Moïse tardant au mont Sinaï, les Hébreux pour échapper au désespoir fondent le veau d’or !

Mais le sacré n’est pas que mirage ! Je citerai largement deux pages dont la vitalité (à la Bruegel ?) s’entend de soi :

 

Longtemps, très longtemps l’Occident a été catholique. Foncièrement. Profondément. Chrétien et catholique : la conjonction de coordination n’est pas insignifiante. Partout l’église était l’épicentre d’un monde réduit aux acquêts de la paroisse ; on y priait, on y palabrait, on s’y réfugiait, on s’y instruisait, on y draguait à l’occasion. Partout, les flèches effilées ou les tours trapues d’une cathédrale traduisaient physiquement une prééminence, en même temps qu’elles figuraient un point de convergence. On la voyait de loin, on l’entendait carillonner les fêtes. Les rogations y aboutissaient, les pèlerins y faisaient halte. On se signait à l’eau bénite, on allumait un cierge et on confiait le salut de son âme à la sollicitude de son saint de prédilection. Il en existe pour tous les goûts, des austères et des farfelus, des bâtisseurs et des solitaires, des historiques et des légendaires. […] On pouvait contempler leurs reliques, caresser leurs statues. On lisait des histoires merveilleuses sur les vitraux, on s’enivrait de litanies. C’était un sanctuaire familier, une escale entre terre et ciel à portée du moindre manant.

Partout l’Église, avec une majuscule, déterminait l’architecture des sentiments, l’épanchement des émotions, l’esthétique et le rituel des événements, la modalité des coutumes. La métaphysique, l’économie, la pédagogie, la démocratie : tout se tramait sous ses auspices, assez souvent contre les puissants, trop souvent avec leur aval parce que ses dignitaires n’avaient pas toujours la grandeur d’âme d’un Polycarpe ou d’un Clément . Personne n’était assez idiot pour identifier la sainteté de l’Église à ses clercs, et d’ailleurs la foi invétérée des médiévaux n’allait pas sans des doses variables d’anticléricalisme.

 

Image flatteuse ? Peut-être. Dès les premiers temps de l’Église, pour communier avec la masse illettrée, l’apôtre, le prêtre use comme le Christ de paraboles – images verbales que viennent illustrer dans les sanctuaires images peintes et images sculptées. Toutes concourent à appeler l’attention du catéchumène comme du baptisé, sur ce que morale et mentalités " modernes " (quoi que prétendent les faussaires ou les sots) doivent à l’expansion de l’éthique chrétienne : l’amour du frère. Cette éthique qui lie en le Créateur chacun de nous à son frère, a submergé la brutalité des envahisseurs venus de l’Est, puis du Nord, la rudesse romaine et l’équivoque " humanité " grecque qui ignorait les femmes, méprisait les barbares, justifiait l’économie servile. Comme le soutenait Maurice Clavel, enfant perdu et " racheté ", il y a les hommes " d’avant " la prédication christique et le Vendredi Saint à la neuvième heure, et ceux " d’après ", que le temps, peu à peu, façonne selon la Parole. À ce destin tout humain est appelé, tout pécheur, quelle que soit la gravité de sa faute. La contrition du " bon larron " nous l’a enseigné !

Nous devrions tous savoir que l’abolition de l’esclavage et de son succédané, le servage, sous l’autorité d’une morale qui voit les hommes égaux en dignité, est fruit du christianisme. Fruit de cette morale, l’égalité des époux, dans un mariage librement consenti. Fruit de cette morale, la guerre " guerroyable " qui proscrit tout meurtre inutile et fait considérer l’adversaire comme un égal – surtout quand il professe la même foi. J’aime cette condamnation absolue prononcée par Tillinac, de l’homme sans Dieu et sans passé qui prétend révolutionner la Terre, afin de la " sauver " de ses seules forces :

 

Sans héritage et sans mémoire, l’homme est une brute. Ou l’esclave d’une brute. L’" homme nouveau " de Robespierre, de Lénine et de Hitler n’aura été qu’un monstre de la légende homérique, archaïque dans sa cruauté, rendu fou par son déracinement moral, mental et culturel. Tout le contraire de l’" homme nouveau ", chrétien tributaire d’une Alliance, d’une Promesse et d’une Bonne Nouvelle qui éclairent les chemins de la liberté.

 

On ne dit pas mieux que, sans la Grâce, point de liberté. Et aux yeux de l’histoire, point de respect – sauf de la part des aveugles volontaires et, peut-être, des ignorants qu’ils abusent.

 

Aucune cause politique n’est claire

 

Cette dernière observation conduit à évoquer la position du chrétien face à la politique selon Denis Tillinac. On peut émettre des réserves sur la face pratique de ce discours, mais au regard de l’Évangile, le parti-pris n’est pas discutable. Selon lui, si la droite, " c’est la défense de l’ordre social ", le catholique ne peut en être, sauf à renier les évangiles, " où les pauvres sont valorisés, les riches vilipendés ". Il ne peut être de gauche non plus, dès lors que " la gauche projette vers l’avenir un individualisme irréligieux, avec un crédit ouvert au “progrès” de la technique, un mépris de la mémoire et, en point de mire, un bonheur confondu avec l’hypertrophie des ego ". Ne peut être au centre avec " les tièdes ", ni aux extrêmes, car s’il " fourvoie sa foi dans la révolution (rouge ou blanche), il trahit fatalement un article de son credo en niant l’inachèvement de l’homme ". On ne s’étonne donc pas de lire que " la relation d’un catholique à la politique ne va jamais de soi ", qu’" elle est fatalement indécise, inquiète, soupçonneuse et surtout contingente ". Après l’évocation rapide de causes extra-européennes auxquelles il a cherché à apporter un concours, Tillinac admet : " Aucune cause politique n’est claire. Du moins, aucune ne l’est longtemps. " Même le gaullisme, quoi qu’il lui en coûte : " Celui de la Libération avait déjà perdu son innocence, la politique reprenait ses droits. "

Un mot m’arrête dans ce rapide tour d’horizon : la relation " contingente " du chrétien à la politique. Comment l’interpréter ? Faut-il y voir comme un dégoût résigné dans l’attente d’un monde meilleur, sinon du royaume qui " n’est pas de ce monde " ? Non. Même s’il est fort inquiet de notre " futur, sans avenir ", Tillinac se refuse à désespérer de l’homme et de son imagination. Il ne désespère pas que nous parvenions à éliminer les chimères idéologiques issues des " Lumières " et la toute puissance que la liberté proclamée a fini par donner à l’argent.

 

L’humanité du XXIe siècle doit impérativement surmonter le capitalisme, c’est sa mission historique. Sa survie en dépend. Mais elle n’a la moindre chance d’y parvenir qu’avec des vertus, des concepts et une vision radicalement différents des fantasmes socialisants du XIXe siècle. Elle peut les trouver dans le message et la mémoire du catholicisme, il suffirait de les mettre au goût du jour. Il faudra préalablement que l’homme en finisse avec le mépris de soi…

 

Assez de l’homme-électeur, de l’homme-contribuable, de l’homme-consommateur, de l’homme-téléspectateur, de l’homme-usager, de l’homme-assujetti à mille et un discours dont la diversité n’est qu’un éventaire de mépris ! Revenons à l’homme créé à l’image de Dieu. " Avis aux philosophes des temps à venir : plus haut vous mettrez la barre de notre destin, plus vite nous sortirons de cette désespérance nauséeuse qui ressemble aux prémices d’un suicide collectif. " Pour réduire la " contingence " et mobiliser les vertus des gens de bonne volonté, il faut chercher ailleurs que dans le pandémonium que nous ont légué les différentes " révolutions " – libertaires, autoritaires, communautaires et autres… – depuis plus de deux siècles, et renouer d’abord avec notre patrimoine chrétien. D’ici-là, la " contingence ", c’est l’appréciation politique au coup par coup.

 

Seul Dieu peut enchanter le monde

 

Le monde s’emballe, comme un mécanisme détraqué, un cheval effrayé : " Il faut que “ça bouge”, impératif catégorique d’une économie basée sur la dilapidation ", écrit Tillinac ; je vous renvoie aux messages publicitaires ou aux discours politiques – de même eau ! C’est une folie, comme tout excès de vitesse :

 

Dans toutes les civilisations, la permanence et le changement ont fait l’amour avec lenteur. La querelle des anciens et des modernes s’inscrivait sur une trame stable, les conflits de générations obéissaient à une dialectique qui couvait les œufs de l’innovation dans le nid de la tradition. Rien à voir avec l’hystérie du " changement ". […] L’homme a besoin de retrouver ses marques dans une temporalité moins harcelante.

 

Je pense à la Chine que j’aime tant, celle d’hier dont celle d’aujourd’hui serait bien inspirée de se souvenir : " Puisque vous êtes modeste et sans parti pris, je vais vous dire un secret, Monsieur : le chemin devant vous est engendré par le chemin déjà parcouru. Ainsi, quand vous aurez fait quelques pas, retournez-vous, examinez le chemin où vous venez de passer, et vous ne vous égarerez jamais . "

Mon allusion extrême-orientale n’est pas gratuite : Tillinac relève comme le cadre surmené, l’intellectuel dépressif se tournent vers les sagesses orientales – moderne " version thérapeutique de la vieille tentation de l’Orient " ! Symptôme évident d’un besoin de spiritualité, le phénomène est moins nocif que la prolifération des sectes, originaires souvent d’outre-Atlantique, qui récusent " toute autorité issue de la tradition " et invitent leurs adeptes à libérer et faire valoir toutes leurs " virtualités ". Charlatanisme ? Bien sûr : les époques incertaines et déboussolées voient fleurir les charlatans, ceux du bien-être physique comme ceux de la " libération " hubbardienne ! Ce n’est pas nouveau : avec Simon le Magicien " qui jetait le peuple de Samarie dans l’émerveillement " (Ac 8, 9), les premiers disciples du Christ ont, eux aussi, été confrontés aux faux messies.

Au milieu des braillements hallucinés, des murmures insidieux, des dénonciations ineptes, la Parole de Dieu chemine, que perçoivent les hommes de bonne volonté et qu’ils transmettent. Denis Tillinac : " Depuis que Dieu a lâché son Verbe, le processus final est engagé. Nul ne sait quand et comment le monde s’abolira. […] Si l’homme parvient à juguler ses pulsions de mort, Dieu patientera. Il y aura toujours un moine en adoration, une religieuse penchée sur un malade, un brave mec soucieux de son prochain, ça suffira à équilibrer les vilenies des puissants, l’indifférence des multitudes. " Que de respect, d’amour pour l’Autre dans ces quelques lignes, quelle confiance en la bonté de Dieu ! Oui, et comme il le dit :

 

Seul Dieu peut enchanter le monde, car seul il échappe aux lois que la raison identifie abusivement à la Vérité.

Seul le Fils de Dieu peut enchanter nos âmes et les tirer de leur mélasse pour les accueillir dans l’éternité de l’Esprit.

Seule son Église peut éviter au monde la glaciation des cœurs et la stérilisation des esprits dont la menace se précise. Puisse-t-elle continuer d’annoncer, jusqu’à la consommation des siècles, que la chute dans le néant n’est pas fatale.

L’espoir n’est que le plus noble de nos instincts, et on trouvera toujours de la camelote aux étals des marchands de bonheur. L’espérance du Salut, c’est autre chose. J’ai écrit ce petit livre pour dire qu’en dépit de quelques apparences, je suis resté ce que je fus, un enfant de chœur touché, soulevé, inondé par cette espérance.

 

Ce dernier aveu m’en rappelle un autre : " J'écris pour me justifier. Aux yeux de qui ? Aux yeux de l'enfant que je fus . " Je ne crois pas que le rapprochement chagrine Denis Tillinac. Bernanos se vantait de connaître pour toute théologie ce qu’il avait " appris sur les genoux d’une mère française ".

 

X. W.