Article rédigé par Jean d'Alançon, le 09 mars 2021
Source [Jean d'Alançon] Auparavant, l’obéissance dominait l'éducation, sous l’empreinte de l'influence stoïcienne. La personne se formait dans l'obéissance, disposition préalable à l’éducation, ce que le freudisme a un jour fait tomber. Mais pourquoi faut-il obéir ? Nos premiers parents, Adam et Ève, l’avaient compris à leurs dépends, et aux nôtres. Jusqu’à il y a quelques décennies, l’éducation humaine et chrétienne était fondée sur l’obéissance. Jésus ne s’est-il pas offert à la croix dans l'obéissance totale de lui-même ? Aussi la question de l’obéissance reste fortement marquée de christianisme, d’où une forme de rejet quand le chrétien oublie qu’il est un homme avant d’être chrétien. Le Christ est éternellement Dieu. À l’inverse du chrétien, il ‘était’ et ‘est’ Dieu avant de devenir homme pour un temps, celui de son incarnation. La confusion entre la foi et la raison, entre Dieu et l’homme, conduit au fidéisme et au rationalisme. En l’homme, la nature ne précède-t-elle pas la grâce ? et la grâce supprime-t-elle la nature ? La nature reçoit la grâce, à l’image de la matière, réception de la forme et fondement de la réalité qu’est l’homme, comme de toute réalité physique.
Qu’est-ce que l’obéissance ? Est-elle une vertu ? Les vertus chrétiennes sont théologales à la différence des vertus humaines. Deux événements majeurs ont fait irruption, chacun à sa manière, pour remettre en question le principe-même de l’obéissance, car elle a toujours été considérée comme un principe formel d’éducation, ce qui est vrai et bon d’ailleurs, mais en comprenant bien ce que cela signifie. L’obéissance fondait pour la plupart toute l’éducation, de la prime enfance à l’adolescence jusqu’en mai 68. Pour des générations, un risque évident apparaissait avec la confusion entre la formation et le formalisme, et par conséquent, l’obéissance formait-elle ou formalisait-elle ? De fait, dans toute réalité quelle qu’elle soit, la forme implique une fin, ce pourquoi elle existe. La forme manifeste l’apparence de l’exister et la fin sa raison d’être, le ‘pourquoi’ réclamant le ‘en vue de quoi’.
La formation sous-tend l’éducation, tandis que le formalisation, au risque du formatage, relève plutôt du dressage. On forme un homme, une personne, mais on dresse un animal. L’amour n’est pas l’affection ou le sentiment. De même l’intelligence n’est pas l’entendement, puisque la vérité est relative à l’être, non à sa perception, donc à la pensée. La différence entre formation et formalisation réside dans la présence ou l’absence de détermination spirituelle. Cependant la détermination n’est pas la vie, mais l’exister entraînant la vie, donnant à la vie sa raison d’être. L’animal dispose de déterminations naturelles, inscrites dans sa nature de vivant participant à l’harmonie de l’univers physique, tandis que la nature de l’homme dépasse cette harmonie grâce à son âme spirituelle créée directement par Dieu. Mais l’homme fut désigné comme un animal raisonnable, doté par nature d’une part de lui-même présente chez l’animal, et d’une part absente, la raison venant de l’esprit, préalable à la vie spirituelle.
L’alliance de l’intelligence et de la volonté concourt à la vie de l’esprit humain, ordonnée en vue d’une fin : en vue de quoi telle chose existe, cela pour l’intelligence et la volonté dans le cas présent, finalité de la vie spirituelle. Seul l’ordre de la finalité peut conduire à une harmonie dans l‘ordre de la nature et au sens de l’existence dans l’ordre spirituel chez l’homme, d’où l’homme en tant que personne. C’est là qu’apparaît la notion de personne, par la découverte de la finalité qui permet d’entrer dans le contenu de ce qualificatif. La question de la finalité étant diverse, puisque les activités humaines le sont, celle de la personne l’est par conséquent, mais selon un ordre : de la vie végétative à la vie sensible et à la vie spirituelle, de l’ordre génétique à l’ordre de perfection, ces deux ordres étant constitutifs de la vie de l’intelligence. Leur distinction est essentielle, préalable pour entrer dans toute l’histoire de la philosophie, avec la confusion de l’être et de la vie.
L’ordre génétique et l’ordre de perfection interagissent selon leurs ordres respectifs. Dans l’ordre génétique, la nature engendre par un être capable de transmettre la vie. « Ainsi, l'homme fait est antérieur à l'enfant ; l'homme est antérieur au germe d'où il vient ; car l'un a la forme, que l'autre n'a pas encore », écrit Aristote dans la Métaphysique (Livre T). Ces deux ordres spécifient la vie de l’intelligence. L’ordre génétique est celui de la vie, de sa croissance vitale, de la naissance au terme. Le terme ‘génétique’ n’est pas un qualificatif de la biologie, mais il vient du grec génèsis qui signifie ‘devenir’, d’où génétique, ‘qui devient’. L’ordre du devenir appartient au temps, l'enfance précédant l'âge adulte. L’imparfait est ainsi ordonné au parfait : l'œuf est premier par rapport à la poule, dans la fameuse question. L'ordre de perfection prend le chemin inverse. L'imparfait procède du parfait. C'est à partir de l’homme adulte qu’est compris l’enfant, lui-même en capacité d'être adulte, de même le malade en capacité par nature de bonne santé. L’ordre de perfection peut être dit ‘ordre de nature’. Le parfait éclaire l’imparfait et lui donne sa spécification, sa nature plénière : la poule est première par rapport à l'œuf. Sans poule, pas d’œuf ; de même, sans œuf pas de poule, mais l’ordre de perfection précède l’ordre génétique dans l’ordre de l’existence. C’est cela qu’il est bon de retenir. L'imperfection a son origine dans la perfection, pour tendre par nature vers elle et s’accomplir en elle.
Ainsi, quand l’homme tend vers sa fin, dans la diversité ordonnée des finalités, il devient progressivement, par progrès, une personne, sinon il reste un individu, l’un parmi d’autres. Apparaît la relation entre la qualité et la quantité, la science demeurant toujours dans la quantité. N’est-ce donc pas la qualité qui spécifie la personne, et plus précisément la qualité ordonnée à la finalité ? Il est donc nécessaire de faire la distinction entre la nature humaine et la personne humaine, après celle entre l’ordre génétique et l’ordre de perfection. La nature désigne un premier, un principe selon la forme dans l’ordre de la vie, du ‘pourquoi’ de la vie. La personne manifeste l’individuation de l’être humain dans la vie, de l’être vivant de vie humaine, dans l’ordre du ‘comment’ de l’être (cf. mon article : L’homme entre nature et personne). Ces distinctions - devenir et perfection, homme et personne - exigent une précision dont la conséquence est majeure : les capacités spirituelles étant inscrites dans la nature humaine, l’homme doit être respecté comme personne de par sa nature originelle, de la conception à la mort naturelle, au-delà de tout donné quantifié ou scientifique, de toute pensée ou opinion.
L’esprit est intelligence et volonté : l’amour est volonté (βούλησις, boúlêsis en grec, voluntas en latin), qui n’est pas volontarisme, efficacité, mais attraction, désir, disposition du cœur. Dans la perspective chrétienne, le Christ est la cause exemplaire de l’amour, modèle d’obéissance que tout chrétien reçoit lors de son baptême et auquel il cherche à ressembler, par amour en premier. Par conséquent, l’obéissance s’inscrit dans l’amour, comme l’acte vertueux par excellence ordonnée à une finalité transcendante : ressembler au Christ, à l’école de l’alter Christus désignant saint François d’Assise, mais aussi de saint Dominique, saint Thomas d’Aquin ou saint Benoît pour ne citer qu’eux. L’homme, et l’enfant dans sa croissance, adopte la vertu évangélique d’obéissance pour se conformer à sa nature humaine, spirituelle, créée par Dieu à son image et à sa ressemblance. C’est dans la tradition judéo-chrétienne, dont est issu l’Occident, que l’obéissance chrétienne prend sa signification profonde, originelle.
Née de l’amour divin, la foi réclame l’intelligence, car toute connaissance provient de l’intelligence. C’est ainsi qu’on peut dire que l’intelligence de la foi, l’intellectus fidei, réclame la philosophie, la connaissance de l’homme qui doit éclairer le chrétien et, par conséquent, le théologien. Avant d’être chrétien, avant de recevoir le baptême, l’enfant, le nouveau-né est un homme. Il n’est pas encore une personne, mais il est une personne en devenir, ce devenir éclairé par l’ordre de perfection inscrit dans la nature humaine par Dieu créateur de l’âme spirituelle. Le baptême étant parfois administré à des catéchumènes adultes, la surnature s’inscrit dans la nature et la perfectionne. Telle est la signification de la grâce qui, n’écartant pas la nature, la perfectionne en la transformant sous l’action de l’Esprit-Saint. Ainsi l’éducation chrétienne s’inscrit dans la nature humaine pour la perfectionner, donc dans l’éducation humaine, le chrétien accomplissant l’homme. À l’inverse, le chrétien tombe dans le fidéisme condamné par le Magistère de l’Église. D’où cette tentation peut-elle provenir ?
Dans l’histoire de la philosophie, le stoïcisme relativise l’amour face à l’intelligence. Mais l’intelligence stoïcienne à la différence de la platonicienne et de l’aristotélicienne se donne dans l’universalisme moral avec l’acquisition des vertus. L’ordre de justice s’impose alors en faisant abstraction de l’amour. Le père, ou la mère, prend l’habit du gendarme dans l’éducation où règne l’obéissance, préalable à l’acquisition des vertus. Cette démarche a conduit au jansénisme du XVIIe siècle, l’autorité reposant sur l’obéissance morale, moralisant par conséquent l’autorité et la réduisant à une autorité de justice. Est-ce une forme de laïcisation de l’éthique chrétienne ? Certainement, pour une part, en moralisant la finalité, en la formalisant. La cause exemplaire se substitue à la cause finale. Le Christ n’est-il pas mort sur la croix dans l’obéissance parfaite au Père ? Du stoïcisme, l’éducation glisse dans le néoplatonisme, relativisant l’être dans le tout unifié moralisé, où la personne disparaît comme telle pour l’homme obéissant et vertueux. Le point de vue moral absorbe ainsi la finalité. L’éthique humaine, et chrétienne, est réduite à une morale humaine, et chrétienne. D’où la personne, dans sa signification spirituelle et existentielle, disparaît. C’est ainsi que le principe devient quelque chose de purement formel, perdant sa spécificité originelle, donc réelle, son fondement de causalité première (princeps, premier).
Cette perspective, répandue il y a un demi-siècle, a basculé dans son contraire avec les idéologies issues de mai 68. Elle reposait sur une abstraction de l’éthique, fondement de la norme morale, relativisant la réalité, donc la personne en tant que telle. Ainsi l’obéissance, comme l’autorité, l’une envers l’autre, se sont formalisées, réduisant la dimension spirituelle de l’homme, comme bien entendu de l’enfant en croissance, et ne favorisant plus l’éclosion de la personne. Après mai 68, l’autorité fut emportée avec le rejet de l’obéissance formelle. N’est-ce pas ce qui fut pour beaucoup, et demeure encore en dualité, voire en conflit avec son inverse aujourd’hui, tous deux qualifiés de conservatisme et de progressisme, dans l’éducation des enfants, dans la vie familiale, comme dans la vie religieuse ? Et la victime quelle est-elle ? L’homme en tant que personne dans sa réalité existentielle et, bien entendu, l’enfant en devenir d’une personne.
Sans tomber dans la norme morale, intrinsèquement liée à la réduction de la finalité à la forme, l’éducation réclame l’acquisition des vertus humaines, auxquelles Aristote consacre une grande partie de son Éthique à Nicomaque. De même, l’éducation chrétienne appelle les vertus théologales de foi, d’espérance et de charité. Ces deux ordres se complètent selon leur ordre propre, l’homme précédant le chrétien, puisque la surnature est reçue dans la nature. À la création du monde, Dieu fit l’homme à son image. Et beaucoup plus tard, il y a seulement deux mille ans, le Christ, Dieu incarné, Dieu Trinité, est venu partager la vie de l’humanité pour la sauver. Tel est le sens eschatologique de la personne, par l’offrande du Christ à l’homme, à la personne humaine en vue de la personne chrétienne, sa sanctification.
Où se situe l’obéissance dans ces deux ordres ? L’enfant peut obéir, mais n’acquiert pas l’obéissance de lui-même, comme il ne peut pas se diriger de lui-même. Il doit en acquérir progressivement la capacité, celle de l’obéissance comme celle de la maturité intellectuelle ou affective. En premier lieu, l’obéissance se forme donc dans un milieu éducatif par l’autorité familiale. Elle n’est pas une obéissance d’amour, car l’amour de l’enfant est d’ordre instinctif. Le risque de l’éducateur chrétien est de tomber dans l’ontologisme : parce que le Fils de Dieu a obéi, l’enfant doit obéir. L’obéissance de l’enfant n'est pas une obéissance parfaite à l’image de celle du Christ, qui relève de l'offrande par amour oblatif. Le risque est de tomber dans l'ontologisme, la confusion entre l’intentionnalité et le réel dans le mouvement de la pensée. À son sommet, l'intelligibilité n’est pas la réalité. Dieu n’est pas la pensée de Dieu, la pensée de l’homme envers Dieu qui la dépasse infiniment, même si parfois quelques saints s’en approchent dans leur contemplation. La pensée peut aller à l’infini. Mais Dieu n’est pas l’infini, car l’infini appartient à l’être mathématique qui n’est pas l’être réel. Dieu est réel, l’Être premier, cause première de toute réalité. Les ‘Idées innées’ de Descartes ont tenté de se substituer à la réalité, et la pensée absolue de Hegel a atteint un sommet dans l’immanence.
L’obéissance réclame la personne dans son autonomie existentielle, qui n’entre pas dans la relation indépendance et dépendance. L’indépendance est la forme repliée sur elle-même de l’autonomie, à laquelle Freud s’est attaché. L’éducation à l’autonomie passe par la découverte de la personne, accompagnée de l’acquisition des vertus humaines. La première d’entre elles est la prudence, intermédiaire entre la finalité et les moyens à prendre pour l’atteindre. En effet, nombres d’accidents de la route ou de la vie proviennent d’un manque de prudence, et la vertu de prudence s’acquiert dès l’enfance. La prudence est associée à l’obéissance, car elle lui donne son sens, son réalisme, car elle donne à l’autorité son réalisme foncier. Mais toute expérience n’est pas bonne à faire. L’acquisition progressive de la sagesse – sagesse humaine, sagesse chrétienne - concourt au discernement en vue de l’autonomie qui rend l’homme pleinement responsable de lui-même et envers les autres. Ainsi l’autonomie se construit-elle dans la relation de l’autorité à l’obéissance, fondée sur le sens de la personne, sur l’amour et la responsabilité, toutes deux à la lumière de la finalité.
L’obéissance n’est donc pas une peine, un mal en soi, un entraînement moral formel, mais un bien, une joie libre en vue d’un progrès humain tant pratique que spirituel. Elle n’est donc pas un but en soi, où l’autorité réclame le pouvoir et s’y enferme, mais le fruit d’une relation d’amour entre deux personnes pour leur bien réciproque, le bien personnel de chacun, de l’un comme de l’autre, tourné vers le bien commun. La vie n’est alors pas réduite à un pouvoir spirituel ou à son rejet, mais à l’alliance de la raison avec la foi, secret de lumière et d’amour (L’alliance foi et raison, secret de lumière et d’amour, de l’auteur, à paraître).
Jean d'Alançon