Article rédigé par Revue Elements, le 20 février 2024
Source [Revue Elements] : À la suite de notre dossier consacré à « La dictature en marche ! », dans le dernier numéro d’« Éléments », nous avons longuement interrogé Ariane Bilheran, qui vient de sortir une très riche « Psycho-pathologie du totalitarisme » aux éditions Guy Trédaniel. Normalienne, philosophe, psychologue clinicienne, docteur en psychopathologie, collaboratrice de l’« Antipresse » de notre ami et collaborateur Slobodan Despot, nul n’était en effet mieux placé qu’Ariane Bilheran pour analyser l'actuel contexte de répression, en revenant notamment sur la notion de totalitarisme dont l’ombre plane au-dessus de nos têtes.
ÉLÉMENTS : La philosophie politique contemporaine oppose nettement le totalitarisme et la démocratie. Cette distinction vous paraît-elle toujours pertinente ?
ARIANE BILHERAN. En 2010, dans un essai intitulé Tous des harcelés ?1, j’avais créé cet oxymore de « démocratie totalitaire », pour décrire un régime politique qui se donne l’apparence de la démocratie mais se laisse chaque jour gagner davantage par des processus totalitaires. Disons que nous ne sommes plus du tout en démocratie car en démocratie le peuple est souverain. Le peuple ne décide plus rien ; le pouvoir lui a été confisqué : il ne lui reste plus qu’à subir.
La démocratie fut ce régime politique inventé en Grèce ancienne à Athènes au Ve siècle av. J.-C., qui donne le pouvoir aux citoyens et les conditions de leur émancipation. Ce régime a duré peu de temps, et il fut très attaqué par les oligarques.
Il convient de préciser que la citoyenneté athénienne n’était pas accordée à tous : la cité comprenait aussi les esclaves et les métèques. Le régime démocrate n’était donc pas universel dans sa prétention. Mais la démocratie donnait le pouvoir à ses 40 000 citoyens qui étaient donc libres et souverains dans leurs droits et leurs prises de décision.
En ce premier point, la démocratie est opposée au totalitarisme, qui a une ambition de domination totale et d’expansion planétaire. Je rappelle qu’Hannah Arendt définit le totalitarisme par : « L’ambition d’une domination totale, [qui est] internationale dans son organisation, universelle dans son but idéologique et planétaire dans ses aspirations politiques. » Ceci n’est pas anodin : un régime possible pour 40 000 citoyens ne l’est sans doute pas pour des milliards d’individus. Plus on augmente la quantité d’individus pris sous un même régime politique, plus il est vraisemblable que le peuple, d’ordinaire éduqué et instruit, donc apte à un engagement politique, se convertisse en masse, une somme d’individus dépourvus d’esprit critique, où il ne s’agit plus pour le pouvoir que d’une quantité à gérer, et non d’une qualité de citoyens à administrer en étant au service du peuple. En ce sens, le « mondialisme » ou le « globalisme » politique nous entraîne sur la pente glissante du totalitarisme, car il n’existe plus de dialectique de contre-pouvoirs, ne serait-ce que géographiques (limitations spatiales à l’ambition politique). Il se pourrait bien donc que ce mondialisme politique s’oppose à l’universalisme humaniste qui n’a pas d’ambition politique mais pose des principes philosophiques : un être humain, quel qu’il soit, a des droits inaliénables. Peu importe au fond le régime politique, du moment qu’il lui garantisse l’existence de ces droits. Le point-clé est la transformation des peuples en masse homogène régie par les émotions induites et les actes qui en découlent.
20/02/2024 01:00