Article rédigé par Le Figaro, le 06 juillet 2021
Source [Le Figaro] Il faut mettre un terme au silence assourdissant qui entoure le massacre de Français à Oran le 5 juillet 1962, estime Jean Tenneroni.
Tribune de Jean Tenneroni , Ancien officier, il a été conseiller technique du ministre de la défense (2000-2001) et référent ministériel déontologue du ministère des armées (2016-2021). Il est Français d'Algérie, fils, petit-fils et arrière-petit-fils de Français d'Algérie.
Le 5 juillet 1962, la ville d'Oran n'est plus « la Radieuse » que le général de Gaulle saluait quatre ans auparavant lors de son retour au pouvoir. Presque les deux tiers de ses 220.000 habitants européens ont déjà quitté une ville sinistrée et coupée en deux depuis la montée aux extrêmes dans la lutte entre l'OAS et le FLN. Ils redoutent aussi la brutalité des méthodes du commandant du corps d'armée, le général Joseph Katz, qui est en lien avec les représentants du FLN depuis les accords d'Evian, et qui a soumis à une violente répression la population pied-noir soupçonnée d'entre en collusion avec l'OAS. Les familles s'entassent à l'aéroport de la Sénia ou dans la zone portuaire, dans une situation de grande précarité humanitaire, sans que Paris ne mette en place des moyens supplémentaires de rapatriement.
Les autorités françaises, relayées par les haut-parleurs de véhicules militaires, et les autorités algériennes tentent de rassurer les Européens qui restent, parfois les plus vulnérables, sur leur sécurité et celle de leurs biens, «garanties par les accords d'Evian». Les attentats ont aussi pris fin depuis une semaine avec l'embarquement des derniers groupes de l'OAS vers l'Espagne.
En ce jour de l'indépendance officielle, une foule en liesse venue en masse des quartiers périphériques musulmans se dirige vers les quartiers européens. Un peu avant midi, retentissent des coups de feu non identifiés qui déclenchent dans différents endroits, au cri de «c'est l'OAS», les premières tueries de Français par de nombreux manifestants armés, ralliés de la dernière heure, avec la complicité active des «ATO» (auxiliaires temporaires occasionnels), policiers peu formés du FLN, tandis que des tirs visent les sentinelles françaises en faction.
Durant plusieurs heures, les Français sont pourchassés dans les rues, les boutiques, les restaurants, les églises, les hôpitaux, jusqu'à chez eux pour être mitraillés, lynchés, mutilés, brûlés vifs, égorgés ou raflés selon le cas. Les casernes de l'armée française, en général, ne leur offrent pas refuge et les forces militaires françaises, soit 18.000 hommes, restent l'arme au pied sur ordre du général Katz. Les cadavres ramassés dans la rue, souvent mutilés au point de ne pouvoir être identifiés, remplissent rapidement les morgues, tandis que les comptes rendus s'accumulent sur le bureau des autorités militaires.
Parmi ceux qui sont enlevés, de tout âge, les plus chanceux sont conduits vers le commissariat central [qui relevait désormais des autorités algériennes, NDLR], lieu d'internement, où ils sont malmenés. D'autres sont acheminés par véhicules vers des lieux d'exécution, où ils seront livrés aux atrocités d'une foule ivre de sang, avant que leurs corps soient ensevelis discrètement - comme sur la rive nord-ouest du Petit-Lac dans une dizaine de fosses creusées au bulldozer, ainsi que l'attestent des photographies aériennes militaires.
Au cours de cette effroyable journée, nombre de personnes seront aussi sauvées par des musulmans qui les connaissent, intervenant à leurs risques et périls pour les faire libérer ou les cacher.
Quelques jours après, des «bandes mafieuses» arrêtées seront présentées comme les coupables à la presse par les autorités algériennes. Au-delà de la dimension aveugle et spontanée d'une vengeance collective exercée sur des boucs-émissaires, que l'on peut expliquer en partie par la violence de l'activisme de l'OAS à Oran, on ne saurait écarter les signes d'une préméditation et d'une forme certaine d'organisation: mises en garde, la veille, d'Européens par des amis ou des employés musulmans, manifestants armés obéissant à des mots d'ordre, logistique de ramassage-exécution, attaque d'envergure de la gare défendue par la 3e compagnie du 8e RIMA visant à s'emparer des voyageurs réfugiés.
Certains historiens ont ainsi échafaudé l'hypothèse d'une implication du «groupe d'Oujda» (Ben Bella, Boumediene) du fait de sa proximité spatio-temporelle, des tensions qui l'opposaient au le GPRA à Alger. Ce groupe, favorable à l'éviction complète de la minorité européenne, aurait été, selon cette hypothèse, l'initiateur discret de cette manifestation, destinée à montrer l'incapacité des nouvelles autorités à exercer le maintien de l'ordre dans l'Algérie indépendante .
Alors que ce massacre avait été connu dès l'après-midi du 5 juillet en France puisque Pierre de Bénouville y fit allusion sur les bancs de l'Assemblée nationale («au moment où̀, de nouveau, le sang coule à Oran…»), la presse en parla peu et le minimisa, à l'exception de Paris-Match qui publia un reportage poignant. Les familles, soutenues par des associations, durent attendre plus de quarante ans pour prendre connaissance d'informations sur leurs disparus contenues notamment dans les archives du Quai d'Orsay.
Les zones d'ombre de ce trou noir historique ont pu néanmoins être dissipées, par la prise en compte de témoignages (avec entre autres L'agonie d'Oran de Geneviève de Ternant) et le travail d'analyse historique, comme le montre le professeur Guy Pervillé dans Leçon d'histoire sur un massacre. À partir de l'ouverture des archives, Jean Monneret (La tragédie dissimulée) ou le général Faivre (Les Archives inédites de la politique algérienne) ont pu reconstituer le déroulé du 5 juillet et démonter point par point les nombreuses contrevérités avancées par Joseph Katz (L'honneur d'un général) à la fois sur ses ordres donnés et sur la réalité de ses capacités de communication et d'informations.
Jean-Jacques Jordi a pu chiffrer à sept cents morts et disparus le bilan de cette journée dans son ouvrage au titre évocateur, Un silence d'État.
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