Article rédigé par Jean d'Alançon, le 18 avril 2021
Le mystère de la personne reçoit son secret d’une alliance que saint Jean-Paul II a transmise dans son encyclique Foi et raison.
Quel fil directeur semble se dégager de cette encyclique peu connue, insuffisamment promue à mon avis, parce qu’elle fut rédigée à la fin de la vie de son saint auteur, atteint par la souffrance physique et un long pontificat chargé d’événements, ou bien parce qu’elle dérangeait la mentalité ambiante, en Occident surtout ?
Le fil directeur, colonne vertébrale de cette encyclique, unit l’homme à Dieu et Dieu à l’homme par la convergence des deux sciences, en vue de la sagesse, que sont la philosophie et la théologie. La première vient de cette faculté qui donne à l’homme sa dignité première : la raison en tant que capacité de connaître, d’apprendre, de savoir. La seconde provient d’un mystère gratuit, don de Dieu, Créateur de l’univers, de l’âme humaine, don sacrificiel de Dieu incarné à la Croix. Faculté et don s’accordent dans la gratuité d’un pur amour, de Dieu Amour, où l’amour se nourrit et de l’humilité et de la miséricorde, grandit avec et par elles. Se forme ainsi un triptyque enracinant l’homme dans l’univers et désignant sa vocation : « Amour et vérité se rencontrent, justice et paix s’embrassent » (Ps 84).
Ainsi « la foi et la raison sont comme les deux ailes qui permettent à l'esprit humain de s'élever vers la contemplation de la vérité », écrit le saint pape dans son introduction. Quelques phrases viennent ensuite étayer ce préambule. Dans le fameux « connais-toi toi-même » et la découverte de Dieu, la philosophie tient une place éminente, « la philosophie, qui contribue directement à poser la question du sens de la vie et à en ébaucher la réponse ; elle apparaît donc comme l'une des tâches les plus nobles de l'humanité » (n. 3). Cela signifierait ou indiquerait que la philosophie, dans sa ‘raison d’être’, a pour fonction majeure de donner son sens à l’existence.
Alors, pourquoi dans nos rapports humains entendons-nous souvent que la philosophie ne sert à rien ? Pourquoi, quand on évoque ce mot, il rebute, s’accompagnant d’une forme de rejet spontané, de dégoût même, ou bien d’inutilité, de perte de temps, ou bien encore de domaine réservé à quelques originaux, quelques égarés ? Cela s’est propagé depuis plusieurs décennies, voire plusieurs siècles, sous l’influence du positivisme, sans doute pour une grande part, mais aussi de l’hégélianisme précédé du cartésianisme. Toutefois Descartes était apparu comme le sauveur de la philosophie face à la théologie dominante, considérant que la philosophie en était devenue l’esclave. Auparavant, au temps des universités médiévales, à la Sorbonne du XIIe siècle pour ne citer qu’elle, philosophie et théologie convoyaient ensemble : l’idéalisme platonicien avec Bonaventure par exemple, puis avec Thomas d’Aquin le réalisme aristotélicien, dont se servaient ces éminents théologiens pour enseigner à l’université naissante et fondatrice.
Parce que, dit Jean-Paul II, « on a perdu l'espérance de pouvoir recevoir de la philosophie des réponses définitives à ces questions » (n. 5). Ces questions existentielles sont liées, parce qu’elles en découlent. Elles réclament la recherche de la vérité, leur fondement et leur sommet. Aussi intervient le pape : « La philosophie, qui a la grande responsabilité de former la pensée et la culture par l'appel permanent à la recherche du vrai, doit retrouver vigoureusement sa vocation originelle. » D’où de nouveau la question du sens : L’homme aurait-il perdu le sens de la vérité, préalable et passage obligé au sens de la vie, de sa vie ?
Cela rejoint ce qu’évoquait Karol Wojtyla dans sa thèse de philosophie étudiant la relation de la personne et de l’acte : « Tout ce qui relève d’idées préconçues, de la pure exaltation de l’intelligence ou d’erreurs acceptées par manque de courage et d’humilité, tout cela dégrade la personne humaine, en particulier par les actes qu’elle pose : actes du cœur, actes de l’intelligence, actes propres au travail, ou actes propres à orienter notre existence. Ce texte fondamental Personne et acte reflète l’orientation philosophique de Karol Wojtyla et son attachement indéfectible à la personne humaine, dimension nécessaire pour comprendre la grandeur de l’homme et l’exigence profonde de sa nature. » (Viens et suis-moi, un itinéraire pour découvrir la pensée de Jean-Paul II, de l’auteur, F-X de Guibert Éditeur, p. 40)
Qui dit existence, dit exister, être ; un nom puis un verbe, dans le temps puis dans l’abstraction du temps. Ainsi toute philosophie réclame une dimension existentielle et, à son sommet, une philosophie de l’être : une métaphysique, science de l’être. Et, « c'est précisément la métaphysique qui permet de fonder le concept de la dignité de la personne en raison de sa condition spirituelle. En particulier, c'est par excellence la personne même qui atteint l'être et, par conséquent, mène une réflexion métaphysique. [...] Une pensée philosophique qui refuserait toute ouverture métaphysique serait donc radicalement inadéquate pour remplir une fonction de médiation dans l'intelligence de la Révélation. » (n. 83) Pourquoi Jean-Paul II fait-il le lien entre la métaphysique et la personne ? Parce que la recherche métaphysique, la science de l’être, mène par voie de conséquence à la personne, dans sa signification originelle et profonde, qui est le ‘comment incarné de l’être’ de l’homme. Elle éclaire sa dignité foncière. La dignité de l’homme se situe au niveau de l’être, parce que la saisie de l’être, sommet du questionnement dans l’ordre du ‘pourquoi’, conduit ensuite à l’ordre du ‘comment’ en l’homme, l’homme en tant que personne, d’où la dignité de la personne acquise par son être, son existence.
Les deux ailes, sans lesquelles l’oiseau ne pourrait voler, symbolisent l’alliance entre la foi et la raison, donc de la théologie avec la philosophie dans sa dimension existentielle, métaphysique, toutes deux dans l’unité et la convergence de leurs vocations sapientiales, ces « deux formes complémentaires de sagesse : la sagesse philosophique, qui se fonde sur la capacité de l'intellect à rechercher la vérité à l'intérieur des limites qui lui sont connaturelles, et la sagesse théologique, qui se fonde sur la Révélation et qui examine le contenu de la foi, atteignant le mystère même de Dieu. » (n. 44)
Philosophe et théologien, ‘vicaire du Christ’, chef de l’Église catholique ‘experte en humanité’, Jean-Paul II a alors la charge suprême d’annoncer l’Évangile, la présence de Dieu en l’homme et dans le monde. Aussi ajoute-t-il : « Grâce à la médiation d'une philosophie devenue une vraie sagesse, l'homme contemporain parviendra ainsi à reconnaître qu'il sera d'autant plus homme qu'il s'ouvrira davantage au Christ, en mettant sa confiance dans l'Évangile. » (n. 102) Cette petite phrase contient une double signification dont la portée est essentielle. En effet, la sagesse philosophique permet de découvrir la dignité de l’homme en tant que personne, sa dimension humaine plénière et globale, et favorisant par là-même sa dimension religieuse, l’homme en tant que créature à l’image de Dieu, par son âme créée par Dieu. Ainsi l’homme est naturellement religieux. Seule l’âme humaine est créée directement par Dieu. L’âme des êtres vivants de vie végétative (les plantes) ou de vie sensible (les animaux) est engendrée par la nature physique et non créée par l’intervention directe de Dieu Créateur.
L’importance d’une vraie philosophie, la nécessité de renouer avec une philosophie – philo sophia, amie de la sagesse – entraîne cette conviction qui animait le saint pape depuis sa jeunesse marquée par de puissantes idéologies régnantes, en particulier le marxisme qui a étreint son pays et toute l’Europe de l’Est, mais aussi le capitalisme qui enferme l’Europe de l’Ouest, tout l’Occident dans l’utilitarisme. Pour Jean-Paul II, ces cultures dénient la justice, fondement du droit inaliénable de la personne humaine. Réfutant la transcendance de l’être pour l’immanence de la pensée, sous l’influence de la dialectique hégélienne, introduite par la pensée cartésienne et prolongée dans la dialectique marxiste, toutes deux envahies par le positivisme. Leur succède aujourd’hui le relativisme, entraînant l’homme à l’agnosticisme, puis à l’athéisme. Cette alliance vitale, sur laquelle saint Jean-Paul II insiste avec vigueur dans la relation entre la foi et la raison, est devenue une nécessité doublée d’une richesse pour la foi : « Le lien intime entre la sagesse théologique et le savoir philosophique est une des richesses les plus originales de la tradition chrétienne pour l'approfondissement de la vérité révélée. » (n. 105)
Cela signifierait-il que cette alliance du couple foi-raison s’impose nécessairement pour que tout homme ait la foi, une foi vraie, et que simultanément la philosophie cherche la vérité, se gardant des idéologies ? D’où, l’absence d’une vraie philosophie engendre à coup sûr l’absence de foi, sa réduction ou sa perte. En un mot, la recherche de la vérité, qu’elle soit philosophique et théologique, s’impose à tout homme pour recevoir la Vérité révélée, mais aussi à l’Église elle-même, son témoin et vecteur enseignant. De même, elle s’impose à tout homme pour lui permettre de découvrir le fondement de sa personne. (à paraître, L’alliance foi et raison secret de lumière et d’amour, de l’auteur, préface de Mgr André Léonard, archevêque émérite de Malines-Bruxelles).
Jean d'Alançon
18/04/2021 06:00