In illo tempore, l'apocalypse selon Eugenio
Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008

EN 1983 PARUT le Cheval rouge, volumineux roman historique d'Eugenio Corti où la dynamique romanesque s'inspirait de l'histoire récente italienne mais à rebours de sa version " officielle ", en liant gémellairement nazisme et communisme.

Audace hardie avant la Perestroïka, alors que le monde culturel est investi par les idées marxistes. Le succès du livre fut au rendez-vous, sans battage médiatique, par la seule vertu d'une ferveur exceptionnelle des lecteurs. Il faut convenir que l'ouvrage est bâti pour durer et croître. Son éditeur en français, L'Âge d'homme, vient de procéder à sa troisième réédition.

Le sujet ? La simple chronique d'une génération d'italiens entre 1940 et 1975. Cependant, Corti écrit avec une vision chrétienne, ses personnages agissent en chrétiens, le disent et l'expliquent. Insupportable pour qui " l'opium du peuple " est incompatible avec les forces " de progrès " qui façonnent l'histoire. La " geste " chrétienne des personnages est de surcroît opposée constamment non pas aux théories " progressistes ", mais à leurs fruits directs. Cette mise en perspective des actes réels contre les idées, cette quête titubante mais constante des hommes vers le Royaume des cieux forme la trame du Cheval rouge.

Les personnages principaux du roman semblent s'engager dans des combats que l'esprit de l'époque, aujourd'hui comme hier, raille et vilipende, mais qui marquent l'engagement pour l'Homme contre le système. Engagement non pas pour une civilisation chrétienne idéale ou idéalisée, jardin d'Eden inaccessible, mais d'abord pour affirmer dans un même acte d'espérance, regard de foi et intelligence du monde. Constatant l'écroulement d'un monde " traditionnel " européen avec l'irruption de la " modernité ", Corti dénie à ses personnages d'être des statues de sel devant les événements de son époque et préfère les voir en " sel de la terre. " Ils n'affrontent pas les conflits du monde avec des moyens uniquement humains mais agissent et trouvent la solution " par le haut " en recevant dans leurs épreuves un appui discret des anges dont la présence émaille le roman.

Eugenio Corti voudrait être considéré comme un chroniqueur, maître imagier, enlumineur ou moine copiste, exhumant des souvenirs à l'usage de ceux qui pourront encore les comprendre dans les générations futures. Le Cheval rouge peut être lu comme un livre d'heures orné de nombreuses miniatures aux teintes de fer et de sang. L'action soutenue, qui ravira les amateurs du genre, plaide pour la vocation de l'auteur : combats de Russie, d'Afrique, épisodes de la Libération, scènes familiales, foule de personnages attachants pris dans leur vérité intime. L'ensemble est conté avec une neutralité de ton qui laisse au lecteur l'appropriation de l'action et de la réflexion. Corti ne juge pas les personnes, juste les idées, toutes les idées. Inadmissible pour notre époque où la " reductio ad hitlerum " apparaît comme une catharsis obligatoire pour conjurer nos reniements moraux successifs. Les faits parlent pour lui. Il se contente de décrire dans une fresque d'ensemble, à la manière des sculpteurs médiévaux dont les scènes bibliques ornent les tympans des églises.

 

Une réflexion sur le Mal

Le Cheval rouge est une authentique réflexion sur le Mal, ce Mal qui dépasse la raison humaine et dont nous déplorons la cuisante brûlure. Mal des sociétés avec les deux avatars paroxystiques que furent le nazisme et le communisme mais aussi présence des lèpres qui rongent les sociétés contemporaines : la lâcheté, l'indifférence et une conception de la liberté qui pousse à tous les renoncements au nom de la tolérance la plus extrême. Ce mal génère une inversion du monde où le mensonge devient confortablement une opinion parmi d'autres et la vérité insupportablement contraignante malgré son parfum âpre de liberté et de responsabilité. On en vient, soumis à la tyrannie des opinions, à proclamer l'unicité de la Shoah en fermant les yeux sur les millions de morts ou de non-nés, des avortements volontaires. Hypermnésie et amnésie, renoncement et lâcheté sont des formes d'aveuglement que Corti exprime à travers ses personnages : Ambrogio, Manno, Stefano, Michele. L'ouvrage est peuplé de dizaines d'autres portraits tous plus colorés les uns que les autres et surtout d'admirables figures féminines qui donnent vie et tension au roman.

Le Cheval rouge est divisé en trois parties aux titres inspirés de l'Apocalypse de Jean : le cheval rouge, le cheval livide et l'arbre de vie. Trois parties équilibrées pour souligner l'équivalence des maux qui nous accablent : la guerre, l'idéologie, la haine de la sagesse et de la vie, toutes formes de Mal dirigées contre l'Homme avec son aide active.

 

" Plus il y aura de gens, plus il y aura de bêtes "

La première partie du livre s'ouvre sur une scène bucolique, image de paix et de stabilité, d'un ordre millénaire, à proximité du petit village de Nomana (Brianza – Milan), pivot géographique du roman. Scène d'une civilisation agricole sur sa fin, qui sera saignée à blanc par les idéologies à l'œuvre en Europe, dans un déchaînement qui parachèvera la boue des tranchées par les fours crématoires et le goulag. À Nomana, les relations sociales sont encore empreintes de cette sociabilité acquise au cours des siècles. On y est social sans être socialiste. Ce n'est pas non plus un paradis rousseauiste. Les enfants lancent des pierres aux chiens et aux faibles d'esprit. Tout est à construire, en permanence, par la culture et l'éducation. L'auteur témoigne généralement d'une grande espérance chrétienne mais fait part de son scepticisme dans les progrès de l'âme humaine au moyen de ses seules forces. L'être humain est nécessairement limité. Il acquiert d'un côté mais perd de l'autre à l'instar des bourreaux d'Auschwitz qui avaient une tendresse particulière pour les oiseaux.

La guerre fait éclater cet univers. L'Italie vit au rythme de son alignement sur le Reich. Chacun imagine une guerre éclair, mais tous ont le pressentiment que le conflit sera différent du ton des discours officiels. Ambrogio cèdera à la tentation de la " guerre humanitaire " quand il passera devant un cimetière militaire : " Heureusement que la guerre ne se passe plus de cette façon désormais, qu'elle ne se solde pas par autant de morts. " D'autres sont plus cyniques, ou réalistes, à l'entrée des casernes : " Entrez messieurs, entrez, plus il y aura de gens, plus il y aura de bêtes. " Les réactions à la débâcle française sont partagées : fin imminente du conflit ou désastre pour la culture. Quelques-uns uns sont fascinés par la puissance allemande et croient que s'y allier donnera du " progrès ", malgré le nazisme et les avertissements de Pie XI. Mythe de la puissance également égratigné du côté chrétien quand les rêveries d'un Âge d'or prennent le pas sur la réalité : " Il éprouva de façon poignante le désir juvénile que sa patrie fasse preuve de bravoure et qu'elle dépense sa force pour le bien : non seulement son propre bien mais aussi celui des autres peuples. " Corti cloue au pilori cette tentation, cette " conception chevaleresque de la guerre, qui parfois refait surface chez le catholique... ".

Michele et Ambrogio se portent volontaires pour la Russie : " Les communistes ont tenté une expérience unique... Ils ont tenté une rédemption de l'homme et de la société en dehors du Christ et du christianisme, et même contre le Christ. Et pour faire ça – cette terrible tentative — ils se sont isolés du reste du monde. Pour nous chrétiens c'est très important de se rendre compte de ce qu'ils ont réellement manigancé. " L'entrée en Russie leur donnera la mesure de la réussite de l'expérience. Les civils ont des visages usés " comme des personnes qui ont été longtemps maltraitées ", les soldats " faisaient terriblement penser à de la viande de boucherie. " Les Italiens apprendront par bribes les conditions de survie des Russes, les fusillades d'enfants orphelins, les purges, les répressions et l'irrésistible famine de la dékoulakisation qui fit plusieurs millions de morts quelques années auparavant.

Durant l'été 1942, c'est l'attente, moment hors du temps et du conflit où l'on peut encore observer les étoiles et les oiseaux. Corti décrit avec beaucoup d'émotion la beauté de la terre russe dans la douceur de l'automne. Puis, les animaux refluent, chassés par l'hiver, laissant les armées face à face. Le corps italien, pris en tenaille par les Soviétiques, bat en retraite vers l'Ouest et le Sud. C'est un calvaire impitoyable qu'endurent les combattants, cernés par les armées soviétiques et l'hiver . Hommes et bêtes sont soumis à la même inhumanité, sans distinction. Des bataillons entiers disparaissent malgré les résistances fermes des bersagliers et des chasseurs alpins. Les scènes de batailles se succèdent avec leurs cortèges d'horreurs. Le désordre amplifie la débâcle, transformant les soldats en un magma trituré par la peur et les instincts. Les hommes sont réduits à des conditions de bêtes et les bêtes à on ne sait quoi. Tous sont fauchés comme des herbes sauvages. Michele sera fait prisonnier. Emporté vers l'arrière, il secourra des blessés italiens. Des mourants, dans un ultime et étrange don de prophétie lui annoncent le salut. Dans ce naufrage général au parfum d'hécatombe surnagent les hautes figures de quelques soldats comme le capitaine Grandi, dont le récit de la mort est poignant.

Ambrogio arrivera, exsangue, à l'hôpital de Léopoli, établissement psychiatrique " purgé " de ses anciens malades par les communistes, puis les nazis. Face à cette somme de douleur, qui parait ne jamais cesser de s'accroître, il frôle la folie. C'est en observant le service nocturne silencieux et discret de deux religieuses infirmières qu'il découvre l'autre face du monde : " La voilà la manière de répondre au mal qu'il y a dans le monde, la voilà, je l'ai là sous les yeux. " La première partie du livre s'achève sur cet effondrement général, ce constat d'échec humain, cette impossibilité apparente à contrer efficacement le Mal qui se déverse dans le monde.

 

Entre la Providence et l'enfer totalitaire

Le second livre, " le cheval livide ", s'ouvre sur la haute figure de Manno qui fuit par la mer le désastre italien en Libye. Manno s'interroge sur la vocation humaine. Il tente de comprendre le rôle de la Providence sur les drames qui se nouent, sur le fait d'être vivant plutôt que mort. Il préfèrera réfléchir que s'apitoyer et cette réflexion lui semblera essentielle pour retrouver un sens dans un monde qui n'en a plus guère. Il conclura que le Mal est autorisé par Dieu pour ne pas s'opposer à la liberté des hommes et que la souffrance induite est une retenue dans les capacités de destruction de l'Homme. Et les morts innocents ? Il invoque le silence de Dieu qui n'avait pu que mourir en croix avec eux de " façon à rattacher son sacrifice au leur en sublimant ce dernier. Christ et tous les innocents avec lui, compenseraient le mal accompli par les autres êtres libres, en particulier par ceux qui n'accepteraient jamais de s'amender ". Cela redonnait un sens aux choses, rétablissait un ordre cosmique de savoir que les innocents ne meurent pas inutilement. À l'armistice de juillet 1943, les armées italiennes, démoralisées, sont consignées. Certains ne veulent toutefois pas rester impuissants face aux drames qui déchirent leur pays. Manno s'engagera pour aider à la progression des Alliés et ne pas céder à la tentation du relâchement et du délitement général. Il remobilisera les énergies. Chaque bonne volonté compte, aussi minime soit-elle : " Il y a des moments, parfois des périodes de quelques mois, où se joue l'avenir d'un peuple pour très longtemps. " Les alliés incorporeront à l'essai un contingent italien. Manno y participera, moins par exaltation patriotique que parce " qu'il fallait à tout prix faire quelque chose pour les ouvriers et pour tous les gens humbles ". Il sera tué à la bataille de Montelungo.

En Russie, dans le camp de Krinovaia, c'est la descente aux enfers pour les prisonniers rescapés des marches du " davaï " (En avant). Des pages terribles évoquent le neuvième cercle de l'Enfer de Dante Alighieri. Par des températures inhumaines, la faim tenaille les corps et réduit les volontés jusqu'à faire succomber au cannibalisme. Des rangées de morts soutiennent des vivants au bord de la folie. Le camp sera évacué dans des conditions épouvantables. Resteront 27.000 cadavres entassés dans un vallon, dont le printemps avivera la décomposition .

Les prisonniers durent leur salut à deux choses : un ordre de Staline craignant que la mort des prisonniers ne freine l'expansion du communisme en Europe, et les aliments au soja des Américains. Rescapés de la mort, les prisonniers seront soumis à des séances d'endoctrinement et au travail forcé. Ils découvriront l'étendue du réseau concentrationnaire avec les détenus civils. Michele cherchera à comprendre la nature de ce régime communiste reposant sur un mensonge, celui de sauver l'homme de lui-même : " Ce qu'il ne parvenait pas à s'expliquer, c'était pourquoi les communistes, qui étaient maintenant au pouvoir depuis un quart de siècle, continuaient à tuer et à déporter les gens sur une pareille échelle. " Il finira par comprendre que les massacres faisaient partie du mécanisme qui, selon Marx et Lénine, devait produire une " société d'hommes neufs ". Mécanisme qui prévoyait notamment la " violence comme accoucheuse de la société nouvelle ". La classe bourgeoise étant effeuillée, le système rabotait les couches inférieures jusqu'à purification complète. Michele saisira alors, en les replaçant dans leur contexte philosophique , la perversité intrinsèque des totalitarismes contemporains qui se nourrissent l'un l'autre tout en étant enfants de la même mère. On comprend que cette opinion, écrite en 1983, fit frémir les gardiens du temple. En Europe occidentale, une telle filiation ne serait " acceptée " que dans les années 90.

 

" Imbéciles, si vous saviez "

Quant aux prisonniers italiens en Allemagne, lorsque le sort des armes devient favorable aux Russes, leur sort n'est guère enviable. Beaucoup sont forcés de " participer " à la défense pour tenter de stopper des offensives meurtrières où les populations civiles paient un tribut de douleur sans commune mesure. La description sans fard des crimes de l'homo sovieticus — miroir des crimes nazis — rend compte de l'état de barbarie pure dans lequel est descendue l'humanité .

Dans la péninsule italienne, les mouvements de partisans s'activent. Des volontaires y voient au début un moment d'aventure romantique avec adrénaline à la clef. Chez les royalistes où l'on parle joliment de la civilisation chrétienne, se produisent dérapages et bavures. La victoire des partisans dans la vallée de l'Orssola fait affluer d'autres " résistants ", des intellectuels utopistes qui discutaient du " renouveau de la culture et de la nature humaine, et prétendaient promulguer des décrets pour le favoriser ". La contre-attaque allemande met fin aux débats. C'est l'exil vers la Suisse. À la Libération, les anciens partisans découvriront les cassures provoquées parmi eux par l'idéologie communiste. La rupture entre les anciens camarades de combat est consommée, le temps de l'aventure et de l'adolescence terminé. Le marigot politique reprend ses droits, accompagné de la gloriole funeste des résistants de la dernière heure, prompts à effacer, au besoin par le meurtre, leurs collusions honteuses. Le règne de l'idéologie d'après-guerre peut commencer. L'Italie est sous le coup des manifestations communistes, avec ses provocateurs et juges auto-proclamés. Les plus extrémistes tiennent à créer un climat de terreur qui favoriserait l'insurrection. Michele, revenu de Russie, sera très heurté par la propagande : " Le marxisme, ce terrible piège pour immatures, continuait à faire des adeptes : "Imbéciles, si vous saviez ce qu'il y a réellement derrière ces emblèmes (la faucille et le marteau)". "

 

L'arbre de vie

Ambrogio reprendra ses études. Par peur de ses sentiments, il refusera l'amour authentique. Son mariage, de convenance, avec une autre jeune fille, sera malheureux. Occasion ratée qui laissera un goût amer, jusque dans les retrouvailles avec cet amour perdu, vingt ans après. Corti décrit ce déchirement des sentiments dans des pages pleines de finesse et de justesse psychologique. En revanche, on est réellement saisi par l'émotion en lisant l'émerveillement grandissant des sentiments entre Alma (une des figures les plus attachantes du roman) et Michele. Cet amour illuminera la troisième partie du livre, " l'arbre de vie ", plus complexe, moins monolithique. Les deux premières, centrées sur la guerre, tenaient littéralement le lecteur en haleine. Dans la troisième s'y développent les destins individuels de 1948 à 1975. Ce sont des combats plus âpres et obscurs qui prennent corps : pour l'entreprise, pour la vérité et contre la mainmise de l'idéologie sur la culture. Combats difficiles, très détaillés par l'auteur, et d'où est exclue toute tentation de lâcher prise.

Le Cheval rouge trouve son terme dans un ultime combat de Michele en faveur du mariage contre les lois en préparation sur le divorce. On y pressent la présence discrète de la future " génération Jean-Paul II. " L'arbre de vie dont les racines sont plantées au Ciel peut recommencer à croître mais ne connaîtra pas son épanouissement dans le temps des hommes. Le destin personnel des personnages continue dans notre imagination hors du roman, après la mort tragique d'Alma et après que l'ange gardien de Michele eut replongé dans notre monde tourmenté.

 

Un grand roman chrétien

Eugenio Corti apparaît à notre époque comme un révélateur photographique, transmuant le négatif en positif, rétablissant l'ordre du monde . Les photographes connaissent bien le principe du négatif, de cette plaque ou film imprégné d'halogénure d'argent noirci proportionnellement à la quantité de lumière reçue. Ce qui est lumineux sur le négatif devient noir sur le positif et ce qui est sombre devient lumineux. Le monde est dans l'état du négatif, où les idéologies les plus généreuses, les plus lumineuses produisent les effets les plus sombres. Corti nous décrit et nous révèle simplement cette autre face du monde et notre regard se fait avec lui plus perçant et attentif aux " signes des temps. " En ce sens, le Cheval rouge est, littéralement, le livre de l'Apocalypse . Plus encore, c'est un livre universel — catholique —, pour tous les temps de l'Homme car le mal ne connaît ni les frontières, ni les années qui coulent. De même que les Évangiles emploient l'expression " en ce temps-là " pour évoquer un moment révolu mais cependant omniprésent, de même le Cheval rouge est une immense fresque " in illo tempore ", avant, maintenant et toujours jusqu'à la Parousie. C'est un grand roman pour notre temps dans lequel n'est condamné que le Mal, jamais ses auteurs. Corti rappelle simplement que le Jugement dernier sera celui de la Miséricorde, pour tous. Le triomphe du bien contre le mal ne se fait pas dans le cadre du livre. Nulle fin heureuse qui consacrerait la justesse de ses vues. Ce n'est pas son domaine. Son but est juste d'exposer les affres de ce royaume en travaillant à l'avènement du Royaume éternel. Car l'auteur se définit comme un combattant du Royaume, avec ses pauvres moyens. Il ne sait pas s'il aura bien combattu, mais il l'aura fait. Pour lui, le Royaume commence ici-bas mais croît à un rythme qui nous est caché – et nous empêche de céder à l'orgueil. Quelles embûches sur le chemin, mais quel sillon lumineux !

 

Un combattant du Royaume

On pourrait penser que Le Cheval rouge n'est qu'une dénonciation du communisme. Il est vrai que les communistes, dans leur incapacité notoire à extraire le mal de l'homme, devant leur échec à refonder un homme nouveau, ont extirpé l'homme de lui-même avec méthode et ténacité, en bourreaux besogneux et convaincus des lendemains qui chantent. Extirpation croissante, selon la vulgate atroce du " progrès. " Cependant, Corti va plus loin en mettant le doigt sur toutes les failles de l'homme, fruits d'une dénaturation du don immense de la liberté. Il montre le manque de courage, les lâchetés qui font que ce monde sombre dans l'horreur malgré les déclarations tonitruantes sur les libertés et les droits. Dans le livre, point de déclarations médiatisées, mais des actes, d'un courage obscur qui empêchent de sombrer dans ce si confortable péché par omission. Être le " sel de la terre " est à ce prix. Tous les engagements portent des fruits, même invisibles à l'échelle humaine. L'acte posé l'est dans l'Éternité, si minime soit-il. Chaque renoncement aussi.

Il n'y aura pas de suite au roman : " Le grand changement de mœurs a eu lieu dans les années soixante-dix. L'histoire du cheval rouge est achevée : ce roman est un corps auquel on ne saurait ajouter d'autres membres . " Dommage. Depuis 1975, d'autres guerres ont sévi, plus larvées mais procédant du même principe : la haine de l'Homme, image de Dieu, au nom d'un humanisme mal compris. Corti ne s'y est pas trompé, c'est aussi pour l'avenir qu'un combat permanent pour la liberté et la culture est livré : " J'estime quand même que l'éventuel surgissement d'une nouvelle idéologie, néfaste pour la société, ne pourra plus être imputé à Marx, mais plutôt à Freud, ou bien ce sera quelque chose d'absolument nouveau. Mais toujours issu de l'esprit des Lumières, source d'où sont nés le communisme, le nazisme et les doctrines freudiennes. Ce qui m'inquiète aussi, c'est la marginalisation toujours croissante de la culture authentique, dont l'anticulture dominante pourrait totalement fermer l'accès aux gens . "

Après avoir fermé le Cheval rouge, on en garde longtemps une trace brûlante dans l'âme, comme une persistance rétinienne qui s'incrusterait derrière nos yeux clos après avoir regardé un point lumineux trop violent.

L. M.

 

 

 

Encadré 1 :

 

DANTE, L'ENFER – CHANTS 32e ET 33e

(Neuvième et dernier cercle de l'enfer, les traîtres)

 

 

 

Leurs têtes se penchaient en avant ; leurs visages

Offraient de leurs tourments de poignants témoignages :

Sur les lèvres le froid, la douleur dans les yeux

[...]

Lors je vis des esprits par milliers dans la glace

Tout violets de froids ; ce souvenir vivace

Devant un gué gelé me fait encore frémir

[...]

Et comme un affamé sur le pain qu'on lui jette,

Celui qui dominait s'acharnait sur la tête

De l'autre, et le mordait de la nuque au cerveau

[...]

Quand il eut achevé, roulant un œil farouche,

Le forcené reprit le crâne dans sa bouche

Et fouilla jusqu'à l'os comme un chien en fureur

 

Traduction : Louis Ratisbonne

 

 

 

 

 

Gustave Doré, la Divine Comédie, 1861.

 

 

 

Encadré 2 :

 

NAZISME ET COMMUNISME, LA MEME VEINE ANTI-CHRETIENNE

Michele Tintori découvre la nature philosophique du communisme

 

" À force d'étudier les sacro-saints textes marxistes, il avait désormais compris clairement quelques réalités fondamentales et, en premier lieu, que les idées les plus importantes qui y étaient contenues procédaient de la même source anti-chrétienne qui déterminait les comportements nazis. Bref, que ces idées et ces comportements étaient marqués au sceau de l'idéalisme allemand et, en remontant dans le temps, des Lumières des XVIIe et XVIIIe siècle, de la rébellion de Luther, et même de l'anthropocentrisme de la Renaissance. Ils procédaient en outre de certaines lignes de pensée anti-chrétienne dérivées de ces mêmes sources, comme par exemple, le darwinisme transformé en philosophie athée.

En substance, Michele s'était rendu compte que marxisme et nazisme avaient un nombre extraordinairement élevé d'ancêtres communs, qu'ils étaient en somme de la même veine. En effet, tous les deux — en une antithèse désormais presque parfaite avec le christianisme qui est amour — s'expliquaient à travers des mécanismes de haine analogue : mais tandis que pour le marxisme une classe rédemptrice (le prolétariat) était appelée à renverser et à "réprimer"les autres classes, pour le nazisme il s'agissait au contraire d'une race élue, appelée à dominer et à asservir les autres.

Il est vrai que le nazisme, — plus moderne — faisait par rapport au marxisme un pas en avant, en cela qu'il ne prévoyait pas du tout la récupération théorique des opprimés et des asservis dans sa société neuve (millénariste, comme la société communiste), mais que — s'émancipant des utopies humanitaires laïques du XIXe siècle encore présentes dans le marxisme — il proclamait dominer, toujours dominer, rien que dominer. En comparaison toutefois, comme il représentait davantage un rejet du judaïsme que du christianisme, le nazisme apparaissait comme beaucoup moins universel que le marxisme et, par conséquent — pensait Michele — moins dangereux pour l'humanité. "

 

Le Cheval rouge, p. 778