Article rédigé par Jean d'Alançon, le 21 juin 2022
5. L'amitié ou l’activité éthique
1. Quelques citations de philosophes grecs
Les grands philosophes grecs ont abordé avec beaucoup d'intérêt cette question de l'amitié, en particulier Platon dans l’un de ses dialogues, Le Banquet, et Aristote dans l'Éthique à Nicomaque. Nous pouvons citer quelques extraits de l’un et de l’autre. Rappelons qu’Aristote fut élève de Platon pendant vingt ans de 367 à 347 av. J-C, avec quarante-quatre ans de différence d’âge
Dans Le Banquet, Platon ‘chante’ en poète un éloge de l'amour, dont voici quelques fragments :
« C'est un grand dieu que l'Amour, bien digne d'être honoré parmi les dieux et parmi les hommes pour mille raisons ; mais surtout pour son ancienneté ; car il n'y a point de dieu plus ancien que lui. Et la preuve, c'est qu'il n'a ni père ni mère. Selon Hésiode, le Chaos exista d'abord : ‘Ensuite la Terre au large sein, base éternelle et inébranlable de toutes choses, et l'Amour.’
« Hésiode, par conséquent, fait succéder au Chaos la Terre et l'Amour. Parménide parle ainsi de son origine : ‘L'Amour est le premier dieu qu'il conçut.’
« Naissance, honneurs, richesses, rien ne peut aussi bien que l'amour inspirer à l'homme ce qu'il faut pour mener une vie honnête : je veux dire la honte du mal et l'émulation du bien. Tant il est vrai qu'un amour noble et généreux se fait estimer des dieux mêmes !
« Il faut que l'amour se traite comme la philosophie et la vertu, et que leurs lois tendent au même but, si l'on veut qu'il soit honnête de favoriser celui qui nous aime.
« Tels furent, mon cher Phèdre, et vous tous qui m'écoutez, les discours de Diotime. Ils m'ont persuadé, et je tâche à mon tour de persuader aux autres que, pour atteindre un si grand bien, la nature humaine trouverait difficilement un auxiliaire plus puissant que l'Amour. Aussi dis-je que tout homme doit honorer l'Amour. »
Dans le Premier Alcibiade, Platon voit dans son miroir le regard de l'autre :
« Socrate - As-tu remarqué que le visage de celui qui regarde dans l’œil d’un autre se montre comme dans un miroir, une sorte d’image de celui qui regarde dedans.
Alcibiade - C’est exact.
Socrate - Donc un œil qui regarde un autre œil et qui se fixe sur ce qu’il y a de meilleur en lui peut ainsi se voir lui-même. »
Dans l'Éthique à Nicomaque, Aristote analyse l'amitié, dont voici quelques extraits :
« L’amitié est une vertu, ou tout au moins, elle s’accompagne de vertu. De plus, elle est absolument indispensable à la vie ; sans amis, nul ne voudrait vivre, même en étant comblé de tous les autres biens.
« Dans la pauvreté et les autres infortunes, on pense généralement que les amis constituent le seul refuge.
« L’amitié est, semble-t-il, un sentiment inné dans le cœur du Créateur à l’égard de sa créature et dans celui de la créature à l’égard du Créateur.
« Vouloir le bien de ses amis pour leur propre personne, c’est atteindre au sommet de l’amitié ; de tels sentiments traduisent le fond même de l’être et non un état accidentel.
« On ne peut être ami que dans la mesure où l’on a en vue quelque bien ou quelque chose qui ressemble au bien.
« Le bien, c'est ce que tous désirent.
« De la distinction que nous venons d’établir entre les différentes formes de l’amitié, il en résultera que les gens sans élévation morale contracteront amitié par plaisir ou par intérêt, puisqu’ils se ressemblent à ce point de vue ; mais les gens de bien seront unis par un lien vraiment personnel, en tant que gens de bien, car ils se ressemblent.
« L’amitié la plus parfaite est donc celle qui existe entre gens de bien, comme nous l’avons dit souvent ; car ce qui semble souhaitable et aimable, c’est le bien absolument parlant, ou l’agréable et pour chacun ce qui est tel par rapport à lui ; pour ces deux raisons l’homme de bien paraît aimable à l’homme de bien.
« L'ami est un autre nous-même. »
2. Qu'est-ce que l'amitié ?
L'amour et l'amitié, faut-il les distinguer ? Aimer, c'est « être attiré par » quelque chose ou quelqu'un. On peut être attiré par la beauté, par quelque chose de beau, par la bonté, par quelqu’un de bon, mais aussi par la vérité, par ce qui est « vrai ». On est alors « épris de vérité » ou bien on a « soif de vérité », dans le sens où on aime chercher la vérité et vivre en elle. Là, on voit que l'amour précède et dépasse la vérité en la finalisant, car il faut aimer préalablement la vérité pour en vivre et l’ordonner à nos activités, jusqu’au sens de notre vie. À l'inverse, un amour qui ne chercherait pas la vérité ou s'en détournerait serait-il encore un amour ? Il se réduirait au sentiment. Ne faut-il pas alors chercher la vérité pour comprendre ce qu’est l’amour, donc l’amitié, en distinguant ces deux mots. C'est ce que nous allons tenter de faire.
« Le propre du sage est d'ordonner », dit Aristote. C’est ce que nous allons tenter d’appliquer à cette question. Il existe plusieurs niveaux dans l'amitié, ce qui amène à distinguer trois types d'amitiés : l'amitié de jouissance, l'amitié d'utilité et l'amitié spirituelle ou de la personne. On aime le bon vin. On aime son chien ou son chat. On aime Paris ou tel lieu, tel paysage ou telle région, comme on a aimé tel film ou tel livre. On aime aussi tel vêtement ou telle maison. On aime tel métier. On aime telle personne. L’amour et l’amitié sont divers. L’amour peut s’adresser à quelqu’un comme à quelque chose, tandis que l'amitié ne s’adresse qu’à une personne. Par nature, dans l’amitié, l’amour est donc personnel au sens profond du terme, c'est-à-dire spirituel.
Aimer le bon vin, ce n’est pas aimer un ami, une amie. Tout amour part de la sensibilité certes, car nous sommes des êtres incarnés, en y demeurant ou bien en la dépassant. Seule l’amitié peut dépasser le point de vue sensible pour le point de vue spirituel qui est le propre de la nature humaine. Cela signifie que seul ce qui est égal à la nature humaine ou qui la dépasse, peut épanouir l’homme dans sa dimension réelle, spirituelle. Le philosophe en déduit que l’amitié, ou l’amour d’amitié, désigne cette activité humaine en tant qu’elle structure l'éthique.
Qu’entend-on par éthique ? L’éthique a pour objet l’étude de l’homme dans la conduite de sa vie. Il s’agit d’un vaste champ touchant l’homme vis-à-vis de lui-même et dans son rapport avec les autres ou cet autre qu’est l’univers physique, qu’Aristote a étudié dans l’Éthique à Nicomaque et dans la Physique. L’éthique s’est dégradé à deux niveaux dans le temps, en se moralisant avec le jansénisme, d’où la « morale du devoir » qui rappelle la philosophie de Kant et, à l’inverse, en se démoralisant à partir de mai 68. La morale relève de la forme avec la question du bien et du mal, tandis que l’éthique relève de la finalité, des diverses finalités humaines jusqu’à celle du sens de la vie, de l’existence.
Platon précise dans Le Banquet : « Il faut que l'amour se traite comme la philosophie et la vertu, et que leurs lois tendent au même but. » Et Aristote ajoute dans l'Éthique à Nicomaque : « On peut avoir de l’affection pour les amis et la vérité ; mais la moralité consiste à donner la préférence à la vérité ».
L'amour comme l'amitié se dit de multiples manières, comme la vérité d'ailleurs, ce que nous étudierons plus loin, selon des modes qui leur sont propres. Ainsi, le bon vin comme la bonne chère manifeste l'amour de jouissance qui est un amour sensible. J'aime telle voiture plutôt que telle autre. Nous sommes là face à un amour sensible, mais aussi éventuellement utilitaire. J'ai tel ami qui m'aide à faire telle chose, parce qu'il a des compétences que je n'ai pas dans tel domaine, qu’il a besoin de moi et qu'il veut bien me rendre service. C'est l'amitié utile. Moi-même de mon côté, j’ai telles compétences ou connaissances que je peux apporter à d’autres, en particulier à des amis. Enfin, je suis attiré par telle personne, parce qu’elle est bonne et que j’éprouve une admiration pour elle. Nous partageons des convictions et des activités communes. Nous nous rejoignons sur les choses essentielles de la vie, par une sorte de feeling intérieur, parfois même sans se le dire. Il s'agit-là de l'amour spirituel, détaché ou dépassant l’utile et le plaisir sensible.
Aimer une personne d'un véritable amour, c'est l'aimer d’un amour spirituel au-delà de toute sensibilité, possessivité, dans la pure gratuité. C’est l’aimer pour elle-même, telle qu'elle est. La véritable amitié est à ce prix, sinon elle ne tient pas et n'est pas totalement vraie. Que signifie cette précision nécessaire : telle qu’elle est ? C’est dépasser la forme pour l’exister, relativiser la forme face à l’exister. La forme, c’est l’apparence, la psychologie, le conditionnement, tout ce qui appartient à l’ordre de la matière au sens du bien matériel comme du corps humain. Cela ne signifie pas que cette dimension ne compte pas. Cela signifie qu’elle devient relative à une dimension qui lui est supérieure, sans pour autant la supprimer. C’est là que se situe la relation entre la noblesse de l’amitié et le sens de la personne dans sa dimension existentielle, qui sera abordée en fin de parcours.
En se disant de multiples manières, l’étude de l'amitié met en évidence ces trois niveaux différents : l'amitié sensible, l'amitié utilitaire et l'amitié spirituelle. On peut donc être amis d’une amitié sensible ou utile, sans qu'il y ait d'amitié spirituelle. C’est d’ailleurs ce qui se passe bien souvent. C’est l’amitié la plus commune, car les vrais amitiés sont rares. L'amitié sensible ou utile ne s’attache pas à la personne dans sa dimension profonde, existentielle, au sens de la part spirituelle de la personne. Cela explique pourquoi les grandes amitiés, les vraies amitiés sont si rares et si exigeantes.
Comment la rencontrer, la découvrir ? Tout d'abord, comme l'homme n'est pas parfait, l'amitié n'est jamais parfaite par nature. On tend vers une certaine perfection. Au début, on rencontre une personne. On la découvre, puis progressivement naît une amitié, un partage affectif et intellectuel, pratique aussi dans l’entraide. Puis, dans les échanges ou les affinités, comme dans les actions communes, cette amitié se construit. Parfois ou souvent, le peu d'amitié qu'il y avait et à laquelle on croyait tombe, s'évanouit ou se transforme en conflit. Comme le tiède et pire le chaud devenu froid, l'amour devient parfois haine.
Pour entrer dans la dimension essentielle de l'amitié qu'est l'amitié de la personne, au sens philosophique du mot, mais non habituellement utilisé dans le langage courant, il est nécessaire de savoir ce qui constitue réellement la personne humaine, car on aime quelqu'un et non quelque chose, donc une personne qui n’est pas un objet utile, sensible ou de plaisir. Elle est un sujet. Cela ne signifie pas que la passion n’est pas nécessaire. Elle l’est, quand elle est maîtrisée et ordonnée à une fin, un bien personnel, le bien de la personne. Pour en mesurer le contenu, il faut avoir découvert ce qu’est le bien personnel.
Rien n'est plus fade que des gens qui ne sont pas passionnés, mais soit la passion ennoblit et donc elle qualifie, soit elle dégrade. La nature humaine est complexe du fait de sa dimension spirituelle et, comme tout enracinement naturel, elle implique d'être respectée pour permettre à l’amour de naître et de se développer dans toutes ses dimensions. Il est donc nécessaire de connaître ce qui finalise une amitié : son bien. Combien y réfléchissent ?
À double sens, le choix de vie caractérise les amitiés comme les amitiés indiquent le genre de vie des amis, en sachant que chacun des trois niveaux qualifiant une amitié désigne un niveau de perfection différent, de l’ordre génétique à l’ordre de perfection : de l'utile ou du sensible vers le spirituel, et vers la perfection du spirituel.
Quels sont les prémisses d'une amitié spirituelle ? Quels sont les facteurs déclencheurs d'une rencontre personnelle ? Ce qui favorise la naissance d'une amitié, qui est attirance pour une personne, c'est la bonté dont elle rayonne et l'admiration qu'elle suscite : bonté et admiration. La bonté est du côté du cœur. L'admiration est du côté de l'intelligence. Au-delà de l’aspect physique, cette personne est bonne, généreuse, d'où une attirance vers elle. De plus, elle provoque une admiration par un talent, une compétence que je reçois comme un bienfait. Ces deux éléments convergeant à deux niveaux différents s’unissent dans une réciprocité, prémisses déclencheurs d’un amour d’amitié.
Toutefois, une amitié peut exister et en rester aux deux premiers niveaux, utile ou sensible, mais elle demeure imparfaite. La tension vers la perfection caractérise en propre la nature humaine du fait de la vie de l'esprit, cette part élevée de lui-même détachée de la matière. Aussi, faut-il du temps, de la patience et de la persévérance, de l'intériorité et de l'ouverture à l'autre, pour construire une amitié réelle et vraie, donc durable. Cette démarche désigne un état inverse et opposé à la réduction de l'autre comme objet d'intérêt, de pouvoir ou de possession, ou tout simplement d’apparence et de superficialité, contraires à la spécificité de la nature humaine.
Les amis personnels savent intérieurement, par leur connaissance affective réciproque, qu'ils s'aiment. Ils s'aiment en se donnant l'un à l'autre et en aimant ce qu'il y a de plus profond, de plus personnel dans la personne de l'autre. Cette relation personnelle se fonde sur une koïnônia, terme grec qui signifie « mise en commun » de ce que chacun a de meilleur en lui-même. Plus l'amitié est intense, plus elle est personnelle et plus cette « mise en commun » est profonde. Ce n'est pas cette « mise en commun » qui constitue l'objet de l'amitié, mais la personne de l'ami dans son existence profonde. La « mise en commun » manifeste la personne de l'ami et lui permet d'exercer son amour. On voit ainsi la nature de l'exigence propre de l'amitié spirituelle, qui n’est pas l’amitié de quelqu’un, mais l’amitié d’une personne, au sens profond et philosophique du mot.
Dans la personne, il y a ce que l'on voit, l'apparence, ce que l'on peut apprendre à connaître chaque jour davantage et qui ne se voit pas ou reste mystérieux. Par nature, l'être humain est enveloppé de mystère dans sa vie et plus encore dans son être. Il l'est de la vie, parce qu'il l'est en premier lieu de son être, ce que l'on ne saisit que rarement, parce que l'on réduit si souvent l'être à la vie, l'exister au devenir, l'invisible au visible, la qualité à la quantité et comme nous le disions à propos de l'évolution de la pensée : on réduit ce que l'on est à ce que l'on pense, l'être à la pensée, l’être réel à l’être de raison.
Dans la pensée moderne, que peut dire le positivisme sur l'être ? Que peut dire la psychologie de l’être, de l’existence ? Que découvrent-ils de l'amour, de l'âme, du sens de la vie, d'où de la finalité dans l'amitié ? Ce n’est pas leur domaine. Il existera toujours dans la vie de l'homme une part non vérifiable, non saisissable, non quantifiable, non transmissible, une part de mystère qui relève de l'autonomie de l'être, part de la réalité imperceptible de la nature humaine. Cette part le distingue de tous les êtres vivants, de l’animal en particulier. La théorie de l’évolution ne peut s’immiscer dans cette distinction, car la nature humaine n’est pas la nature animale. Elle possède à son sommet une part séparée du devenir, le noûs qu’est la partie supérieure de l’intelligence détachée de la matière, entraînant l’amour spirituel. Cette question est abordée en philosophie du vivant, dans la vie de l’esprit.
L'ami doit accepter cette part d'insaisissable dans l'autre, comme le dépassant et se situant au-delà de l'amitié, comme quelque chose pouvant ou devant unir deux êtres au-delà de leur propre amitié et scellant par là-même cette amitié en dépassant la capacité d’aimer de chacun. Dans l’histoire de la philosophie, cette part insaisissable est désignée dans les « Formes idéales » avec Platon, les « Idées innées » avec Descartes ou l'Être premier avec Aristote que les traditions religieuses appellent Dieu, mais aussi dans la pensée absolue avec Hegel ou l’être réduit à la matière vivante avec Marx. L'idéalisme enferme l'intelligence dans la pensée, la pensée idéalisant l'être, tandis que le réalisme par voie inductive saisit l’unité au-delà de la multiplicité, de la complexité pour saisir l'exister de la réalité au-delà de la pensée, car l'être précède toujours la pensée. Pour penser, ne faut-il pas déjà exister ?
De toutes les façons, chacun naît seul, c'est-à-dire dans la solitude de son exister, puis meurt seul de la même manière. C'est pour cela que l'amitié spirituelle, qui est un amour intérieur, reste si mystérieuse, intérieur non pas au niveau de la sensibilité, mais au niveau de l’existence. Elle n'est jamais parfaite par nature, mais elle peut ou doit toujours tendre vers une perfection qu'elle n'atteint jamais, parfois en s'y approchant de près, quand on voit certains amis ou certains couples. Mais ils sont si rares. C'est pour cela que les grandes amitiés sont rares et précieuses, nécessitant un tel respect, une telle humilité dans un engagement de la personne toute entière, surtout au-delà d’elle-même. Cette coopération présuppose qu'il y ait eu un véritable choix conscient de l'ami. S'ils ne prennent pas conscience des nécessités qu'exige l'amitié, les amis sont voués tôt ou tard à la disparition ou à l'échec de leur amitié, du moins à en rester à une amitié réduite tant dans son réalisme que dans le temps. D'ailleurs, l'amitié n'est bien souvent qu’une bonne relation, de la camaraderie passagère, même si le lien demeure, mais avec si peu de fond outre un partage d’histoire commune.
(Extrait tiré de L’amour de la vérité, itinéraire philosophique, Jean d’Alançon, Éditions L’Harmattan, 2022)
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